François Leperlier, Destination de la poésie

Face à l’océan

Depuis le rivage, François Leperlier contemple le vieil océan. Il est à la fois plongé dans ses pensées et immergé dans le grondement ininterrompu des vagues. Que recouvre ce bruit de fond ? Comment démêler les sonorités issues de ce sourd fracas ? Quelle peut bien être la partition de cette multitude de « petites perceptions » (Leibniz) ? Si l’on admet que le vieil océan représente la poésie immémoriale et actuelle, on peut penser que Leperlier a eu fort à faire quand il a voulu entendre, au cœur de l’épais brouhaha de la mer, les sensations les plus imperceptibles, le filet de voix, le murmure de la poésie. Il s’y est pourtant employé en indiquant, à travers la chambre d’écho d’une succession de vagues, à quels poèmes il avait été sensible et pourquoi tels autres relevaient du psittacisme.

La vague de l’enfance. Les poètes du XIXe siècle, Vigny en particulier, ont charmé l’enfant. Des vers de Lamartine sont cités en premier : « Le soir ramène le silence. / Assis sur ces rochers déserts, / Je suis dans le vague des airs / Le char de la nuit qui s’avance. » Ce n’est pas à l’école, mais en fouillant dans la bibliothèque du grand-père paternel puis dans celle encore plus érudite des grands-parents maternels que François a éprouvé l’émotion indéfinie et parfois mélancolique de la poésie. Parmi les achats marquants de l’adolescent figure Plupart du temps de Pierre Reverdy.

La vague de la définition. La poésie est allergique à la clôture ; elle échappe au moule de la définition. Le certain est qu’elle est substantielle et ressentie – et non accidentelle et pensée. Elle ne peut ni être mise à distance et théorisée, ni être aplatie et réduite à un mode de fabrication.

La vague philosophique. À beaucoup d’égards, poésie et philosophie, bien que distinctes, font bon ménage. Pas un grand poème, déclare Leperlier, qui ne soit essentiellement et involontairement philosophique.

La vague ascensionnelle. La poésie est la meilleure table d’orientation. Elle n’en finit pas de nous élever quand elle nous entraîne au fond des cañons ou sur ses montagnes russes.

La vague des images. Le propos de l’auteur de Destination de la poésie se fait encore plus pressant. Le poète est un voyant. Ses images sont fulgurantes et rares. Ne surtout pas croire que les poèmes pullulent comme les poux dans une chevelure. La poésie se moque du clonage.

La vague des Maisons de la poésie. En France, à partir des années 1980, coup d’accélérateur, la poésie est reconnue par les corps constitués ; les poètes ne sont pas lus mais cocoonées et subventionnés ; on tresse des lauriers, dans le jargon le plus insipide, aux semi-professionnels de la poésie. Leperlier relève les formules déclamatoires, hilarantes, emberlificotées de ce nouvel art pompier ou de cette thérapie de choc de la « poésie faite par tous ». Ici, nombre de poètes connus ou autoproclamés se sentiront diablement visés.

La vague anthologique. De l’examen des anthologies poétiques des dernières décennies, il ressort que le choix n’est pas si drastique. On a misé sur cent poètes, il y en aurait une dizaine. On a élu une trentaine, ils se compteraient sur les doigts d’une main. Leperlier ne cache pas ses préférences, depuis la plus haute antiquité jusqu’aux contemporains.

La vague critique. La critique de la poésie appartient à la poésie (Aristophane, Swift, Ducasse, Vaché, Gombrowicz).

La vague anthropologique. La poésie ne relève ni du sérieux ni de l’amusement. Elle est une composante même de l’espèce humaine. Dans l’appareil de notes, disposé en fin d’ouvrage, on découvre toute une bibliothèque anthropologique qui nourrit dans sa serre le rayon Poésie. Décidément, la poésie n’est ni une discipline, ni une spécialité.

En 1799, dans La Destination de l’homme, Fichte nous livre les émois et les lueurs propres à son idéalisme subjectif qui va du doute à la croyance en passant par la science. En 2019, Leperlier s’interroge à son tour sur une destination équivalente, celle de la poésie. En méditant sur lui-même et sur la poésie, il témoigne que l’image est un acte : « la destination de la poésie ne décrit pas une trajectoire, elle relance une volonté d’être ». Fruit d’une grande patience, écrit avec grâce et intelligence, Destination de la poésie est un livre moteur et majeur qui arrivera à bon port.

Georges Sebbag

Références

François Leperlier, Destination de la poésie, éditions Lurlure, 2019, 192 p.

Commentaires

  1. Bonjour,

    Je suis un ancien collégien du lycée Geoffroy Saint-Hilaire d’Etampes. J’ai eu pour professeur de philosophie Monique Sebbag, j’en ai gardé depuis un texte d’une grande fraicheur, Le Membre Fantôme. C’est troublant de constater d’avoir été marqué par ce texte à présent introuvable.

    Par Bertrand THIERRY des EPESSES

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