Protestation

La Mairie de Paris après avoir attribué le nom de Claude Cahun à une contre-allée du boulevard Raspail, vient de décider d’y associer sa compagne, non pas sous son nom, Suzanne Malherbe, mais sous un nom d’emprunt, « Marcel Moore ».

Il faut savoir que les noms de « Marcel Moore », de « Suzanne Moore », bientôt supplantés, tout simplement, par celui de « Moore » ont été utilisés par Suzanne Malherbe, exclusivement, pour ses travaux graphiques (couvertures de journaux, portraits, décors de théâtre, illustrations de livres) entre 1913 et 1930 (elle cesse alors de dessiner). Rappelons qu’elle meurt en 1972.

Ces noms ne constituent pas, sinon dans l’acception la plus restreinte, des pseudonymes qui, à l’instar de « Claude Cahun » (pour Lucy Schwob), témoigneraient d’un geste d’appropriation, d’un choix d’identité. Ce sont des signatures, significatives, mais d’opportunité. L’adoption ponctuelle d’un « Marcel Moore » participait aussi d’un usage, encore courant au début du XXe siècle, parmi les femmes artistes qui trouvaient plus expédient d’opter pour un nom d’homme, afin de faciliter la publication et la diffusion de leurs travaux.

En dehors de ces occurrences, Suzanne Malherbe ne s’est jamais fait appeler autrement que sous son nom de naissance, dans la vie sociale et relationnelle. L’ensemble des déclarations publiques ou privées que nous connaissons d’elle, les documents écrits de sa main, les tracts collectifs, la totalité de la correspondance croisée, sont toujours au nom de Suzanne Malherbe. C’est naturellement sous celui-ci qu’elle est aimée de Claude Cahun, qu’elle est connue dans le milieu politique et littéraire, par ses amis surréalistes, ainsi que par ses persécuteurs durant la Résistance dans l’île de Jersey, et par ses compagnons de détention.

Associer le nom de Claude Cahun, revendiqué par Lucy Schwob (issue de la branche des Cahun par sa grand-mère paternelle) comme son « véritable nom », et celui de Marcel Moore qui n’a eu qu’une existence ponctuelle et limitée dans le temps comme dans l’usage, revient à forcer une symétrie qui n’a jamais existé.

Or, l’on voit bien l’enjeu. Il s’agit d’accréditer l’idée d’un « couple d’artistes », dans sa version indifférenciée, d’une combinaison de deux en un, à la manière de « Gilbert & George » ou « Éva et Adèle », au mépris de l’affirmation, pourtant éclatante, des singularités, des démarches personnelles et, plus encore, de la simple réalité des faits.

Depuis quelques années, sous l’impulsion d’une bonne partie de la critique anglo-saxonne, relayée par quelques conservateurs de musée et quelques commissaires-priseurs, tend à s’installer une sorte de brouillage quasi décrété, de confusion quasi orchestrée, autour de l’attribution des œuvres de Claude Cahun. On pourrait ajouter aussi un certain « désarroi » où viennent se confronter la bonne foi et l’ignorance phénoménale, la bien-pensance et la déconstruction, les partis pris idéologiques et passionnels. Trente ans après « l’invention » de Claude Cahun, après le nombre incalculable d’études qui lui furent consacrées de par le monde, on en est à compter ceux qui témoignent d’une connaissance étendue et approfondie de ses écrits et de sa biographie !

Certes, il n’est encore venu à personne, mais sait-on jamais, de faire endosser à Claude Cahun les dessins de Suzanne Malherbe, ou à cette dernière les écrits de sa compagne. Ce sont essentiellement les photographies de Claude Cahun qui font les frais de l’amalgame. Voilà que celles-ci seraient, sinon l’œuvre de Suzanne Malherbe (Marcel Moore) – quoique certains vont jusqu’à le soutenir – mais une œuvre à deux têtes ou  à « quatre mains » selon l’astucieuse formule consacrée.

Rappelons, une fois de plus, les éléments d’appréciation. Claude Cahun s’est toujours attachée, quand il le fallait, à revendiquer formellement et personnellement ses créations photographiques, comme l’attestent, notamment : 1) la publication, sous sa signature, d’un autoportrait – Frontière humaine – dans la revue Bifur (1930) et d’une photographie de groupe dans le London bulletin (1938) ; 2) l’édition du livre de Lise Deharme, Le Cœur de Pic, avec cette mention «  illustré de vingt photographies par Claude Cahun » (José Corti, 1937) ; 3) la référence, dans le catalogue de « l’Exposition surréaliste d’objets » à deux pièces de « Claude Cahun : Un air de famille ; Souris valseuses » (Charles Ratton, 1936) ; 4) La signature manuscrite de Claude Cahun, parfois associée à une légende et à une date, au dos d’une cinquantaine d’épreuves photographiques (autoportraits, portraits, mises en scène d’objets) ; 5) Les allusions à son travail photographique, notamment dans les lettres qu’elle adresse à André Breton, Léo Malet, Charles-Henri Barbier, Jean Schuster ; 6) les témoignages catégoriques de ses proches (Lucien Grimaud, Néoclès Coutouzis, Gaston Ferdière, David Gascoyne, etc.).

Il n’a été retrouvé aucune photographie signée des deux noms, aucune photographie signée de Suzanne Malherbe, de Marcel ou de Moore, –  à la seule exception de la première planche du livre de Claude Cahun, Aveux non avenus, qui prend, de ce fait, un caractère particulier, bien souligné, et pesé, dans la formule qui figure en page de titre : « illustré d’héliogravures composées par Moore d’après les projets de l’auteur ». Il suffit de connaître un peu l’œuvre graphique de Suzanne Malherbe pour juger que rien ne la conduisait spontanément aux photomontages surréalistes d’Aveux non avenus, en effet inspirés par Claude Cahun.

Sans épargner les «mises-en-scènes photographiques », pourtant, indubitablement, réalisées par Claude Cahun et  publiés sous son nom, le débat, puis la déconstruction des attributions se sont focalisés sur le statut des autoportraits. Sous la triple injonction du principe de précaution, de l’égalité des tâches et de l’incompétence manifeste, on voit se développer, lors d’expositions, dans certains catalogues et même parmi les études universitaires, l’habitude proprement insensée de recourir à la parenthèse et d’écrire : (auto)portrait,  tout en mentionnant au-dessous : « Claude Cahun et Marcel Moore » !

Autant qu’on en peut juger, Claude Cahun n’a pas, ou exceptionnellement, utilisé de déclencheur souple ou de retardateur. Un tiers devait assurer la prise de vue. Ce fut, la plupart du temps, Suzanne Malherbe. Celle-ci, largement impliquée, n’a jamais rien revendiqué, si tant est que l’idée ait pu la traverser. Il y eut aussi un autre opérateur, un parent par alliance, bon praticien de la photographie, Lucien Grimaud. Celui-ci fut, à cet égard, formel : non seulement Claude Cahun était à l’initiative des séances de pose, des performances, mais elle contrôlait la mise en œuvre de bout en bout. Il y eut probablement d’autres opérateurs occasionnels, à la fin des années 1920. Ainsi peut-elle parler, dans une lettre à Jean Schuster  de deux autoportraits comme de la « réalisation d’un de ses rêves » (1953). Les images de référence témoignent d’un climat mental, d’un univers imaginaire et spéculatif où la mise en scène de soi, le rapport au masque et au miroir, le travestissement, la transmutation identitaire, la subversion des genres, sont omniprésents. Ce sont à la fois des concepts électifs, des métaphores obsessionnelles et des procédés formels qui témoignent, chez Claude Cahun, de la profonde continuité d’une inspiration, et qu’on retrouve partout dans ses écrits autobiographiques, dans sa correspondance et dans l’ensemble de ses travaux plastiques.

Ce n’est nullement minorer le rôle essentiel, vital, de Suzanne Malherbe auprès de sa compagne, et personne ne saurait le lui disputer, que de s’efforcer de le comprendre, de le situer, en fonction de ce que nous savons, et nous en savons beaucoup. Suzanne Malherbe, dessinatrice, illustratrice, éminemment douée, à une époque de grand épanouissement des arts graphiques, fut une collaboratrice incomparable parce qu’elle fut une interlocutrice sans égal, et l’amour d’une vie. D’une lucidité particulièrement aiguisée, indifférente à toute forme d’ambition sociale, qu’elle soit artistique ou professionnelle, elle s’est attachée à soutenir la démarche de son amie, y apportant ses suggestions et son savoir-faire, quitte à se détourner progressivement, et définitivement de son œuvre personnelle. Les quelques instantanés photographiques qu’elle a réalisés, après la mort de Claude Cahun sont non seulement sans commune mesure avec les images qui furent obtenues du vivant de celle-ci, mais de l’avis des mieux avertis, sans exigence formelle ou proprement esthétique.

Le fait de rendre un hommage à ces deux personnalités exceptionnelles est légitime. À condition de respecter ce qu’elles ont voulu pour elles-mêmes. Aussi, le Conseil de Paris n’a nulle autorité pour statuer sur le nom des personnes, pour décider, par exemple, que Suzanne Malherbe devait désormais être dépossédée du sien et supplantée dans la mémoire collective par un Marcel Moore de circonstance. Il y a là quelque chose de véritablement inconvenant pour la mémoire collective et pour celle de Suzanne Malherbe.

À ces motifs, il convient d’en ajouter un autre, qui générera une nouvelle confusion. À l’usage, sous la désignation d’une « Allée Claude Cahun-Marcel Moore », ce sont deux noms d’hommes qui finiront par s’imposer. Est-ce cela qu’on souhaite ? Veut-on nous mystifier ?

Tout laisse à penser que le Conseil de Paris n’a pas disposé de tous les éléments utiles pour se déterminer, et que l’amendement concernant « Marcel Moore » a été précipité. La moindre des choses serait qu’il s’en saisisse de nouveau et rende son nom à Suzanne Malherbe.

28 janvier 2019

François Leperlier (biographe de Claude Cahun), Françoise Py (historienne de l’art), Georges Sebbag (historien du surréalisme), Patrice Allain (Maître de conférences, Université de Nantes), Carole Aurouet (Maître de conférences, Université Paris-Est Marne-la-Vallée), Henri Béhar (professeur émérite à la Sorbonne nouvelle), Jean-Michel Devésa (professeur des universités, écrivain), Émilie Frémond (Maître de conférences, Université Sorbonne nouvelle), Joël Gayraud (écrivain, traducteur), Steven Harris (historien de l’art, professeur associé, Université de l’Alberta), Marc Jimenez (philosophe, essayiste), Agnès Lhermitte (professeur agrégée de lettres), Atsuko Nagaï (historienne du surréalisme, professeur, Université Sophia, Tokyo), Luce et Adrien Ostier-Barbier (dépositaires du fonds Suzanne Malherbe/Charles-Henri Barbier), José-Miguel Pérez Corrales (professeur, Université de La Laguna ; directeur du site Surrealismo Internacional), Jean-François Rabain (pédopsychiatre, psychanalyste), Dominique Rabourdin (réalisateur de cinéma), Monique Sebbag (professeur agrégée de philosophie), Masao Suzuki (professeur de littérature française, Université Waseda, Tokyo).