Une surréaliste excentrique

François Leperlier, Claude Cahun, L’écart et la métamorphose, Jean-Michel Place éd., 160 ill., 314 p., 235 F.

Née à Nantes en 1894, Lucy Schwob, nièce de Marcel Schwob, adopte vite le pseudonyme de Claude Cahun. Son père s’étant remarié, elle se lie d’amitié puis d’amour avec Suzanne Malherbe, sa nouvelle sœur. Jusqu’à la fin de sa vie, elle formera avec Suzanne un couple modèle et anticonformiste, homosexuel mais n’écartant pas la bisexualité, artiste et lettré, fortuné et révolutionnaire, attiré par divers groupes d’avant-garde et replié sur lui-même.

En 1930, Claude Cahun édite son autobiographie, Aveux non avenus, marquant son goût narcissique pour le port des masques et le jeu des miroirs, instruisant un individualisme aristocratique à travers une série d’autoportraits. En 1934, alors qu’elle a rencontré André Breton et adhéré à l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, elle publie chez José Corti, lui-même dépositaire des Éditions Surréalistes, Les Paris sont ouverts, qui prolonge la réflexion de Misère de la poésie, où Breton tançait la poésie de circonstance tout en condamnant les poursuites engagées contre Front Rouge d’Aragon. Claude Cahun, pour qui l’action de la poésie n’est jamais directe mais indirecte, ne manque pas de polémiquer avec Aragon et de critiquer le parti communiste.

Jusqu’à présent le nom de Claude Cahun ne disait presque rien ; il évoquait vaguement un figurant ou une actrice de troisième rang, ayant fréquenté un moment les surréalistes. Grâce à François Leperlier, on découvre une personnalité énergique et secrète, doublée d’une photographe exceptionnelle. Sans exagérer, l’histoire du surréalisme en est presque ébranlée. L’attachement à la poétique surréaliste et l’affection pour Breton d’une femme de la trempe de Claude Cahun, comparable d’ailleurs à Suzanne Muzard et Jacqueline Lamba qui ne dissimulaient pas leur caractère impossible, démontrent, à l’encontre de récentes assertions assenées par des féministes, que le surréalisme n’a rien d’une machine de guerre chargée de broyer ou de rapetisser les femmes.

Narcissique et excentrique, comédienne et héroïque, Claude Cahun, année après année, a posé pour elle-même, nue ou tondue, travestie ou masquée et nous a légué des dizaines d’autoportraits photographiques qui feraient pâlir d’envie le punk le plus exhibitionniste. Elle a aussi saisi le port de tête ou la silhouette de Robert Desnos, André Breton, Henri Michaux, Sylvia Beach. En 1939, elle a réalisé un portrait rayonnant et aquatique de Jacqueline Lamba, cadrée derrière une vitre, yeux clos et seins nus, réapparition provocante de l’Ondine de L’Amour fou.

Dans la biographie tournoyante de Claude Cahun, on rencontre Nadja, de son vrai nom Béatrice Wanger, danseuse américaine aux seins nus, qui se produisait sur la scène du Théâtre ésotérique. La strip-teaseuse théosophe était assez connue pour que l’héroïne de Breton, « l’âme errante », lui subtilise son nom. Après l’invasion allemande, comme elle retourne en Amérique, Béatrice Wanger est chargée de remettre un message de Claude Cahun à André Breton. Pour notre part, nous émettrons l’hypothèse que la première entrevue de la danseuse Nadja et de Breton ne date pas de 1943, comme le précise Leperlier, mais de la fin des années vingt.

Le mérite de François Leperlier est immense. Dans un style ample et coulé, arborescent et rigoureux, il a su dépeindre les contextes (origines symbolistes, fréquentations théâtrales, groupes marginaux et révolutionnaires, fondation de Contre-Attaque), définir les concepts (féminité indéfinie, mise en scène de soi, beauté monstrueuse, « manie de l’exception », altérité appropriée), révéler les imaginaires relatifs aux durées biographiques, écrites ou photographiques de Claude Cahun.

L’ultime chapitre est poignant. Installées dans l’île de Jersey, Lucy Schwob, juive de naissance, et Suzanne Malherbe, narguent l’occupant nazi de 1940 à 1944. Elles parsèment l’île de tracts et papillons en langue allemande, confectionnés avec grand soin par le « Soldat sans nom » combattant cette « Guerre sans fin ». Ce jeu de cache-cache avec l’ennemi, volontaire et suicidaire, s’achève par leur arrestation puis leur condamnation à mort le 16 novembre 1944. Mais la sentence ne sera pas exécutée, à cause de la défaite allemande.

Ce beau livre qui propose cent soixante photographies et documents, pour la plupart inédits, est admirablement mis en page par Jean-Michel Place et Michel Mousseau. Il témoigne de ce qu’il faut bien appeler un renouveau dans la perception du surréalisme, soutenu par un éditeur talentueux et persévérant. En sortant de l’ombre Claude Cahun, François Leperlier, poète et phénoménologue attentif aux variations d’une figure exceptionnelle, nous confirme que l’heure est aux individualités qui ne se laissent pas séduire par la tyrannie des poncifs médiatisés et des communautés universelles ou marginales.

Georges Sebbag

Références

« Une surréaliste excentrique », La Quinzaine littéraire, n° 616, 16 au 31 janvier 1993.