Futur futuriste, présent dada et temps sans fil surréaliste (dernière version)

Revue Ligeia

« Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ? », demandait malicieusement Arthur Cravan visitant André Gide, qui regarda sa montre. Supposons qu’à notre tour nous posions la même question aux surréalistes, que répondraient-ils ? Pour ce qui est du passé, Robert Desnos prétendrait avoir rencontré Robespierre, Lautréamont et d’autres encore. Pour l’avenir, Antonin Artaud dirait s’en remettre entièrement à sa voyante. Concernant le présent, André Breton ferait état d’un hasard objectif noté le jour même. Et si Louis Aragon avait à désigner une œuvre surréaliste traitant du temps, il citerait sans hésitation Le Trésor des jésuites.

Le Temps et l’Éternité
Le Trésor des jésuites, fruit de la collaboration de Louis Aragon et d’André Breton est une sorte de revue de fin d’année tenant à la fois du feuilleton, du music-hall, du théâtre et du cinéma. Du feuilleton, car c’est une histoire époustouflante fertile en rebondissements. Du music-hall, car on y chante et on y danse, tandis que l’orchestre entame des airs de jazz. Du théâtre, et même du théâtre novateur, avec la juxtaposition sur scène de deux lieux différents, ou avec l’effet de redoublement du théâtre Apollo dans le théâtre Apollo. Enfin du cinéma, et surtout du cinéma, car l’inspiration du Trésor des jésuites vient pour l’essentiel des films à épisodes de Louis Feuillade tournés souvent en extérieur comme Fantômas, Les Vampires avec Musidora dans le rôle d’Irma Vep, ou encore Judex avec Musidora et René Cresté. D’ailleurs c’est dans le cadre du Gala Judex qu’était programmé pour le 1er décembre 1928 au théâtre Apollo Le Trésor des jésuites.

Son apparentement au cinéma de Feuillade ou aux films burlesques américains vaut au Trésor des jésuites d’être une petite merveille temporelle, une vraie machine à monter, démonter et remonter le temps. Aragon et Breton ne s’en cachent pas, qui nomment  les deux meneurs de leur revue à grand spectacle, le Temps et l’Éternité. Tenant une faux, le Temps dit : « Je coupe ». Le Temps fauche comme la mort, il coupe le fil de la vie. Remarquons que le cinéaste coupe aussi lors du tournage et durant le montage. De même, le collagiste, qui s’emparant de textes ou d’images, les met en pièces. Quant à l’Éternité, une jeune femme serrant dans ses bras une étoile lumineuse, elle dit : « J’illumine ». Notons tout de suite que si on ne rejette pas l’éternité hors du temps, dans les ténèbres extérieures, mais qu’on lui reconnaît luminosité et permanence, alors l’éternité peut nous aiguiller vers le concept temporel de durée.

Les trois tableaux du Trésor des jésuites se déroulent strictement à onze ans d’intervalle, le 1er décembre 1917, le 1er décembre 1928 et le 1er décembre 1939. Le premier tableau passe en revue l’année déjà ancienne de 1917, éclairant deux théâtres d’opération, les tranchées avec leurs soldats, et un hôtel où sévit Mad Souri, anagramme de Musidora, qui rejoue justement dans Le Trésor des jésuites son rôle de vamp et de souris d’hôtel au collant noir. Le deuxième tableau, qui se déroule le jour même de la représentation, voit affleurer les apparitions ou les images mentales propres à la modernité surréaliste tels que les Fantômes, l’Automate, les Mannequins, Les Trains de banlieue, les Terrains vagues, les Catastrophes intimes, etc., sans oublier, à la rubrique des Faits divers, l’assassinat du caissier des Missions catholiques de France, qui a bien eu lieu le 11 février 1928, et qui est intégré à la trame dramatique de la pièce. Quant au troisième tableau, celui de l’année 1939, il réserve une surprise car il fait état, avec le triomphe de la franc-maçonnerie, d’une guerre perpétuelle entre les nations. Voici des propos révélateurs échangés à la terrasse d’un café : « Que nous réserve 1940 ? 1939 a été désastreux. Vingt et un ans déjà depuis ce qu’on appelait si drôlement la Grande Guerre ! Faut-il regretter les chevaleresques combats des tranchées ou leur préférer les peu glorieuses exterminations immobiles d’aujourd’hui ? Voilà la question. »

Comment Aragon et Breton en sont-ils venus, en 1928, à voir poindre à l’horizon de 1940 une guerre interminable entre les nations ? Sans doute ont-ils voulu donner une suite à Couleur du Temps, le drame crépusculaire en trois actes de Guillaume Apollinaire, où sont présentées comme homicides ou fauteuses de guerre des idées aussi sublimes que celles de beauté, de science ou de paix. Les deux auteurs du Trésor des jésuites semblent avoir repris à leur compte la méditation morose d’Apollinaire, pour qui la guerre et la mort sont en germe dans les idées  immobiles, immuables et glacées de Paix, de Science et de Beauté, triangle rationnel et harmonique qui pourrait être gravé sur le fronton de la franc-maçonnerie.

Toutefois, la guerre exterminatrice à venir n’est pas le dernier mot du Trésor des jésuites. Le mot de la fin revient en fait à Musidora, qui à l’issue de la représentation salue le public et prononce cette ultime réplique : « Avenir, avenir ! Le monde devrait finir par une belle terrasse de café. » Dans la bouche de Musidora, outre le mot « avenir » qui est martelé, c’est bien sûr Mallarmé qui est parodié et même plaisanté. La phrase de Mallarmé, « le monde est fait pour aboutir à un beau livre », devient franchement cocasse quand on y a substitué « une belle terrasse de café » à « un beau livre ». D’ailleurs, cette phrase de Mallarmé avait déjà été sérieusement mise à mal au printemps 1919 par le dada-surréaliste André Breton. Le 17-18 avril 1919, à la veille du lancement de l’écriture automatique, Breton écrivait justement à Aragon que le moment était venu de rivaliser avec la publicité, qu’il était temps d’en éprouver le scandaleux pouvoir de séduction : « Que font la poésie et l’art ? Ils vantent. L’objet de la réclame est aussi de vanter. Je prétends que le monde finira, non par un beau livre, mais par une belle réclame […] Il n’y aura plus de poèmes, de livres ! Je menace la réclame (en semant le doute). » À propos de mots douteux ou trompeurs, signalons que l’expression « fin du monde » est équivoque, puisque tantôt elle désigne l’idée de but ou de finalité vers lequel tendrait le monde, tantôt elle désigne un moment x à venir, une phase terminale du monde.

En tout cas, Le Trésor des jésuites, il faut le dire maintenant, est resté à l’état de projet. La représentation, prévue pour le 1er décembre 1928, n’a pas pu avoir lieu. André Breton n’a pas eu l’occasion de rééditer, onze ans après, le geste du bouquet de roses lancé à Musidora sur la scène de Bobino[1]. En revanche, ironie de l’histoire, ce 1er décembre 1928 a parfaitement illustré le thème de la « Catastrophe intime » développé dans le deuxième tableau. Ce jour-là précisément, Suzanne Muzard, l’amante d’André Breton, se mariait avec Emmanuel Berl.

Épitaphes et prophéties
En juin 1920, Philippe Soupault publie dans Littérature l’épitaphe d’Arthur Cravan, qui est bien mort, mais aussi les épitaphes de Georges Ribemont-Dessaignes, Francis Picabia, Théodore Fraenkel, Marie Laurencin, Louis Aragon, Paul Éluard, Tristan Tzara et André Breton, qui sont toujours vivants. C’est l’époque où on annonce ici et là la prochaine parution de L’Invitation au suicide, un ouvrage de Philippe Soupault agrémenté de sept préfaces. Il y a, à propos des « Épitaphes » et de L’Invitation au suicide de Philippe Soupault, deux faits remarquables : 1. Littérature de juin 1920 porte à la connaissance du public, d’une part, « Épitaphes » de Philippe Soupault et, d’autre part, la préface de Paul Éluard à L’Invitation au suicide intitulée « Attestation ». 2. Soupault ayant quasiment détruit l’édition à trente exemplaires de L’Invitation au suicide, il ne reste plus en fait que la préface de Paul Éluard pour se faire une idée de l’ouvrage.

À lire de près « Attestation », on a le sentiment que le témoignage de Paul Éluard a une valeur testamentaire. Il semble entendu que Philippe Soupault, qui appelle au suicide, va se suicider. Le procès-verbal d’Éluard s’achève sur un constat de décès sinon de suicide : « Ses cheveux sont déracinés, il ne porte plus ses mains à bout de bras et nous conservons son souvenir comme une montre toujours à l’heure. » Mais devant tant de gravité, on peut avancer l’hypothèse d’un jeu des épitaphes et des contre-épitaphes auquel Soupault et ses amis se seraient adonnés. D’un côté, Soupault allait publier les très aimables poèmes-épitaphes abrégeant la vie de Ribemont-Dessaignes, Picabia, Fraenkel, Aragon, Éluard, Tzara et Breton, d’un autre côté, les sept dada-surréalistes concernés n’auraient plus eu qu’à rédiger le faire-part de suicide de Philippe Soupault dans les sept préfaces à L’Invitation au suicide.

En cette année 1920, si l’on se fie à un article tardif d’Aragon, l’idée de suicide aurait trotté dans la tête de Philippe Soupault et d’André Breton. Tous deux, en tant qu’auteurs de la pièce S’il vous plaît, auraient envisagé d’exécuter un suicide particulièrement spectaculaire. Lors de la représentation de S’il vous plaît, ils seraient montés sur scène au quatrième et dernier acte. Ils auraient mis leurs deux noms dans un chapeau pour en tirer en seul. Et, face au public, celui que le sort aurait désigné se serait logé une balle dans la tête[2].

Ce qui est certain c’est qu’en 1921, Soupault et Breton, qui ont respectivement vingt-quatre et vingt-cinq ans, tentent de prévoir leur situation et celle de leurs amis autour de quarante ans. Voici notées par Théodore Fraenkel certaines de leurs spéculations ou prévisions : « Aragon devait avoir une position dans la publicité commerciale. Tzara écrira de petits articles violents dans de petits journaux d’opposition sans lecteurs. […] Philippe sera hors d’Europe, avec des apparitions soudaines. AB sera quelqu’un dans le genre de Picabia, sinistre, ou viendra de mourir de mort violente. »

En 1923, deux ans après cette séance de prédiction, Marcel Noll, Denise Lévy, Simone Breton, Max Morise, André Breton et Robert Desnos pratiquent un nouveau jeu de divination. Devant une liste de vingt-trois noms, pour la plupart surréalistes, et y compris leurs propres noms, ils essayent de déterminer l’âge de la mort de chacun. Par exemple, Breton voit Desnos mort à vingt-huit ans, Valéry à soixante ans et lui-même à soixante-quinze ans. Desnos, en revanche, voit Breton mourir à quarante-cinq ans, Valéry à cinquante-trois ans et lui-même à trente-deux ans.

Un mot sur Robert Desnos. On sait qu’il fut un médium hors pair et que, dans la foulée de la période des sommeils, il peignit les tombeaux de ses amis surréalistes : « Ci-gît Paul Éluard », « Mort de Max Morise » ou « Mort d’André Breton »[3]. Le 4 juillet 1924, André Breton dans un article retentissant déclare : « Symbolisme, cubisme, dadaïsme sont depuis longtemps révolus, le Surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète. » Un an plus tard, le 29 et 30 juillet 1925, Desnos rédige sur des cahiers d’écolier Trois livres de Prophéties qui ne seront pas publiés de son vivant. Le premier livre est consacré à l’histoire mondiale jusqu’à l’année 1999, le deuxième aux amis surréalistes et le troisième au destin de Desnos lui-même. Parmi ces prophéties, on peut lire celle-ci : « Nagasaki visitée par le feu et le fer en fusion », une prophétie mentionnée pour l’année 1991. Ou encore celle-là : « Éluard / Tu ne verras pas les années cinquante / en 33 la Grande catastrophe sociale en 38 le salut poétique ». Mais Desnos donne aussi une précieuse indication sur son rapport à la mort et au présent : « Il y a peu de temps encore je ne pouvais m’imaginer dans le futur que mort. Le lendemain me paraissait plus loin que la vie / Aujourd’hui, Passé ou Futur pour moi c’est présent et je nie la mort ». Une telle observation devant être rapportée à cette phrase liminaire de Desnos : « Croire en l’Éternité, d’abord en l’Éternité. »

En partant de ces rapides notations, on peut souligner trois points. D’abord, Desnos n’est plus obsédé par la mort ; il paraît même pouvoir la surmonter, ayant sans doute mis à profit un des secrets de l’art magique surréaliste destiné à contrecarrer la mort[4]. Ensuite, il prend conscience que le présent n’est pas assujetti au passé et au futur, mais tout à l’inverse, que ce sont le passé et le futur qui sont des succédanés du présent. Enfin, lorsqu’il prophétise, Desnos n’est pas gagné par le futur mais il est inspiré ou aspiré par l’éternité.

Dès lors, il s’agit de préciser la relation existant entre le présent et l’éternité. Et Desnos s’y emploie quand, pour la conclusion de « Description d’une révolte prochaine », il use de cette formule paradoxale et parlante : « QU’IL EST TEMPS ENFIN DE S’OCCUPER DE L’ÉTERNITÉ[5]. » On ne bascule pas du passé dans le présent ou du présent dans le futur. On bascule du temps dans l’éternité et de l’éternité dans le présent. On ne sera donc pas autrement surpris qu’Aragon et Breton aient songé à appeler les deux meneurs de revue du Trésor des jésuites, le Temps et l’Éternité.

Parmi les surréalistes, l’intérêt pour la divination et la prédiction ne se dément pas. Tandis que Desnos prophétise en juillet 1925 dans ses cahiers d’écolier, La Révolution surréaliste publie « Lettre aux voyantes » d’André Breton en octobre 1925 puis récidive en décembre 1926 avec « Lettre à la voyante » d’Antonin Artaud. Pour Breton, il n’y a pas à chipoter sur ce que disent les voyantes car leur parole oraculaire révèle, quoi qu’il arrive, ce qui adviendra : « Ce qui est dit sera, par la seule vertu du langage ». Mais surtout, si une humble cartomancienne représente un recours, c’est parce qu’elle pressent que le présent est organiquement lié au futur et non au passé. Et c’est la certitude organique de ce lien que Breton ressent intensément : « Le temps est certain : déjà l’homme que je serai prend à la gorge l’homme que je suis, mais l’homme que j’ai été me laisse en paix. » Quant à Artaud il attribue à la voyante un formidable pouvoir de stimulation de la vie elle-même : « Mais vous, honnie, méprisée, planante, vous mettez le feu à la vie. » Et il ajoute, en jouant sur l’homophonie de « l’essieu » (axe de la roue) et « les cieux » (royaume des dieux), que le geste incendiaire de la voyante est à même de renverser le cours du temps et de braver la volonté des dieux : « Et voici que la roue du Temps d’un seul coup s’enflamme à force de faire grincer les cieux. »

Le hasard objectif
Le lundi 4 octobre 1926, un an après avoir écrit « Lettre aux voyantes », Breton rencontre dans la rue Nadja Delcourt, « l’âme errante », dont il découvre rapidement qu’elle a un pouvoir de voyance. Ainsi le mercredi 6 octobre, à la tombée de la nuit, depuis une terrasse de café de la place Dauphine, Nadja annonce à Breton que telle fenêtre s’éclairera et deviendra rouge dans une minute. Ce que Breton ne pourra que constater.

Quand il consulte la voyante de la rue des Usines, André Breton entend de la bouche de Madame Sacco un oracle fatal qui ignore les voies de la providence comme il défie les lois de la science. De même, quand le poète surréaliste aborde une jeune femme dans la rue, qui s’avérera être une voyante et une amante, s’imposeront à lui, durant cette rencontre hasardée où les désirs plus que les volontés se croisent, une perception différente du réel et un sentiment aigu des convulsions du temps. Et c’est cette sidération face au temps que les surréalistes transcriront dans les procès-verbaux de « hasard objectif ». Car surviennent des faits qui se signalent par une répétition insistante, un faisceau de signes convergents ou une série de coïncidences troublantes.

Passons en revue trois cas de hasard objectif.

Premier cas. Le lundi 16 janvier 1922, Louis Aragon, André Breton et André Derain, qui se rejoignent au café des Deux Magots, constatent qu’ils viennent tour à tour de manquer leur rencontre avec la même jeune femme. Ces trois déconvenues, qui se sont succédé de 17 heures 10 à 18 heures, semblent dessiner en pointillés le schème d’un événement.

Deuxième cas. Le 1er mai 1933, lors d’un dîner au restaurant, André Breton invite Benjamin Péret à renouveler une démonstration de pliage phallique d’une serviette devant leurs amis Crevel, Giacometti, Éluard et Thirion. Cela attire l’attention de la serveuse. Or, au moment du changement des couverts, la serveuse fait tomber un couteau dans le verre à pied de Péret. Le couteau transperce le verre et s’y incorpore sans répandre une seule goutte de liquide. Double étonnement : 1. le couteau a sabré le verre à pied sans le briser et sans rien renverser ; 2. le couteau fiché dans le verre est à l’image, comme le montre le cliché photographique accompagnant le compte rendu, de la serviette phallique fixée dans son verre.

Troisième cas. Le jeudi 11 juillet 1963, vers 14 heures, André Breton, qui est en vacances à Saint-Cirq La Popie, découvre, en arrachant la bande qui obture son paquet de tabac, l’image d’un bec-en-sabot. Or cet oiseau avait retenu son attention à trois reprises. D’abord, dans un livre d’oiseaux acheté quelques mois auparavant. Ensuite, avec le seul cahier qu’il ait glissé dans ses bagages et où le bec-en-sabot figurait en couverture. Enfin, lors d’une récente conversation avec Mimi Parent et Jean Benoît sur le bec-en-sabot[6].

Comment trois amis, en un court laps de temps, et chacun de son côté, ont-ils pu éprouver une expérience analogue ? Comment la démonstration du pliage d’une serviette présentée dans un verre peut-elle être suivie d’une autre démonstration, involontaire celle-là, d’un couteau planté dans un verre ? Comment l’image obsédante d’un oiseau peut-elle se révéler sur une bande de papier décachetée ? Si les surréalistes posent ces questions, ce n’est pas tant qu’ils y voient du mystère dans lequel ils pourraient se complaire, c’est plutôt parce qu’ils sentent qu’ils touchent du doigt ce qui apparaît, ce qui arrive, ce qui survient, qu’ils mettent l’accent sur le temps et son devenir fantasque.

De quoi sommes-nous assurés, pour ce qui concerne le temps ? Nous sommes assurés, en vertu du calendrier et des horloges, de la mémoire et de la connaissance historienne, de dater des faits et de les ordonner sur la ligne du temps. Mais rien ne nous permet de lier les événements d’un moment à l’autre, d’un jour à l’autre, d’une année à l’autre, d’un siècle à l’autre. Or voilà que les trois rencontres indépendantes du 16 janvier 1922 paraissent tisser la trame d’un seul et même événement, voilà que le pliage de la serviette et le couteau dans le verre du 1er mai 1933 se trouvent rapportés l’un à l’autre, voilà que l’apparition, le 11 juillet 1963, du bec-en-sabot sur une bande de papier fait écho à l’intérêt porté par Breton à cet oiseau depuis quelques mois.

On ne rangera pas le phénomène de hasard objectif parmi les colifichets d’un cabinet de curiosités. Tout au contraire, étant donné le regard expérimental porté par les surréalistes sur l’émergence du présent, on les créditera d’avoir ouvert grand les panneaux de l’histoire et rebattu les cartes du temps.

Le temps sans fil
André Breton, dès la première phrase de son introduction aux Lettres de guerre de Jacques Vaché, confessait sa peine et son désenchantement : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. » L’incipit en question corrigeait évidemment le proverbe : « Pierre qui roule n’amasse pas mousse. » Un autre incipit, celui du Manifeste du surréalisme donnait aussi dans le désenchantement : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. » L’incipit, cette fois-ci, détournait le proverbe : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. »

Le remarquable est que Breton décrive le devenir humain, tantôt dans les termes d’un modèle physique, le mouvement de l’histoire roulant telle une pierre, tantôt dans un contexte artisanal, le sentiment de l’existence s’effondrant telle une cruche usagée.

Or il y a un troisième incipit, mettant à son tour l’accent sur la mutation temporelle, mais emprunté cette fois à la modernité plutôt qu’à la sagesse des nations, et dont le modèle n’est plus la physique ni un objet artisanal mais la technique et même la technique la plus en pointe. Il s’agit de l’incipit de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, qui a cette particularité de démarrer sur l’expression « sans fil », expression apparue lors de l’invention de la télégraphie sans fil ou de la téléphonie sans fil : « Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. »

Laissant de côté l’aspect utilitaire de l’invention technique, Breton évoque d’emblée dans cette première phrase l’imaginaire de la transmission sans fil et la possibilité dès lors d’une transformation radicale de la mentalité collective ou de la pensée individuelle. Puis, il indique, à la phrase suivante, comment l’image du sans fil pourrait personnellement l’aider à s’aventurer dans son domaine de prédilection, qui n’est autre que le temps : « Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un chercheur d’or : je cherche l’or du temps. »

Mais, dans ces conditions, comment le « sans fil » peut-il instruire l’auteur de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, pour ce qui est du temps ? La réponse est immédiate. Si le nouveau modèle du « sans fil » a pour objet le temps, alors la représentation du temps change. Le temps change de paradigme. Le temps linéaire et monotone de la science classique, la flèche ascendante des Lumières, le devenir dialectique et eschatologique de Hegel ou de Marx, toutes ces images linéaires d’un temps quantifié, continu ou orienté ne résistent pas à l’apparition d’une antenne à grande surface, pour reprendre l’image du « sans fil » utilisée justement par André Breton. Le fil du temps cède la place au temps sans fil.

Laissons de côté le temps cyclique des sociétés traditionnelles ou des anciennes religions, qui semble comme le creusement ou la répétition d’un passé immémorial. Tenons-nous en à la conception du fil du temps, illustrée par l’âge classique et par les temps modernes. En voici les caractéristiques principales :

  1. Le temps, selon Aristote, est le nombre du mouvement ; il mesure un déplacement dans l’espace.
  2. Le temps est continu, mais il est scandé, d’après Saint Augustin, par la succession des trois modalités du temps, ou même par trois temps à part entière : le passé, le présent et le futur.
  3. Pour le classicisme, le présent doit être confronté aux monuments durables du passé.
  4. La modernité qui entend rompre avec le passé, veut produire ou inventer le présent de toutes pièces, ou bien encore programmer la nouveauté à tout prix.

Reprenons notre questionnement. En quoi le « sans fil » du télégraphe et du téléphone du XIXe siècle, et, à plus forte raison, le « sans fil » de la radiodiffusion, de la télévision, de l’internet ou du téléphone portable d’aujourd’hui, en quoi donc le « sans fil » de la technique, a-t-il pu mettre KO l’image classique et moderne du fil du temps ? Proposons quelques éclaircissements :

  1. La transmission sans fil, à l’aide d’antennes terrestres ou satellitaires, déconnecte complètement le temps de l’espace. La transmission instantanée d’un événement en direct autonomise radicalement le temps. Par exemple, dix événements contemporains peuvent coexister simultanément sur un même écran. Bref, on peut dire des deux formes pures de la sensibilité, selon Kant, l’espace et le temps, que l’une est réduite à la portion congrue et que l’autre prend son essor ou son envol.
  2. Si l’on surajoute à la transmission sans fil tous les supports d’enregistrement propres au cinéma, au disque ou à l’ordinateur, alors les trois modalités du temps – le passé, le présent, et le futur – deviennent des entités maniables et des objets interchangeables.
  3. Sont chahutées alors, avec cette survenue de durées artificielles, des notions comme la chronologie historique ou les âges de la vie, que les esprits classiques et modernes ont pourtant sacralisées.

Il faut comprendre que c’est dans cette brèche du temps sans fil que s’est engouffré André Breton. On ne sera donc pas surpris qu’il fasse allusion, toujours dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, à « L’imagination sans fils et les mots en liberté », le manifeste futuriste de Marinetti : « Télégraphie sans fil, téléphonie sans fil, imagination sans fil, a-t-on dit. L’induction est facile mais selon moi elle est permise, aussi. » Breton concède à Marinetti, sans d’ailleurs le nommer, qu’il est légitime de passer de la transmission sans fil à l’imagination sans fil. En fait, en mai 1913, Marinetti préconisait, via l’imagination sans fil, d’alléger le langage du poids de la syntaxe et de la ponctuation. Mais pourquoi l’activiste et le zélateur de la technique Marinetti, ne s’est-il pas saisi du temps sans fil ? Sans doute parce que l’ardent futuriste, s’étant assigné un projet d’avant-garde, a voulu se tenir à la pointe de la modernité, afin d’occuper, aujourd’hui et demain, le créneau du futur.

Pour en finir avec l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, il faut signaler une embardée d’André Breton dans le temps, quand il soumet au lecteur, sous le titre « Un problème », cet énoncé mathématique ayant pour objet la question métaphysique par excellence, celle de l’être de l’étant : « L’auteur de ces pages n’ayant pas encore 29 ans et s’étant, du 7 au 10 janvier 1925, date où nous sommes, contredit 100 fois sur un point capital, à savoir la valeur qui mérite d’être accordée à la réalité, cette valeur pouvant varier de 0 à l’∞, on demande dans quelle mesure il sera plus affirmatif au bout de 11 ans et 40 jours. » On sent bien que la question de l’étant est sous-tendue par la question du temps. Breton mentionne en effet cinq temporalités : 1. le présent daté de l’écriture ; 2. le passé proche marqué par l’incertitude ; 3. son âge actuel ; 4. une projection dans le futur menant jusqu’au 19 février 1936, soit le jour de ses quarante ans ; 5. l’anniversaire nous ramenant, par ricochet ou feed-back, au jour de naissance.

L’intérêt manifesté par Breton pour le jour de ses quarante ans n’est pas nouveau. Nous avons signalé les prévisions de Soupault et Breton sur leur situation et celle de leurs amis à quarante ans. À quoi il faut ajouter que Breton avait salué le jour de ses vingt ans en écrivant un poème intitulé « Âge » et en le datant du 19 février 1916, un poème dans lequel il pouvait dire adieu à l’enfance et où il accédait à un nouveau palier de l’existence.

Avant-garde et modernité
Qu’est-ce que la modernité ? Nous l’avons déjà dit, c’est la rupture avec le passé et la programmation d’un nouveau présent. De façon corollaire, l’avant-garde littéraire ou artistique, qui a l’ambition de toucher le peuple par-delà le public bourgeois, se veut résolument moderne. Toutefois, nous ne suivrons pas la vulgate selon laquelle avant-garde et  modernité c’est du pareil au même et pour laquelle l’expressionnisme, le futurisme, le cubisme, le dadaïsme, le surréalisme, le néoplasticisme, le constructivisme, bref tous les « ismes », sont à fourrer dans le même sac des avant-gardes historiques. Nous avancerons, pour notre part, en nous limitant à trois mouvements, que les futuristes italiens et russes sont absolument modernes et d’avant-garde, que les dadas, à l’exception peut-être des dadas de Berlin, ne sont ni modernes ni d’avant-garde, et que les surréalistes enfin relèvent de la modernité sans constituer pour autant une avant-garde.

Le mouvement futuriste, animé par le publicitaire de choc Marinetti, a tout à la fois amusé et fait scandale par son éloge du coup de poing et de la vitesse, ses transpositions lyriques de l’atmosphère électrique du monde industriel, son adhésion aux formes héroïques et nouvelles de la guerre. Il n’y a aucun doute sur l’entreprise dynamique et offensive du futurisme. Dès le manifeste fondateur de février 1909, Marinetti a écrit noir sur blanc que les futuristes étaient « comme des sentinelles avancées » face à l’armée ennemie. Regroupés autour du flamboyant et florissant impresario Marinetti, les jeunes futuristes formaient bien une avant-garde, dans les deux sens du mot, artistique et militaire. D’ailleurs, cette avant-garde qui avait foi en la jeunesse, qui jurait par la technique et qui avait comme ennemi tout désigné les passéistes, cette avant-garde ne pouvait se nommer autrement que futuriste. Toujours dans son manifeste fondateur, Marinetti lançait ainsi son défi avant-gardiste et moderne : « Les plus âgés d’entre nous ont trente ans ; nous avons au moins dix ans pour accomplir notre tâche. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles !… »

Pourquoi, en revanche, les dadas n’étaient-ils pas modernes ? Première explication, mécaniste ou dialectique, les dadas ne pouvaient pas être modernes tant qu’ils raillaient ou récusaient les modernes proclamés comme les futuristes, les cubistes ou les expressionnistes. Deuxième explication, de type logique, les dadas n’étaient pas plus modernes qu’antimodernes, ayant eu l’art de l’indéfinition, avalant tout et rejetant tout. Troisième explication, de style anthropologique, ils se voyaient plus anachroniques que modernes, leur indifférence ou leur indécision rappelant l’attitude bouddhique ou taoïste.

Mais si Dada ne s’inscrivait pas dans la modernité, quel rapport entretenait-il avec le temps ? Dada occupe en réalité le créneau du présent. Ayant aboli la mémoire passéiste, comme les futuristes, et contesté le futur futuriste, il exalte le moment présent, la « folie du moment », la divinité de la spontanéité, l’énergie jaillissante de la vie. En quoi Dada, beaucoup moins destructeur qu’il n’y paraît, est assez proche de la qualité affirmative de la vie propre à Nietzsche ou de la durée créatrice chère à Bergson.

Il reste à voir comment le surréalisme peut être moderne. Justement, au début de 1922, André Breton prend l’initiative d’un congrès de défense et illustration de l’esprit moderne. Mais le Congrès de Paris, qui tourne vite à l’affrontement entre Breton et Tzara, finira par capoter. Voici deux questions qui devaient y être débattues : « L’esprit dit moderne a-t-il toujours existé ? Entre les objets dits modernes, un chapeau haut de forme est-il plus ou moins moderne qu’une locomotive ? » Au simple énoncé des questions, on s’aperçoit que le congrès avait d’abord pour tâche de clarifier la notion même de modernité. Pour ce qui est de la question relative aux icônes de la modernité, André Breton avait montré, dès janvier 1920, que le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont, le chapeau haut de forme d’Apollinaire, le mannequin de Chirico alimentaient en images la « mythologie moderne en formation »[7]. Quant à la locomotive, son image s’est imposée depuis que le cinéma a fait surgir un train sur un écran, ouvrant peut-être la voie à l’arrivée d’une locomotive dans un tableau de Max Ernst[8]. En tout cas, à l’issue de l’échec du Congrès de Paris, les surréalistes n’hésitèrent pas à afficher en couverture de Littérature nouvelle série un chapeau haut de forme dessiné par Man Ray, un chapeau haut de forme retourné d’où émanait un drôle de fumet dénommé Littérature.

En ce qui concerne l’autre question du Congrès de Paris, « l’esprit dit moderne a-t-il toujours existé ? », elle suggère soit une réponse historiciste, qui par exemple fait démarrer les temps modernes à la Renaissance ou fait coïncider l’esprit moderne et l’ère industrielle, soit une réponse transhistorique, qui juge que l’esprit moderne a pu germer à diverses époques, la première réponse s’appuyant sur des faits sociaux et historiques, la seconde réponse s’efforçant de définir les traits de la mentalité moderne. En soulevant la question de l’historicité de l’esprit moderne, André Breton entendait discuter le texte de Paul Valéry « La Crise de l’esprit », qui avait fait sensation en 1919. Selon Valéry, l’Europe mentale d’avant la Grande Guerre s’était signalée comme une époque moderne. Une époque moderne parce que s’y conjuguait une multiplicité d’apports qui gagnaient vite tous les esprits et instauraient en quelque sorte un « désordre à l’état parfait ». À cet égard, le critère de modernité pouvait s’appliquer à des époques reculées, à condition d’y déceler le souffle de la liberté de l’esprit et la fusion de diverses matières incandescentes.

Or, selon Valéry, ce souffle avait passablement faibli pendant la guerre 14-18. Dès lors l’esprit entrait en crise. Il n’était plus question d’une coexistence des différences ou des oppositions. Toutes les mentalités, toutes les idées étaient chahutées, aussi bien la culture européenne que la science, l’idéalisme que le réalisme, les croyances religieuses que les retranchements sceptiques. Y avait-il en 1919 un espoir de redresser la barre de l’histoire, de surmonter la crise de l’esprit ? La question formulée par Valéry allait être reprise, après l’échec du Congrès de Paris, par Aragon dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et par Breton dans sa conférence de Barcelone Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe, et par la suite par René Crevel dans son ouvrage L’Esprit contre la Raison.

Avec son Projet d’histoire littéraire contemporaine, Louis Aragon a conscience d’écrire l’histoire de sa génération, qui n’est évidemment pas la génération de Gide et de Valéry. Durant la période traitée, qui va de 1913 à l’été 1922, mentionnant à peine Marinetti et faisant surtout la part belle à la poésie moderne et à Dada, mais pour montrer en conclusion « comment Dada n’a pas sauvé le monde », on chercherait en vain la crise de l’esprit diagnostiquée par Valéry. Tout au contraire, on peut lire entre les lignes que, depuis 1919, un mouvement nommé « surréalisme » attend son heure, un mouvement ayant comme double mot d’ordre, Il va falloir tout compromettre et Rien n’est encore entendu. Pour le dire autrement, Aragon, l’auteur du roman Anicet ou le Panorama, dont l’héroïne Mirabelle incarne la Poésie et la Beauté modernes, n’a aucun doute sur deux points : 1. le surréalisme est moderne ; 2. après Dada, les surréalistes mèneront d’autres expériences et se déclareront au grand jour.

André Breton, dans sa conférence de Barcelone, il faut tout de suite le noter, préfère parler d’« évolution moderne » plutôt que d’« esprit moderne ». À ses yeux, la notion d’évolution, loin de jurer avec celle de modernité, a le mérite d’élargir le tableau de la modernité jusqu’au romantisme et d’envisager des filiations, comme celle qui partant de Nerval et passant par Mallarmé et Apollinaire aboutit aux poètes surréalistes. Remontant à ses sources et étalant ses ressources, Breton passe en revue 1. les prédécesseurs modernes (Ducasse, Nouveau, Rimbaud, Jarry, Apollinaire et Cravan) ;  2. les artistes proches ou amis (Picasso, Picabia, Ernst et Man Ray) ; 3. les poètes amis prêts à entrer dans la danse surréaliste (Aragon, Éluard, Péret, Baron et Desnos). Mais surtout, si l’expression « évolution moderne » importe tant à Breton, c’est qu’elle l’autorise à inscrire le cubisme, le futurisme et Dada dans la mouvance moderne pour mieux les déclarer obsolètes. Elle lui permet aussi de préciser que cette « évolution moderne » n’attend qu’une « impulsion nouvelle pour continuer à décrire la courbe qui lui est assignée[9] ». Cette impulsion nouvelle, on le sait, prendra le nom de « surréalisme » ou mieux encore de « révolution surréaliste ».

En 1926, ce sera au tour de René Crevel de se démarquer de Valéry, en jouant l’esprit contre la raison, en opposant l’esprit de l’Orient à la crise de l’Occident et en invoquant enfin le surréalisme, preuve vivante d’un prolongement et non d’une crise de la modernité.

En tout état de cause, s’il y a un texte analysant de long en large la modernité surréaliste c’est bien « Introduction à 1930 », un article d’Aragon qui dresse un bilan de la modernité depuis 1917. Après avoir insisté sur la réclame, symptôme-type de la modernité des années 1917-1920, il en vient  à déclarer que pour la période qui va de décembre 1924 à décembre 1929, les signes de la modernité sont à rechercher dans les douze numéros de La Révolution surréaliste : « Cet article est écrit pour le n° 12 de La Révolution surréaliste, qui en termine une sorte d’année mentale qui dura cinq ans. La collection de cette revue reflète mieux que je ne pourrais le faire l’évolution du moderne durant cette période[10]. » Les surréalistes, on le voit, figurent parmi les modernes, mais des modernes qui peuvent contracter cinq années de parution en une année mentale, des modernes abonnés désormais au temps sans fil.

Des modernes abonnés au temps sans fil
Les surréalistes sont des modernes abonnés au temps sans fil. Qu’est-ce à dire ? Avant même de s’expliquer, il nous faut écarter l’image simpliste du moderne partisan de la table rase. Les Khmers rouges qui ont déplacé des populations entières des villes à la campagne, pour en exterminer une bonne partie, ont été des praticiens exemplaires de la tabula rasa. Étaient-ils pour autant des modernes ? Idéologues et révolutionnaires anti-intellectuels, ils représentent le mélange explosif du moderne, avide d’édifier l’homme nouveau via la rééducation des opprimés et la régénération de la jeune génération, et de l’antimoderne, exaltant un passé mythique et attaché à des recettes archaïques. En fait, les modernes sont tout autres. D’abord, ils ont la manie du fait précis et ont le nez collé à l’actualité. Ils sont plus impressionnés par le détail des événements qui surviennent – cela donne dans les journaux la rubrique des faits divers – que par un récit légendaire grandiose et moral. Ensuite, ils ont beau être empiristes dans le détail, ce sont de farouches rationalistes dans la vue d’ensemble. Car ils portent un regard synthétique sur la longue histoire de l’écriture, des documents et des monuments. En termes hégéliens : l’histoire de l’humanité étant une phénoménologie de l’esprit, c’est à la raison philosophique et historienne d’en indiquer le sens et d’en retracer les moments. Les modernes ne sont donc pas ceux qui font table rase du passé, mais, au contraire, ceux qui par accumulation de connaissances, prennent conscience de leur situation dans le temps. Ils découvrent, comme Hegel, qu’ils sont à un tournant de l’histoire, qu’ils sont malgré eux placés au bon moment, au meilleur moment de l’histoire. Cette confiance des modernes en le devenir historique et en leur bonne étoile s’appuie en principe sur des tableaux comparatifs et récapitulatifs indiquant pratiquement tous que l’heure est décidément propice et que ni la liberté ni la raison n’avaient autant brillé auparavant. Or les surréalistes tiennent aussi des modernes la manie du fait, le regard ample de l’historien et le goût prononcé pour l’actualité. Sauf que les surréalistes s’inscrivent dans l’histoire sans une philosophie de l’histoire. Ils n’ont pas du tout le sentiment que leur génération, sur le plan poétique comme sur le terrain politique, soit tellement mieux armée que telle autre génération du courant romantique. Et c’est au nom du fait précis et daté qu’ils se plaisent à prendre des nouvelles du passé, comme s’il s’agissait de la plus chaude actualité. En tout état de cause, vu leur tact historique ou chronologique et leur appétit de découverte, il faut bien classer les surréalistes parmi les modernes.

Des modernes, disions-nous, abonnés au temps sans fil. Arrêtons-nous à la notion d’abonnement qui est une formule typiquement moderne de programmation du futur proche. Celui qui par exemple souscrit un abonnement d’un an et surtout le renouvelle régulièrement, programme avec un tiers un avenir prévisible et reconductible. L’abonnement est un mariage à l’essai contracté devant le futur. Or les surréalistes, qui ont contracté avec l’automatisme ou le hasard, ne se sont pas limités au futur proche, ils se sont abonnés au temps sans fil qui leur donne indifféremment accès au futur comme au passé, au passé comme au présent. Un temps sans fil qui ne recèle ni une histoire totale ni un chaos d’informations mais des événements saillants ou des durées scintillantes que les surréalistes conduits par le désir et instruits par le hasard pourraient un jour ou l’autre détecter ou rencontrer.

André Breton a justement esquissé une pensée conceptuelle du temps sans fil dans un manuscrit autographe reproduit en frontispice de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité[11]. Sur une page où l’on distingue quatre parties et où figurent deux dessins énigmatiques, les formules de Breton, présentées sous forme d’oppositions ou d’énumérations, semblent à la fois méditées et spontanées. Essayons de relever quelques points relatifs au temps sans fil.

Première partie. Breton a inscrit une formule qu’on pourrait qualifier de postulat du temps sans fil : « Où tout se passe / Non plus comme si… mais au contraire. » Dans le temps sans fil tout se passe non pas conformément aux apparences, à un calcul statistique ou à une loi scientifique, mais au contraire selon ce qui défie les apparences, les probabilités ou le déterminisme. Bref, tout se passe non en fonction du connu mais de l’inconnu. Breton a aussi relié dans une accolade les deux formes pures de la sensibilité : 1. « L’espace », suivi de l’expression « les terres du sommeil » ; 2. « Le temps », suivi des mots « Les lacunes ». Ainsi l’espace entraîne le penseur du temps sans fil du côté des paysages ou des images du rêve, tandis que le temps, le seul terme de toute la page à être souligné trois fois, est conçu comme discontinu puisqu’il présente des trous ou des petits lacs, que Breton a d’ailleurs figurés autour du mot « lacunes ».

Deuxième partie. Deux concepts philosophiques, « LA RAISON » et « LA LIBERTÉ », sont là pour rappeler qu’ils fondent la philosophie classique depuis Descartes jusqu’à  Kant. La raison éclairant le libre arbitre chez le premier, la raison pratique postulant la liberté chez le second. Énumérons en vrac diverses références au temps : 1. la mention « La divination » ; 2. quatre cartes à jouer disposées près d’une carte de France ; 3. la parenthèse « (l’accident en deçà comme au-delà) » légendant l’itinéraire Paris-Lyon ; 4. l’accolade reliant « L’actuel » et « Le perpétuel » ; 5. l’opposition entre d’une part « Les chances », « les risques », « (le hasard) » et d’autre part « Superstitions » ; 6. à quoi il faut ajouter « l’illusion d’être jeune, de vieillir », mais aussi dans un autre contexte « le journal », et pour finir « la mort ». Donc tout un vocabulaire propre à nous initier au temps sans fil, en particulier avec l’accolade reliant l’actuel et le perpétuel, qui pourrait servir de définition à la durée automatique surréaliste.

Si dans la troisième partie il est question de « Découvertes, inventions », c’est surtout dans la quatrième partie que Breton jongle admirablement avec le futur et le passé, ne marquant aucune différence de nature entre le souvenir du passé et ce qu’il appelle le « souvenir du futur ». Nous aurons l’occasion de revenir sur trois formules frappantes du « souvenir du futur », qui montrent clairement que la conception surréaliste du futur ne se réduit pas à la programmation des modernes ni à la construction inventive des futuristes mais qu’elle engage tout à la fois la promesse, la prémonition et l’anticipation.

Les collages temporels
Il faut lever ici un doute. La révolution surréaliste n’est pas soluble dans la révolution prolétarienne. En dépit de certaines rodomontades sur la Terreur, le groupe surréaliste ne se transformera pas plus en club des Jacobins qu’en formation d’avant-garde. Les surréalistes peuvent endosser les habits de Hegel, de Marx ou même de Freud, ils n’adhèrent en définitive ni au modèle dialectique du devenir historique ni au modèle psychanalytique de la genèse de l’inconscient. Leur modernité est tempérée par la subjectivité et biaisée par l’humour. C’est ainsi que Max Morise, ayant à tracer une courbe de l’histoire joue de la continuité et de la discontinuité[12].

Modernes mais non d’avant-garde, les surréalistes ne seront tombés ni dans le piège fasciste de l’avant-garde futuriste conduite par Marinetti, ni dans le piège communiste des avant-gardes révolutionnaires.

Curieusement, les surréalistes doivent leur approche singulière du temps à leur pratique collagiste. Leur collagisme se déploie, en effet, sur trois terrains : 1. sur le plan formel, les surréalistes fabriquent un poème-collage, une lettre-collage, un photomontage ou un collage proprement dit à partir d’éléments épars ; et quand ils jouent au cadavre exquis ils réalisent à quelques-uns un collage automatique ; 2. sur le terrain de la vie du groupe, les surréalistes se livrent à des collages passionnels à deux, à trois, à quatre, etc., le groupe n’étant lui-même qu’une association de collages passionnels ; 3. sur le plan temporel enfin, les surréalistes conjoignent des événements, indépendamment de leur statut passé, présent ou futur, court-circuitant l’idée de continuité ou d’irréversibilité du temps.

Cependant, les surréalistes n’ont pas été les premiers à détacher ou à sélectionner des durées au gré du temps sans fil. Les cinéastes les ont précédés sur ce vaste territoire. Mais les durées surréalistes ont comme particularité d’être favorisées par la subjectivité ou le désir, d’être aimantées par le hasard ou l’automaticité.

Voici cinq exemples de collages temporels ou durées automatiques :

  1. Une durée captée dans le passé : une constellation de soixante et onze prédécesseurs du surréalisme, allant de Hermès Trismégiste à Jacques Vaché, occupe une double page de Littérature du 15 octobre 1923. Cette composition graphique n’est pas celle d’un arbre généalogique mais d’un collage temporel.
  2. Une durée passée surgie lors d’un tracé automatique : André Breton observe que les initiales A B de sa signature peuvent se lire 1713. Il adopte alors le pseudonyme de 1713. Plus tard, à New York, il composera un poème-objet où il relèvera les événements saillants de « l’an de grâce 1713 », marquant son attachement à Diderot né en 1713 ainsi qu’à l’abbaye de Port-Royal « détruite mais invulnérable ».
  3. Un événement actuel associé à un acte d’écriture antérieur : selon Breton, diverses péripéties de la rencontre avec Jacqueline Lamba durant la nuit du 29 mai 1934 étaient annoncées dans le poème automatique « Tournesol » de 1923.
  4. Des faits de hasard objectif survenant chez deux correspondants : le 21 septembre 1938, après avoir reçu un paquet de Claude Cahun contenant une lettre et une pipe blanche, André Breton lui écrit le jour même notant des coïncidences et des bris d’objets inexplicables. Claude Cahun lui répondra, depuis l’île de Jersey, en relatant à son tour un bris de vitre intervenu le jour de la réception de la lettre de Breton.
  5. Le futur anticipé très longtemps à l’avance : Breton suggère que sa fille Aube, qui est la destinataire de la lettre à Écusette de Noireuil qui clôt L’Amour fou, pourrait en prendre connaissance à l’âge de seize ans, au printemps de 1952.

Mais parmi tous les exemples de durées prélevées au gré du temps sans fil, l’exemple le plus parlant reste Le Trésor des jésuites, la pièce d’Aragon et Breton. D’abord, parce que dans Le Trésor des jésuites les tableaux de 1917, de 1928 et de 1939 sont traités sur le même plan. Ensuite, parce que le lien qui les magnétise est la date anniversaire du 1er décembre. Enfin, parce que la date-pivot du 1er décembre 1928, jour prévu pour la représentation, coïncidera au grand désespoir de Breton, avec le mariage précipité de Suzanne Muzard et d’Emmanuel Berl. Au final, autant la modernité sans fil des surréalistes les coupe de la philosophie de l’histoire et de l’utopie révolutionnaire, autant leurs collages temporels recoupent les durées artificielles  du cinéma et des médias actuels.

Durée et discontinuité
Le philosophe Bergson, en préconisant l’intuition subjective du temps, a préféré parler de durée. Il voulait qu’on intuitionne la durée comme on écoute une mélodie. Il souhaitait percevoir, pour reprendre sa formule, « la création continue d’imprévisible nouveauté ». Or, avec l’invention du cinéma, il a suffi aux populations de la planète de franchir le seuil d’une salle obscure pour percevoir des durées filmiques, pour avoir l’intuition d’un temps matérialisé sur grand écran. Aujourd’hui, des durées artificielles sont diffusées en permanence à l’attention du public universel. Auditeurs et téléspectateurs, voyeurs et voyageurs, joueurs vidéo et navigateurs sur Internet, consommateurs de marchandises et d’icônes publicitaires s’abreuvent en permanence en microdurées. La population planétaire ne s’inscrit plus dans l’histoire universelle mais s’abandonne au sans-fil des durées.

Revenons aux collages temporels des surréalistes. Que traduisent-ils ? Quel est leur message ? Ils affirment que si dans un temps donné se produit une convergence ou une coïncidence entre deux ou trois faits indépendants de notre volonté, alors ces faits coalescents participent d’une seule et même durée. Or, et c’est pourquoi le thème du sans-fil s’impose, ce qui vient d’être dit pour deux ou trois faits enregistrés au cours d’une même journée peut être étendu à des événements survenus dans un passé proche ou lointain ou même à des événements futurs. Une fois encore, s’il y a vraiment aimantation entre des événements répartis au gré du temps sans fil, la notion de durée paraît tout indiquée pour qualifier l’intensité et la vivacité de la collusion en question, spécialement pour ceux qui en sont les témoins directs ou en ont fait la découverte.

Il convient d’ajouter que l’automatisme, ou ce qu’on appelle communément le hasard, joue un rôle essentiel dans un collage temporel. Assurément ce qui arrive, ce qui est arrivé ou ce qui arrivera, tout cela peut nous toucher et répondre à des vœux secrets. Mais ces événements n’ont de force et de pertinence que s’ils surviennent indépendamment de notre volonté et indépendamment de toute explication providentialiste ou finaliste. En un mot, à ces faits qui collent ensemble ou paraissent magnétisés, on ne peut imputer que leur automaticité.

Récapitulons et précisons les principaux traits du temps sans fil surréaliste :

  1. Alors même qu’ils repoussent le temps chronologique, les surréalistes observent avec scrupule dates et coïncidences, car seuls des événements homologués et datés sont susceptibles de les aiguiller vers une durée automatique. Ils sont à cet égard dans la logique du scripteur noircissant des pages d’écriture automatique dans le strict respect de la syntaxe.
  2. Pour nos collagistes, le continuum n’est pas là où on l’attend ; il n’est pas dans la vie éveillée rafraîchie par la mémoire, il est dans la suite des rêves ou bien encore dans la série de phrases de demi-sommeil entendues au long de l’existence.
  3. Les durées automatiques diffèrent des visions de l’intuition bergsonienne ou des réviviscences de la mémoire proustienne ; elles sont débusquées par un esprit aux aguets ou par une imagination active. Dalí inventera même la paranoïa-critique.
  4. Bergson postule que le temps, qui est matière et mémoire, se conserve intégralement. Un postulat que les techniques actuelles de numérisation de l’image, de l’écrit ou du son vérifient à leur manière. Mais les surréalistes, dans leur quête du temps, ne s’appuient pas sur un principe métaphysique et ne se règlent pas sur les exploits de la technique. C’est mus par le désir, qu’ils taillent à leur convenance dans l’histoire et se projettent dans leurs collages temporels.
  5. Un collage temporel s’impose par la forme et la force d’attraction des éléments ou des événements qui le composent. Ainsi procède d’ailleurs le cinéaste qui fait tenir ensemble des plans et des séquences qu’il fait accéder au rang de durées filmiques.
  6. Selon la tradition, le passé ronge le présent. Pour ceux qu’on a appelés tardivement les classiques, la culture s’enrichit des modèles durables du passé. Quant aux modernes, ils construisent le présent, le regard rivé au futur. Mais pour les surréalistes, les cinéastes et autres artificialistes du temps sans fil, il importe d’élaborer des durées brassant indifféremment du présent, du futur ou du passé.
  7. Dans la mesure où les durées automatiques et artificielles sont découvertes et inventées mais sont aussi archivées et conservées, elles forment un mixte de temps et d’éternité. Un temps qui « coupe » et une éternité qui « illumine », pour reprendre la formule du Trésor des jésuites[13].
  8. Les surréalistes sont assez modernes dans l’invention et la subversion pour ne pas être dans la ligne[14] des partis progressistes ou de l’avant-garde futuriste. Ils n’adhèrent pas à la croyance communiste, humaniste ou droit-de-l’hommiste du sens de l’histoire.
  9. Pour eux, Lautréamont, Héraclite ou Sade ne sont pas des précurseurs mais des quasi-contemporains auxquels ils s’empresseraient d’ouvrir si ces nobles visiteurs venaient frapper à leur porte[15].
  10. Lorsque Breton met en « perspective cavalière » le continuum romantique (1830-1870) et le continuum surréaliste (1924-1964), il ne propose pas une nouvelle périodisation de l’histoire littéraire, mais distingue deux longues durées, deux versions de la littérature et de la poésie moderne qui ne se suivent pas et ne se ressemblent pas[16].

En somme, en résumant ces dix points, il faudrait dire que les surréalistes perçoivent et imaginent des durées sans suivre le fil rouge de la mémoire et de l’histoire. Il ne faut pas négliger cependant qu’ils se débattent aussi dans l’actualité. En cela, ce sont des modernes paradoxaux. Mais des modernes qui comprennent vite que la modernité, vieille d’au moins un ou deux siècles, peut succomber sous le poids de sa propre tradition et de ses poncifs.

Ultime question : où est passée la longue durée dada-surréaliste qui va de 1918 à 1968 ? Réponse politique : la révolution surréaliste s’est dissoute dans la démocratie. Réponse poétique : le collagisme surréaliste s’est dissipé, il erre sans doute incognito dans le temps sans fil d’aujourd’hui.

Futur futuriste et présent dada
Les futuristes n’ont cessé de se dire novateurs et patriotes, modernes et d’avant-garde. Giovanni Papini : « Je suis futuriste parce que Futurisme signifie complète acceptation de la civilisation moderne avec toutes ses gigantesques merveilles, ses fantastiques possibilités et ses terrifiantes beautés […] Je suis futuriste parce que Futurisme signifie Italie, une Italie plus grande que l’Italie passée, plus digne de son avenir et de sa place future dans le monde, plus moderne, plus avancée, plus à l’avant-garde que les autres nations[17]. » Carlo Carrà : « Nous avons déjà créé dans la sensibilité artistique du monde la passion pour la vie moderne, dynamique, sonore, bruyante et odorante […] Les mots en liberté, l’usage systématique des onomatopées, la musique antigracieuse sans quadrature rythmique et l’Art des bruits sont sortis de la même sensibilité futuriste[18] ». Luciano Folgore : « Le Futurisme […] C’est l’amour intarissable du nouveau[19]. » Quant à Marinetti, dès 1910, il relatait, dans une lettre circulaire aux journaux, le lancement des Soirées Futuristes dans les théâtres de Trieste, de Milan puis de Turin, où la soirée dégénéra en bataille et où un cortège de milliers de personnes acclama les futuristes dans la ville. En mai 1919, le même Marinetti expliquera, sous le titre « Le prolétariat des génies », que le futurisme a pour vocation « d’encourager et de soutenir tous les jeunes gens géniaux d’Italie[20] ». Et pour rallier à sa cause « le vaste prolétariat des génies », évalué à pas moins de deux ou trois cent mille, il proposera de construire dans chaque ville un bâtiment où les génies créateurs pourraient s’exprimer et exposer librement leurs œuvres, leurs projets ou leurs maquettes.

Marinetti a pris vite conscience que la diffusion instantanée de l’information, comme les déplacements rapides d’un train, d’un bolide ou d’un avion, modifiaient la perception ordinaire de l’espace et du temps : « Nous créons la nouvelle esthétique de la vitesse, nous avons presque détruit la notion d’espace et singulièrement diminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquité de l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et de l’heure[21]. » Les futuristes, parce qu’ils étaient aiguillonnés par les innovations de la technique et la démiurgie de l’industrie, entendaient aussi prendre part au chamboulement affectant l’espace planétaire et le temps calendaire, en intervenant sur le terrain de la poésie et des arts, sur la scène politique et médiatique. Avec des approches originales, comme la compénétration des idées et des images, la simultanéité des états d’âme, l’insertion du spectateur au centre du tableau, la synthèse des sensations et des souvenirs, ils ont tenté de recomposer des forces, de restituer une ambiance, de captiver un public. De même que, selon eux, les masses pouvaient être émoustillées par le ballet aérien d’aéroplanes bariolés, ils étaient convaincus que la psychologie introspective et barbante céderait la place à la « psychofolie » du music-hall. Le music-hall, où des numéros étincelants, acrobatiques ou sexy, parodiques ou burlesques, déchaînant l’hilarité comme la stupéfaction, se succèdent à un train d’enfer.

Dès 1895, le vœu bergsonien d’intuition de la durée a été exaucé par l’invention du cinéma. Tout l’enjeu du futurisme est là, cinématographique et bergsonien, pétrir la matière du temps, relayer la technique, fabriquer du nouveau. Cette « religion du nouveau[22] », qu’est le futurisme, a deux traits principaux : 1. elle applaudit aux prouesses de la rationalité technique de son temps, en quoi elle est moderne ; 2. elle met toute sa rage destructrice et créatrice au service du « divin demain[23] », en quoi elle remplit sa fonction d’avant-garde. Elle multiplie alors des procédés insolents ou des actes provocants, comme l’hybridation des genres, le lancement des manifestes, l’élémentarisme des matériaux, la typographie dynamique, le recours aux onomatopées, la musique bruitiste, etc. À cet égard, les dadas et leurs confrères surréalistes n’auront plus qu’à puiser dans la boîte à idées futuriste.

Les futuristes ne sont ni des propagandistes des lendemains qui chantent, comme l’avant-garde bolchevique, ni des utopistes, remettant à plus tard, dans un avenir indéterminé, la réalisation de leurs rêves. Ils jouent leur va-tout sur le futur, mais sur un futur relativement proche. Marinetti le confesse : « Nous sommes les futuristes de demain et non d’après-demain[24]. » Mais comment les futuristes, qui ne prophétisent pas et ne connaissent pas à l’avance, comme les hégéliens et les marxistes, le but ou le sens ultime de l’histoire, comment se représentent-ils ce demain  qui ne ressemble en rien à hier ? D’un côté, fascinés par la technique, ils veulent construire le futur, comme des ingénieurs projettent et réalisent un pont, c’est leur penchant rationaliste. D’un autre côté, et chez Marinetti cela peut plonger dans le tréfonds patriotique, laissant parler leur intuition, manifestant leur génie, et surtout faisant montre de cran et ayant de l’énergie à revendre, ils inventent des gags ou des raccourcis, ils se font les propagandistes des recettes du nouveau. Au théâtre, par exemple, ils mettent en scène des instants frappants, l’équivalent des clips actuels.

On sait que les futuristes, en dépit de la « jactance de leurs déclarations[25] », sont partisans d’un sérieux élagage du langage. En particulier, Marinetti est prêt à sacrifier les divers modes et temps du verbe, considérés comme autant d’entraves à l’élan vital, au profit de la forme nominale du verbe, l’infinitif : « Le verbe à l’infinitif exprime l’optimisme même, la générosité absolue et la folie du devenir[26]. » Marinetti semble penser que le temps est un enfant qui joue aux dés (Héraclite), que la volonté est affirmative et non réactive (Nietzsche) et que l’évolution est créatrice (Bergson). C’est pourquoi, quoique moderne et avant-gardiste, il ne s’arrache pas au temps mais se coule dans le devenir. On touche là, au plus près, à la signification du futur futuriste, qui ne se réduit pas au projet prométhéen ou cartésien de maîtrise de la nature, mais découvre le mode impersonnel de l’infinitif : « Quand je dis courir, quel est le sujet de ce verbe ? Tous et tout, c’est-à-dire l’irradiation universelle de la vie qui court et dont nous sommes une petite partie consciente[27]. »

Les futuristes, bien qu’animés d’un élan patriotique, ne prolongent pas plus le passé qu’ils ne visent à édifier l’avenir. Abordant résolument « la folie du devenir », ils construisent ou inventent une cascade de futurs, des futurs équivalant idéalement à des infinitifs présents.

Le poète et boxeur Arthur Cravan, qui voulait égaler en génie son oncle Oscar Wilde, n’a pas été insensible au remue-ménage futuriste. Il a ainsi salué Marinetti, dès le premier numéro de Maintenant d’avril 1912 : « Le bruit que fait Marinetti est fait pour nous plaire : car la gloire est un scandale. » On remarque que le titre de la revue Maintenant dit à lui seul qu’il faut compter Arthur Cravan parmi les modernes et les activistes du présent. Toutefois, en mars-avril 1914, dans le fameux numéro de Maintenant où il éreinte presque tous les artistes de l’exposition des Indépendants, Cravan entend faire cavalier seul. Certes, il reconnaît la valeur intrinsèque du futurisme, quand, à propos de Robert Delaunay, il affirme que « presque toute la peinture à venir dérivera du futurisme auquel il manque également un génie, les Carrà ou Boccioni étant des nullités ». Mais, quand il publie cette mise en garde destinée aux critiques : « Ne pouvant pas me défendre dans la presse contre les critiques qui ont hypocritement insinué que je m’apparentais soit à Apollinaire ou à Marinetti, je viens les avertir que, s’ils recommencent, je leur tordrai les parties sexuelles », Cravan cherche expressément à se démarquer des modernistes Apollinaire ou Marinetti pour se mesurer seulement au génie de son oncle Oscar Wilde, comme ce dernier avait tenté lui-même d’égaler son grand-oncle Charles Maturin, l’auteur de Melmoth ou l’homme errant.

Il faut dire en passant que Guillaume Apollinaire s’est rallié au futurisme en l913, l’espace d’un été. Dans « L’Antitradition futuriste », un manifeste présenté sous forme de tableaux,  Apollinaire a fait la synthèse des concepts et des inventions futuristes. Que le futurisme ait pu séduire, au moins quelque temps, le poète aux multiples facettes Apollinaire et l’excentrique Arthur Cravan, cela plaiderait plutôt en faveur de la thèse, selon laquelle les dadas de Zurich, de Berlin ou de Paris auraient beaucoup puisé dans le répertoire futuriste[28].

Revenons à notre questionnement sur ce qui, en matière de temps, distingue Dada du mouvement futuriste. Alors que les futuristes se proclament modernes et d’avant-garde, les dadas se piquent d’être ni des modernes ni un mouvement d’avant-garde. Les voilà coincés dans le créneau du moment présent, ou si l’on préfère, dans le « maintenant » d’Arthur Cravan, pour ne pas parler du « nunisme » de Pierre Albert-Birot. En effet, s’appropriant le geste des futuristes, les dadas ont aboli la mémoire passéiste, mais comme ils malmènent aussi le futur futuriste, ils ne retiennent plus du devenir historique que l’immédiateté, le jaillissement, la spontanéité du présent. Marinetti évoquait « la folie du devenir ». Cela deviendra, dans le « Manifeste Dada 1918 », sous la plume de Tristan Tzara, la « folie du moment ».

Poètes ou artistes, les futuristes lancent des manifestes et font scandale pour rallier un large public. Ils veulent construire, avec leur optimisme progressiste, leur projet marketing et leur stratégie d’avant-garde, autant de futurs concrets ou d’infinitifs présents que les ingénieurs inventent d’objets techniques ou que les industriels commercialisent des brevets. De leur côté, si les dadas rédigent des manifestes et mystifient le public, ils ne sont nullement persuadés d’être des poètes ni des artistes. Privés d’une stratégie d’avant-garde, muets sur un véritable programme révolutionnaire et observant néanmoins un certain plan marketing, les dadas se donnent tout entier à la « folie du moment », soit dans leur performance en public, soit dans leur existence individuelle.

Dynamiques et enthousiastes, les futuristes se sont voulus des guerriers, avant et durant la Grande Guerre. N’oublions pas à ce sujet que Dada est né à l’abri de la guerre, en terrain neutre. Les dadas de Zurich ne sont ni des pacifistes convaincus, ni des révolutionnaires à tout crin. Ils sont plutôt dans la position d’esprit d’un Jacques Vaché arborant sur le front « un uniforme admirablement coupé, et par surcroît coupé en deux, uniforme en quelque sorte synthétique qui est, d’un côté, celui des armées “alliées”, de l’autre celui des armées “ennemies”[29] ». Cette synthèse de l’ami et de l’ennemi, cette confusion du oui et du non, ce « parti pris d’indifférence totale[30] », ce relativisme, cette attitude individualiste qu’André Breton attribue à Jacques Vaché, tout cela décrit à merveille l’illogique de la pensée dada, où l’acting out, le passage à l’acte, le « moment de folie », est comme une des modalités de l’intériorité individuelle. Sachant que les futuristes se voient comme des guerriers, les dadas apparaissent alors comme des soldats démobilisés ou plutôt comme des soldats perdus, menant ici ou là des escarmouches pour leur propre compte.

Il serait vain de nier qu’il existe trois types ou trois individualités bien marquées : 1. la figure du futuriste italien, activiste et constructiviste, partisan de « l’imagination sans fils » ; 2. la silhouette du dandy dada, paradoxal et attrape-tout, cultivant un individualisme funambule ; 3. le portrait de groupe des surréalistes, association collagiste à la recherche du temps sans fil.

De la même façon, il serait inutile de prétendre que la scénographie dada est étrangère à la machinerie futuriste, comme il serait absurde de contester que les surréalistes aient d’abord fait leurs classes dans les rangs de Dada.

À cet égard, pour mieux souligner les connexions existant entre futurisme, Dada et surréalisme, on peut faire l’hypothèse que, si l’appellation futuriste et le label Dada n’avaient pas été retenus, si donc la référence au temps et un terme arbitraire n’avaient pas servi auparavant, les surréalistes se seraient sans doute empressés de se désigner ouvertement comme des poètes du hasard, des collagistes de la rencontre ou des chercheurs du temps sans fil.

En 2008, des durées artificielles sont diffusées en permanence à l’attention du public universel. Auditeurs et téléspectateurs, voyeurs et voyageurs, joueurs vidéo et navigateurs sur Internet, consommateurs de marchandises et d’icônes publicitaires s’abreuvent jour et nuit de microdurées. La population planétaire ne s’inscrit plus dans l’histoire universelle mais s’abandonne au sans fil des durées.

Or ce sans fil des durées artificielles qui nous est familier est lui-même tissé d’autres modes d’existences du temps, qu’il faut bien appeler le temps sans fil surréaliste, le présent dada et le futur futuriste.

Dominguez Le souvenir de l'avenir (dessin)
Dominguez Le souvenir de l’avenir (dessin)

Le Souvenir de l’avenir selon Domínguez
Tandis qu’un cygne se profile à l’horizon, on découvre au premier plan du dessin Le Souvenir de l’avenir d’Óscar Domínguez une sorte de meuble incurvé et oblong, surmonté d’un phonographe à pavillon et servant de piédestal à une créature mi-femme mi-cygne, dont la robe épouse exactement la forme d’un pavillon de gramophone. Or si nous combinons en pensée d’une part le phonographe à pavillon et d’autre part la créature féminine à la robe évasée d’où émergent d’un côté deux pieds cambrés et de l’autre un bras coudé, on obtient très exactement le fameux objet de Domínguez intitulé Jamais représentant les pieds chaussés de talons aiguilles d’une femme happée par un pavillon de gramophone et dont une main néanmoins ressort par le conduit étroit du pavillon pour remplir la fonction d’un bras de phonographe frôlant les seins et le ventre d’un plateau en rotation.

Proposons une lecture sonore du dessin et de l’objet. Commençons par le dessin, où coexistent un phonographe en état de marche et une femme-cygne en position de danseuse. Ne pourrait-on pas dire, vu le cygne au fond du dessin, qu’est mis en scène ici le fabuleux chant du cygne, du doux et merveilleux chant que le cygne ferait entendre avant de mourir ? Le titre du dessin, Le Souvenir de l’avenir, aurait alors un sens prémonitoire. Il annoncerait la mort imminente de la ballerine ou de la femme-cygne. Mais dès que l’on passe à l’objet, il n’y a plus de doute, la mort est à l’œuvre. La femme aux talons aiguilles est bel et bien absorbée par le pavillon du gramophone. Comme elle fait corps avec l’instrument, on peut à nouveau parler de chant du cygne. N’est-ce pas, pour Domínguez, mais aussi pour nous, qu’un phonographe fait entendre, ou fait même vibrer, les accents de la vie, dans les sillons de la mort ? Quant au titre de l’objet, Jamais, il a beau sonner comme un refus de la mort, il finit par désigner ce que précisément il veut dénier, c’est-à-dire l’instance de la mort emportant ou ravissant la frêle et exquise danseuse.

En cette même année 1938, où l’objet Jamais est présenté à l’exposition internationale du surréalisme de la galerie des Beaux-Arts et où le dessin Le Souvenir de l’avenir paraît dans le recueil Trajectoire du rêve d’André Breton, Domínguez peint Souvenir de l’avenir, un de ses premiers tableaux lithochroniques. Le dessin et la toile ont beau avoir le même titre, ils n’ont pas le même motif. En effet, nulle trace de personnage dans la toile Souvenir de l’avenir, hormis une machine à écrire aux touches échevelées, modeste artefact perdu dans un vaste paysage minéral où les plissements géologiques du relief le disputent à d’infranchissables failles. Quand il peint cette toile, Óscar Domínguez commence à prendre conscience de la minéralisation du temps, du concept de peinture ou de sculpture lithochronique qu’il développera bientôt avec Ernesto Sábato. Le titre du tableau, Souvenir de l’avenir, témoigne que le peintre né à La Laguna a la ferme intention de batailler avec le temps. Mais tandis que le dessin Le Souvenir de l’avenir et l’objet Jamais, qui en est l’illustration concrète, magnifiaient l’image onirique du chant du cygne ou de la femme qui disparaît, la toile Souvenir de l’avenir qui met à nu les strates géologiques du relief et pétrifie même un nuage, entend moins figurer le temps par une image fulgurante qu’embrasser sa notion et en indiquer les linéaments. Mais, dans le paysage minéral et désolé du tableau, la petite machine à écrire aux touches déglinguées ne passe pas inaperçue. On découvre en effet, et cela pourrait nous faire remonter jusqu’aux futuristes, que la machine à écrire comme le phonographe sont des capteurs ou des intercesseurs du temps. Il semblerait, par exemple, que la feuille de papier enroulée sur la machine à écrire de Souvenir de l’avenir pourrait comporter quelque message dactylographié et pourquoi pas quelque confession à portée testamentaire.

Dominguez Souvenir de l'avenir (toile)
Dominguez Souvenir de l’avenir (toile)

Le « souvenir du futur » selon Breton
En 1938, il y a un avis de tempête pour Domínguez. La guerre en Espagne le tient plus que jamais éloigné de Tenerife. Il a une grande part de responsabilité dans l’accident qui vaut à Victor Brauner la perte d’un œil. Et, bien entendu, les menaces de déflagration qui pèsent sur l’Europe n’ont aucune raison d’épargner la France. Tout cela contribue à une interrogation ardente sur le passé, le présent et le futur. Mais comment expliquer, plus précisément, que Domínguez ait fait sienne l’expression « souvenir de l’avenir » ? Ce qui peut nous mettre sur la piste, c’est le récit du rêve d’André Breton du 7 février 1937. En effet, se trouvant dans l’atelier de Domínguez, le rêveur Breton voit le peintre canarien faire surgir de la toile une suite de scènes animées : apparition d’un réseau d’arbres, transformation des arbres en une grille de lions fellateurs en acte, jaillissement final d’une aurore boréale. Cette peinture, automatique et cinétique, est une peinture animée qui rivalise avec le dessin animé[31]. Le peintre Domínguez accomplit en rêve l’équivalent d’une durée filmique. Pour tout dire, Breton découvre en Domínguez un peintre du temps, et qui plus est, un peintre orgiaque et cosmique. Et comme de surcroît, Breton accorde au rêve, tout au moins sur le plan théorique, une valeur prémonitoire, on peut penser que cela engage Domínguez, en particulier aux yeux de Breton, à devenir un voyant du temps.

Mais que le peintre canarien devienne un guetteur ou un voyant du temps, cela n’a rien d’étonnant, si l’on songe que le surréalisme ne poursuit rien d’autre que le hasard objectif ou la magnétisation des durées. À cet égard, il faut examiner à nouveau la page autographe servant de frontispice à l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, dans laquelle on voit justement apparaître l’expression « Le souvenir du futur », qui est l’équivalent exact du Souvenir de l’avenir, le titre utilisé à deux reprises par Domínguez.

L’important n’est pas de savoir si, oui ou non, Breton a soufflé à Domínguez le titre Le Souvenir de l’avenir, mais de constater qu’il y a de la part de Domínguez comme de Breton un véritable attrait pour la notion de temps. Dès lors, il faut se pencher sérieusement sur la quatrième partie du frontispice où figure l’expression « Le souvenir du futur », une formulation que Breton a d’ailleurs tenu à souligner. On y découvre d’abord une définition du souvenir : « Je me souviens (la part de ce que l’on m’on accordera que j’invente dans ce dont je me souviens) ». On le voit, pour André Breton, la mémoire est sujette à caution. Il y a dans la remémoration du passé une part qui est authentique, véridique ou fidèle, mais il y a aussi une part de pure fabulation dans les souvenirs, comme si l’imagination s’invitait au festin des événements passés ou révolus.

C’est donc après avoir noté cette phrase sur le souvenir proprement dit, un souvenir qui est autant une imagination du passé qu’une mémoire du passé, que Breton lui adjoint l’expression audacieuse de « souvenir du futur ». Une expression audacieuse, qui résulte d’une simple symétrie dans la pensée de Breton. En effet, de même que l’imagination vient troubler l’évocation du passé, la mémoire à son tour vient hanter les contrées du futur. Dès lors, Breton est à même de distinguer les trois types d’anticipations qui incarnent à merveille le souvenir du futur, à savoir, les promesses, les prophéties et les antécédents.

  1. En qui concerne les promesses, Breton affirme qu’elles seront « tenues ou non », tout en ajoutant, dans une parenthèse, qu’elles seront « (forcément tenues) ». Dans quelle mesure sommes-nous amenés à tenir nos promesses ? Sous quel angle aborder les promesses ? Faut-il y voir des engagements moraux ou des vecteurs du temps ? Et surtout, que veut dire Breton, quand il écrit que les promesses seront forcément tenues ? À notre sens, Breton suggère que l’enjeu de la promesse n’est pas moral mais temporel. Je ne tiens pas ma promesse par devoir ou par obligation. Je tiens ma promesse parce que ma mémoire anticipatrice fait de la promesse un souvenir déjà inscrit dans le devenir, bref un souvenir du futur. Une vraie promesse n’est pas faite en l’air. C’est le premier exercice d’une création patiente ou continuée.
  2.  En ce qui concerne les prophéties, Breton note : « Les prophéties réalisées ou non », suivi de la parenthèse : « (forcément réalisées) ». Une fois de plus, qu’est-ce qui incline André Breton à déclarer que les prophéties seront « forcément réalisées », alors qu’il sait pertinemment que nombre de prophéties ont été démenties ? À ses yeux, les prophéties se réaliseront nécessairement, non en raison d’une prescience ou d’une excellence dans la prévision mais en vertu d’une voyance ou d’un souvenir de l’avenir. La prophétie est le deuxième cas de figure de l’intuition d’une durée.
  3. Enfin, pour ce qui est des antécédents, Breton couche sur le papier cet énoncé purement nietzschéen : « Les antécédents, ce qui m’annonce et ce que j’annonce. » Le concept de souvenir du futur prend ici son plein essor. De même qu’il y avait des prédécesseurs attendant la venue d’André Breton et comptant sur lui, Breton a lui-même des successeurs et non des disciples, déjà inscrits sur les tablettes du futur. Comment dire ? D’un côté, on songe à Spinoza et à Diderot, car ce qui advient, dans la série des antécédents et des conséquents, c’est la persévération ou la perpétuation fatale d’un désir, et d’un autre côté on pense à Bergson et à Nietzsche, car ce qui survenait hier et retentira demain, c’est l’intuition d’une durée ou la création intempestive d’une flopée d’événements.

Il nous faut mentionner maintenant la dernière ligne du frontispice, qui s’inscrit juste après les énoncés relatifs au souvenir du futur. Breton conclut par ces deux formules : « Négation de la mort. L’insuffisance religieuse. » Remarquons d’abord que Breton, en prônant la négation de la mort, ne fait que se conformer au sixième et dernier secret de l’art magique surréaliste, révélé peu auparavant dans le Manifeste du surréalisme et qui a pour titre « Contre la mort ». À elles seules, les expressions « Négation de la mort » du frontispice et « Contre la mort » du Manifeste du surréalisme, nous font sentir que la pensée surréaliste est une spéculation sur le temps qui n’est pas arrimée à la mort, contrairement à la pensée de Pascal et de Kierkegaard ou celle à venir de Heidegger. Il y a néanmoins une mort qui taraude les surréalistes, c’est le suicide, c’est la mort volontaire. Elle fait d’ailleurs l’objet, exactement à l’époque qui nous occupe, d’une enquête dans La Révolution surréaliste : « Le suicide est-il une solution ? ».

Remarquons brièvement que le sixième secret de l’art magique surréaliste intitulé « Contre la mort » sera suivi en 1936 d’un septième secret qu’André Breton consacrera à la « décalcomanie sans objet préconçu » inventée par Domínguez, septième secret qu’il intitulera : « Pour ouvrir à volonté sa fenêtre sur les plus beaux paysages du monde et d’ailleurs ».

Relisons le début de « Contre la mort » : « Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète. Il gantera votre main, y ensevelissant l’M profond par lequel commence le mot Mémoire. » Il s’agit ici, non pas d’ignorer la mort mais de la subvertir. L’art magique surréaliste préconise d’enfiler un gant pour se garder de la mort et y enfouir la mémoire. Cette main surréaliste, qui n’est pas une main amie de la mort, c’est la main rouge de L’Énigme de la fatalité, le tableau triangulaire de Giorgio de Chirico acquis par André Breton[32]. Ou bien, dans le Destin du poète, autre toile de Chirico, c’est la main noire surplombant un livre et un œuf. Mieux encore, dans Le Chant de l’amour, c’est le gant en caoutchouc rose, un gant de sage-femme, qui autorise Giorgio de Chirico à célébrer sa propre naissance. En somme, quand un surréaliste prend en main son destin, il coffre sa mémoire et délivre son imagination.  Il peut ouvrir ainsi la voie aux souvenirs du futur.

Si l’on n’était pas convaincu que Breton invoque la peinture métaphysique de Chirico pour mieux affronter la fatalité et la mort, il suffirait de lire la suite du sixième secret de l’art magique surréaliste : « Ne manquez pas de prendre d’heureuses dispositions testamentaires : je demande pour ma part, à être conduit au cimetière dans une voiture de déménagement. » Que dire d’autre, sinon que Breton songe à la voiture jaune de déménagement que Chirico a peinte dans L’Angoisse du départ ou dans L’Énigme d’une journée ou encore dans Mystère et mélancolie d’une rue. En fait, Giorgio de Chirico, qui était hanté par le séjour et l’effondrement de Nietzsche à Turin, a fait de la peinture un art de divination, un art hallucinatoire requérant tantôt un gant chirurgical tantôt une voiture de déménagement.

Citons enfin la seconde disposition testamentaire : « Que mes amis détruisent jusqu’au dernier exemplaire l’édition du Discours sur le peu de réalité. » Voilà un cas emblématique de souvenir du futur. Alors que Breton publie, en mars 1925 puis en juin 1927, l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, il n’écrira pourtant pas le Discours sur le peu de réalité, dont il a annoncé la parution[33], mais dont il a aussi prévu l’annihilation de l’édition. Breton a-t-il sabordé l’écriture du Discours sur le peu de réalité pour annuler la disposition testamentaire sur la destruction de l’édition, ou tout au contraire, s’est-il abstenu d’écrire l’ouvrage, procédant ainsi à son effacement et facilitant à coup sûr la disposition testamentaire ? Dans les deux cas, il y a un retentissement dans le futur du projet initial de destruction. C’est cela même un souvenir du futur. Le Discours sur le peu de réalité, comme son titre l’indique, est un livre mort-né que Breton, à sa mort, a emporté dans une voiture de déménagement.

La pétrification du temps
Tout au long de sa vie, Breton n’a entendu dans son demi-sommeil qu’une vingtaine ou une trentaine de messages automatiques, dont la phrase de présommeil, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », est le prototype. En revanche, en s’adonnant à l’écriture automatique, seul, ou à deux, comme dans Les Champs magnétiques, il a pu noircir des centaines de pages. Mais il s’est vite aperçu que la pléthore de textes dits surréalistes représentait un écueil pour  l’écriture automatique. Car l’écriture automatique n’est pas comparable à la règle psychanalytique du « tout dire », ni même assimilable à un produit de l’inconscient. Mais comment déchiffrer alors un message automatique ? Comment lire une page d’écriture automatique ? Selon nous, l’écriture automatique est moins un fait de langage qu’un fait temporel entrant dans la catégorie des événements troublants, pétris de coïncidences, que les surréalistes désignent sous le nom de hasard objectif.

Disons un mot sur la spécificité du hasard objectif. Les faits de hasard objectif, à condition, bien sûr, qu’ils soient authentifiés, révèlent l’existence d’une forte liaison entre divers événements contemporains ou non, comme s’ils n’appartenaient pas au cours habituel des choses et ne s’inscrivaient pas dans un cadre explicatif connu. On peut définir le hasard objectif comme une durée automatique ou un collage temporel agglutinant indifféremment du présent, du passé ou du futur. C’est pourquoi, nous proposons de ranger sous la même rubrique de durées automatiques aussi bien les faits recensés comme hasard objectif que les messages ou les textes d’écriture automatique. À cet égard, le meilleur exemple, qui nous plonge à la fois dans le hasard objectif et dans l’écriture automatique, est celui du déchiffrement, dans la signature d’André Breton, de ses initiales A B comme étant un équivalent de l’année 1713.

En somme, l’automatisme, et a fortiori l’automatisme absolu, est indissociable d’une magnétisation des événements au gré du temps sans fil. Et cela aussi bien pour la peinture ou la sculpture que pour l’écriture. On comprend alors pourquoi Breton, dans Minotaure de mai 1939, traitant de l’automatisme absolu en peinture, conclut son article sur le lithochronisme, qui n’est autre qu’une théorie et une pratique de la pétrification automatique du temps[34]. Ou si l’on préfère, le collage automatique des événements que l’on observe dans un hasard objectif a son exact pendant dans un tableau, une sculpture ou un objet lithochronique. De même que le cinéma est un collage de durées filmiques, de même que le dessin animé est une animation d’objets inanimés et une pétrification de créatures animées, il faut regarder la peinture lithochronique de Domínguez, de Matta, d’Onslow Ford ou d’Esteban Francés, la photographie lithochronique de Raoul Ubac, les dessins ou les objets lithochroniques de Seligmann ou de Domínguez, comme des expressions de l’automatisme mais aussi comme une synthèse ou un collage de durées.

Si l’on admet, à la suite de Breton, que L’Ultrameuble de Seligmann est l’objet lithochronique par excellence, et qu’un objet lithochronique résulte de l’attraction irrésistible de deux corps, à l’image du cygne et de Léda, alors on verra le lithochronisme à l’œuvre aussi bien dans le fameux objet de Domínguez Jamais, où le corps d’une femme à talons aiguilles est englouti par un pavillon de phonographe, que dans le dessin Le Souvenir de l’avenir, où coexistent un gramophone et une femme-cygne en position de ballerine, sans oublier que le temps est pointé  dans l’intitulé des deux oeuvres. En ce qui concerne Domínguez, il serait même possible de pousser l’enquête un peu plus loin, en invoquant des toiles comme Souvenir de l’avenir ou L’Estocade lithochronique et surtout en portant son attention sur le dernier paragraphe de « La pétrification du temps » : « Les étranges langoustes empaillées, les fossiles, les coquillages, les éléphants bourrés de crins, etc., attendent avec la plus vive angoisse que les mains du poète viennent les livrer à l’espace, cet espace où Marie-Louise a laissé à tout jamais la surface lithochronique authentiquement convulsive de son suicide, le jour où elle se jeta dans le vide du dernier étage de la grande tour[35]. » Or parmi les bois du mexicain Posada reproduits en 1937 dans Minotaure figure une gravure intitulée Marie-Louise, la suicidée et représentant une femme qui se jette dans le vide depuis une tour de la cathédrale de Mexico. Exactement sur le même  thème, Frida Kahlo a peint en 1939 Le Suicide de Dorothy Hale, où cette fois-ci la jeune femme se précipite dans le vide du haut d’un building de New York. En 1942, Domínguez traite le même sujet en dessinant une femme nue en équilibre instable sur le rebord d’un toit de terrasse, avec l’inscription « LA SUICIDÉE » tracée sur le pignon de l’immeuble attenant, ainsi qu’une flèche préfigurant le sens de la chute.

En fait, on découvre que la femme-cygne et ballerine du dessin Le Souvenir de l’avenir, que la femme à talons aiguilles plongeant dans le gramophone Jamais, que Marie-Louise et Dorothy Hale sautant dans le vide ou encore que la  femme nue dessinée par Domínguez sur le rebord d’un toit, on découvre que toutes ces femmes effectuent un plongeon dans le vide mais aussi dans le temps, et que cet espace vide définit pour Domínguez et Sábato une surface lithochronique ou une pétrification du temps.

Quand Domínguez écrit : « cet espace [vide] où Marie-Louise a laissé à tout jamais la surface lithochronique authentiquement convulsive de son suicide », il modifie par là-même l’objet surréaliste Jamais où une jeune femme est happée par un gramophone, en objet lithochronique À tout jamais, où une jeune femme plonge dans le vide et se suicide pour l’éternité, passant ainsi d’une certaine dénégation du temps à une affirmation de la durée. Car ne sont dépeints ici ni la fascination de la mort ni l’acte du suicide. Tout au contraire, la peinture lithochronique, comme la sculpture lithochronique, se voudrait le relevé le plus précis et le plus authentique des durées automatiques.

Avançons encore d’un pas. Car le saut dans le vide de Marie-Louise la suicidée réactive l’expérience, souvent citée par le philosophe Bergson, de l’hypermnésie des mourants. À en croire les réchappés d’une mort certaine, ce serait toute sa vie en accéléré que l’alpiniste verrait défiler durant sa chute, ce serait le film intégral de son existence que le noyé visionnerait au moment de couler. La thèse bergsonienne de la conservation intégrale des souvenirs dans la mémoire, qui a pour conséquence de transformer le temps en durée, est en fait partagée par Breton, Domínguez et Sábato. En effet, Breton, comme l’indique le frontispice de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, réfléchit sur le « souvenir du futur » et sur le temps sans fil. Domínguez, pour sa part, avec le dessin Le Souvenir de l’avenir et son tableau Souvenir de l’avenir, s’est essayé, comme nous venons de le suggérer, à figurer une durée automatique. Quant à Sábato, inventeur avec Domínguez, du lithochronisme, il en défendra, beaucoup plus tard, la pertinence et le fécondité, en précisant que c’est au moment où nous mourons que se produit une illumination de notre existence et la pétrification du temps : « [Ma] rencontre [avec Domínguez] fut d’une énorme importance, bien qu’à ce moment-là elle n’en eut pas l’air. […] le passé n’est pas quelque chose de cristallisé, comme certains le supposent, mais une configuration qui change au fur et à mesure que notre existence avance, et qui atteint son sens réel à l’instant même où nous mourons, quand il restera pour toujours pétrifié. […] Et même ce qu’on a cru n’être que de simples blagues ou des mystifications peut devenir, dans cette perspective de la mort, de sinistres prédictions[36]. »

La consigne de Lautréamont
Rappelons une fois encore les trois formules étayant, selon Breton, le « souvenir du futur » : « Les promesses tenues ou non (forcément tenues) / Les prophéties réalisées ou non (forcément réalisées)[37] / Les antécédents, ce qui m’annonce et ce que j’annonce. » Or, on trouve dans le sixième chant des Chants de Maldoror une sentence énonçant et annonçant le « souvenir du futur » défini par Breton : « Le passé radieux a fait de brillantes promesses à l’avenir : il les tiendra. » Ainsi, pour Lautréamont, bientôt relayé par Breton, quand le passé s’engage auprès de l’avenir et lui fait de « brillantes promesses », il n’a d’autre choix que de tenir ses engagements. Mais, notons au passage que, contrairement au récit révolutionnaire ou à la rêverie utopique, l’avenir radieux ne sort pas des décombres du passé. Pour qu’un avenir quelque peu brillant se profile à l’horizon, il faut l’impulsion d’un passé plutôt radieux envisageant et ménageant sa propre relance.

André Breton a une nette conscience qu’Isidore Ducasse l’annonce. Mais il a aussi conscience, comme il l’écrit à sa femme Simone le 9 août 1927, que sans Huysmans il ne serait pas André Breton, et que, réciproquement, sans André Breton Huysmans ne serait pas Huysmans : « En rade, quelle merveille Huysmans, presque le seul auteur dont je pense qu’il a vraiment écrit pour moi, et si je n’avais pas dû exister, il n’eut pas été ce qu’il est[38]. » Il faut comprendre que le temps, tel que l’envisage Breton, échappe tout autant à la théologie de la prédestination qu’au devenir historique hégélien, révolutionnaire ou avant-gardiste.

Et tel est le paradoxe : alors que le futurisme semble centré sur le temps, par son appellation et son rôle d’avant-garde historique, il reviendra plutôt au surréalisme, mouvement moderne mais non avant-gardiste, de multiplier les spéculations et les expériences sur le temps.

Nombreuses sont les interventions de Marcel Duchamp sur le temps. Par exemple, quand il parle de « retard en verre » ou encore de « hasard en conserve », deux notions qui seront d’ailleurs répertoriées dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme. Pour Duchamp, le Grand Verre ou La Mariée mise à nu par ses célibataires, même est tout à la fois un « retard en verre » ou une bombe à retardement, du « hasard en conserve » ou une durée automatique. En mettant son vitrail sous le nez même du regardeur, et en le glosant avec une quantité de notes marginales, Duchamp a le sentiment ou la conviction que son « retard en verre » pourra patienter durant des années, que sa peinture en verre est autant une projection dans l’espace que dans le temps.

Lorsque Marcel Duchamp met en route des procédés de retardement ou bien encore lorsqu’il fait de l’élevage de poussière, il saisit en fait l’occasion de se démarquer des futuristes, obnubilés par le « divin demain » ou excités par la « folie du devenir ». Il en va de même de son ami Arthur Cravan, qui bien que séduit par la furie futuriste, préfère marteler quant à lui que son coup de poing se règle d’abord sur le ring ou dans l’instant. C’est pourquoi divers propos provocateurs et interventions intempestives émaillent les numéros de la revue Maintenant, depuis la question « où en sommes-nous avec le temps ? », qui clôt la visite d’Arthur Cravan à André Gide, jusqu’au scoop annonçant qu’Oscar Wilde est toujours vivant – Arthur Cravan relatant dans le détail la visite que lui aurait faite, dans la nuit du 23 mars 1913, son oncle Oscar Wilde, en principe défunt en l’an 1900.

Dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, outre les mots de Retard  ou de Hasard, on trouve, le terme Avenir, éclairé par une citation de Xavier Forneret : « L’Avenir n’est qu’un mort, qui, s’étendant, revient. » À lire cette définition présentant l’avenir comme un revenant ou un survenant, on voit bien que, pour les surréalistes, le futur n’a pas de valeur programmatique ni prospective comme chez les futuristes, mais qu’il aurait plutôt une puissance de rétrospection et de révélation, ce qui l’apparenterait à une mémoire. Cela nous remettrait une nouvelle fois sur la piste du « souvenir du futur », avec ses trois modalités de la promesse, de la prophétie et des antécédents.

La promesse est un engagement qui ne tend à rien d’autre qu’à son accomplissement. Mais le plus miraculeux en l’occurrence n’est pas l’observance morale ni la coïncidence avec soi-même, mais la traversée des orages du temps. La promesse, en dépit des aléas de la vie, est le transport d’un souvenir dans le futur. Le véritable exploit réside moins dans la fidélité à la parole donnée que dans la rémanence et la réviviscence d’un souvenir. On pourrait en dire autant de l’oracle ou de la prophétie qui, bien qu’ils soient un pari beaucoup plus risqué que celui de la promesse, entendent signaler que le futur n’est pas hors de portée pour celui qui en a le pressentiment ou une prescience actuelle. Le miracle ici ne résiderait pas dans la faculté de voyance mais dans le télescopage de deux moments éloignés dans le temps. Enfin, si l’on admet que Breton a pour antécédent Isidore Ducasse, ou que Breton est le souvenir du futur de Huysmans, ce ne serait pas en vertu d’une causalité efficiente ni d’une causalité finale, mais en raison d’une temporalité niant l’irréversibilité comme la versatilité du temps.

À tout prendre, futurisme, Dada et surréalisme ont contribué, chacun à sa manière, à renouveler les cadres temporels de la modernité. Modèle de l’avant-garde historique, héritier du scientisme et partisan de l’efficience technique, le futurisme, comme son nom l’indique, a mis l’accent sur les transformations du temps. Ou plus précisément, pour les futuristes, qui renvoyaient dos à dos le sujet et l’objet et privilégiaient le verbe, le futur a pris la forme de l’infinitif présent. Marinetti a recueilli dans le devenir en folie un condensé des modalités du temps. Ainsi, le futurisme qui lorgne du côté de l’histoire, comme l’exige sa philosophie du progrès, est-il aussi titillé par des mutations internes au temps. Or, c’est Dada, son fils prodigue, qui abattra le premier la carte du temps, en sautant sur l’aubaine du présent, allant jusqu’à en faire un happening permanent. Dada tirera ainsi son épingle du jeu, tout en refusant le legs futuriste. Mais il restera coincé à jamais dans le créneau du présent. Puis ce sera au tour des surréalistes, après un stage conséquent chez Dada, de fondre sur le temps. Et c’est là justement qu’intervient le thème du sans fil, cantonné par Marinetti à « l’imagination sans fils » et élevé par Breton à la hauteur du temps sans fil, ce temps palpable et éclaté qui, à l’instar du cinéma, magnétise des durées.

À la différence du scandale dada qui s’est essoufflé au bout de quelques années, l’avant-garde futuriste et le collège surréaliste se sont maintenus en selle pendant des décennies. Mais que nous disent à présent ces trois mouvements, qui apparaissent comme des chapitres clos de l’histoire artistique et littéraire, et dont les dernières résurgences datent de mai 1968 ? Il semble qu’ils ne nous disent pas grand-chose, un même sort s’acharnant sur eux et les prenant à rebours.

À quoi bon songer au futurisme, quand sur la banderole barrant l’horizon on lit no future ? Que peut peser Dada face à la surenchère du cirque médiatique ? Et pourquoi en appeler à la poésie surréaliste, quand le génie du troupeau a pignon sur rue ?

En fait, il semble que nous fassions, sans le savoir, beaucoup d’emprunts aux anciennes bandes futuriste, dada ou surréaliste. Le slogan no future pourrait être un pied de nez dada au futur futuriste. Pour renouveler notre actualité absurde, délirante ou dada, nous puiserions hardiment parmi les recettes futuristes. Et pour nous faufiler dans la modernité, ou plus simplement pour nous défiler, nous aurions recours, en sus de tous les portables, au temps sans fil des surréalistes.

Georges Sebbag

Notes

[1] Le 21 juillet 1917, André Breton lance des roses à Musidora sur la scène du théâtre Bobino à l’issue de la pièce Le Maillot noir, une pièce mêlant à l’intrigue une projection cinématographique (Voir Patrick Cazals, Musidora la dixième muse, Henri Veyrier, 1978). Le 23 juillet, dans une lettre à Théodore Fraenkel, il transcrit un passage d’une lettre adressée à Musidora affirmant qu’un poète s’honorerait d’avoir pour interprète celle qui incarne pour certains une « moderne fée adorablement douée pour le mal ».  Et il insiste auprès de Fraenkel : « Musidora est bien la femme moderne en quelque chose » (Voir André Breton, Œuvres complètes, I, Le Trésor des jésuites, notice, p. 1745).

[2] Voir Aragon, « L’homme coupé en deux », Les Lettres françaises n° 1233, 8 mai 1968, p. 8.

[3] Il faut mentionner ici le plan du cimetière dessiné par Robert Desnos à la fin de Pénalités de l’enfer ou Nouvelles Hébrides (1922), où trente-huit tombes (surréalistes, personnages du récit, amis, mais aussi Dieu) encadrent une fosse commune où reposent Ducasse, Rimbaud, Jarry, Vaché, etc., bref tout le panthéon littéraire des surréalistes et de Robert Desnos. Voir les deux variantes de ce plan in Robert Desnos, Œuvres, éd. Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 118-119.

[4] Voir « Contre la mort » in André Breton, Manifeste du surréalisme, « Secrets de l’art magique surréaliste ».

[5] Robert Desnos, « Description d’une révolte prochaine », La Révolution surréaliste n° 3, 15 avril 1925.

[6] Dans la collection d’André Breton figurait, comme l’a révélé la vente d’avril 2003, un cahier à spirales comprenant des collages non signés, datant probablement de 1930. Le premier collage du cahier montre, occupant la tribune de l’assemblée nationale, appelée aussi perchoir, une énorme tête de bec-en-sabot.

[7] Voir André Breton, « Giorgio de Chirico. – 12 Tavole in Fototipia » in « Livres choisis », Littérature n° 11, janvier 1920. Ce texte, qui sera repris comme préface au catalogue de l’exposition Giorgio de Chirico de mars-avril 1922 à la galerie Paul Guillaume, sera recueilli dans Les Pas perdus.

[8] André Breton : « On sait aujourd’hui, grâce au cinéma, le moyen de faire arriver une locomotive sur un tableau », in « Max Ernst », préface au catalogue de l’exposition Max Ernst de mai-juin 1921 à la librairie du Sans Pareil, repris dans Les Pas perdus.

[9] André Breton, « Caractère de l’évolution moderne et ce qui en participe », conférence de Barcelone du 17 novembre 1922, repris dans  Les Pas perdus.

[10] Pour étayer le propos d’Aragon, on pourrait citer trois légendes de photos de couverture : « Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme » (La Révolution surréaliste n° 1), « 1925 : fin de l’ère chrétienne » (La Révolution surréaliste n° 3), « Le passé » (La Révolution surréaliste n° 5), cette troisième légende s’appliquant à un pêle-mêle de tracts et de revues, dadaïstes ou surréalistes, La Révolution surréaliste n° 5 incluse.

[11] Voir André Breton, Introduction au Discours sur le peu de réalité, Gallimard, 1927.

[12] L’article de Max Morise « Itinéraire du temps de la préhistoire à nos jours » (La Révolution surréaliste n° 11, 15 mars 1928), outre sa visée humoristique, se veut une spéculation sur le temps, où le discontinu se mêle au continu. C’est dans les propos subjectifs de Morise qu’affleure ici ou là l’idée du temps sans fil.

[13] On pourrait aussi citer ces deux vers d’André Breton : « L’éternité recherche une montre-bracelet / Un peu avant minuit près du débarcadère » (« Au regard des divinités », Clair de terre).

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[14] L’expression « être dans la ligne » apparaît dans Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non (1942) d’André Breton : « Les partis : ce qui est, ce qui n’est pas dans la ligne. Mais si ma propre ligne, fort sinueuse, j’en conviens, du moins la mienne, passe par Héraclite, Abélard, Eckhart, Retz, Rousseau, Swift, Sade, Lewis, Arnim, Lautréamont, Engels, Jarry et quelques autres ? Je m’en suis fait un système de coordonnées à mon usage, système qui résiste à mon expérience personnelle et, donc, me paraît inclure quelques-unes des chances de demain. »

[15] Voir le jeu-enquête « Ouvrez-vous ? » dans Medium, nouvelle série, n° 1, novembre 1953.

[16] Voir André Breton, « Perspective cavalière », La Brèche n° 5, octobre 1963.

[17] G. Papini : « Pourquoi je suis futuriste », Lacerba n° 23, 1er décembre 1913, Florence. Repris dans Giovanni Lista, Futurisme, Manifestes, Documents, Proclamations, éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973, p. 91-92.

[18] C. Carrà, « La peinture des sons, bruits et odeurs », Milan, 11 août 1913 (G. Lista, ibid., p. 182-186).

[19] L. Folgore, « Le futurisme », Sic n° 17, mai 1917.

[20] Voir G. Lista, ibid., p. 373-375.

[21] Marinetti, Le Futurisme, Sansot, Paris, 1911. Fragment repris dans Marinetti et le futurisme, Études, documents, iconographie, réunis et présentés par Giovanni Lista, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1977, p. 40.

[22] Marinetti utilise l’expression « religion du nouveau » en 1924. Voir G. Lista, ibid., p. 94, 97.

[23] Papini parle de « divin demain », le 21 février 1913, lors d’un meeting futuriste à Rome. Voir G. Lista, ibid., p. 115.

[24] Propos de Marinetti de 1915 cité par G. Lista dans Marinetti et le futurisme, ibid., p. 16.

[25] Guillaume Apollinaire écrivait dans L’Intransigeant du 7 février 1912 : « Les futuristes sont des jeunes peintres auxquels il faudrait faire crédit si la jactance de leurs déclarations, l’insolence de leurs manifestes n’écartaient l’indulgence que nous serions tentés d’avoir pour eux. »  Voir Œuvres en prose complètes, II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, p. 406.

[26] Marinetti, « La splendeur géométrique et mécanique et la sensibilité numérique », Milan, le 11 mars 1914. Voir G. Lista, ibid., p. 149.

[27] Ibid., p. 149.

[28] Voir Giovanni Lista, Dada libertin et libertaire, éd. de l’Insolite, Paris, 2005.

[29] André Breton, Anthologie de l’humour noir, notice sur Jacques Vaché, éd.  Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1966.

[30] Ibidem.

[31] Voir G. Sebbag, « Breton rêve de Domínguez », dans le catalogue La Part du jeu et du rêve, Óscar Domínguez et le surréalisme 1906-1957, Musées de Marseille / Éditions Hazan, 2005.

[32] Curieusement, La Révolution surréaliste n° 7 du 15 juin 1926 reproduira L’Énigme de la fatalité sous le titre L’Angoissant voyage.

[33] En 1924, le Discours sur le peu de réalité est signalé « en préparation » dans Les Pas perdus puis dans le Manifeste du surréalisme. En juin 1927, il est indiqué « à paraître » dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité.

[34] Voir André Breton, « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste », Minotaure n° 12-13, mai 1939.

[35] Óscar Domínguez, « La pétrification du temps », in La Conquête du monde par l’image, Les Éditions de la Main à Plume, Paris, 1942, p. 27. Rappelons qu’André Breton avait cité dans  « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste » publié dans Minotaure de mai 1939, sous la signature de Sábato et Domínguez, un passage de « La pétrification du temps », à savoir la seconde partie, mais à l’exclusion du dernier paragraphe, qui est peut-être un ajout de Domínguez introduit en 1942.

[36] Ernest Sábato, Abaddón el exterminador, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1974.

[37] Sur le manuscrit autographe, une accolade  reliant ces deux premières formules introduit ce correctif : « dans quelle mesure, dans quel rapport ? ». Une manière pour Breton d’atténuer l’affirmation péremptoire des deux parenthèses.

[38] Voir G. Sebbag, André Breton l’amour-folie, Suzanne Nadja Lise Simone, Paris, Jean-Michel Place, 2004, p. 90.

Références

Georges Sebbag, « Futur futuriste, présent dada et temps sans fil surréaliste » (version longue) est publié dans Ligéia (Paris), n° 69-72, juillet-décembre 2006.