Futur futuriste, présent dada et temps sans fil surréaliste (première version)

Couverture Surrealismo Siglo 21

André Breton, dès la première phrase de son introduction aux Lettres de guerre de Jacques Vaché, confessait sa peine et son désenchantement : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. » L’incipit en question corrigeait évidemment le proverbe : « Pierre qui roule n’amasse pas mousse. » Un autre incipit, celui du Manifeste du surréalisme donnait aussi dans le désenchantement : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. » L’incipit, cette fois-ci, détournait le proverbe : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. »

Le remarquable est que Breton décrive le devenir humain, tantôt dans les termes d’un modèle physique, le mouvement de l’histoire roulant telle une pierre, tantôt dans un contexte artisanal, le sentiment de l’existence s’effondrant telle une cruche usagée.

Le troisième incipit
Or il y a un troisième incipit, mettant à son tour l’accent sur la mutation temporelle, mais emprunté cette fois à la modernité plutôt qu’à la sagesse des nations, et dont le modèle n’est plus la physique ni un objet artisanal mais la technique et même la technique la plus en pointe. Il s’agit de l’incipit de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, qui a cette particularité de démarrer sur l’expression « sans fil », expression apparue lors de l’invention de la télégraphie sans fil ou de la téléphonie sans fil : « Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. »

Laissant de côté l’aspect utilitaire de l’invention technique, Breton évoque d’emblée dans cette première phrase l’imaginaire de la transmission sans fil et la possibilité dès lors d’une transformation radicale de la mentalité collective ou de la pensée individuelle. Puis, il indique, à la phrase suivante, comment l’image du sans fil pourrait personnellement l’aider à s’aventurer dans son domaine de prédilection, qui n’est autre que le temps : « Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un chercheur d’or : je cherche l’or du temps. »

Mais, dans ces conditions, comment le « sans fil » peut-il instruire l’auteur de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, pour ce qui est du temps ? La réponse est immédiate. Si le nouveau modèle du « sans fil » a pour objet le temps, alors la représentation du temps change. Le temps change de paradigme. Le temps linéaire et monotone de la science classique, la flèche ascendante des Lumières, le devenir dialectique et eschatologique de Hegel ou de Marx, toutes ces images linéaires d’un temps quantifié, continu ou orienté ne résistent pas à l’apparition d’une antenne à grande surface, pour reprendre l’image du « sans fil » utilisée justement par André Breton. Le fil du temps cède la place au temps sans fil[1].

Laissons de côté le temps cyclique des sociétés traditionnelles ou des anciennes religions, qui semble comme le creusement ou la répétition d’un passé immémorial. Tenons-nous en à la conception du fil du temps, illustrée par l’âge classique et par les temps modernes. En voici les caractéristiques principales :

  1. Le temps, selon Aristote, est le nombre du mouvement ; il mesure un déplacement dans l’espace.
  2. Le temps est continu, mais il est scandé, d’après Saint Augustin, par la succession des trois modalités du temps, ou même par trois temps à part entière : le passé, le présent et le futur.
  3. Pour le classicisme, le présent doit être confronté aux monuments durables du passé.
  4. La modernité qui entend rompre avec le passé, veut produire ou inventer le présent de toutes pièces, ou bien encore programmer la nouveauté à tout prix.

Reprenons notre questionnement. En quoi le « sans fil » du télégraphe et du téléphone du XIXe siècle, et, à plus forte raison, le « sans fil » de la radiodiffusion, de la télévision, de l’internet ou du téléphone portable d’aujourd’hui, en quoi donc le « sans fil » de la technique, a-t-il pu mettre KO l’image classique et moderne du fil du temps ? Proposons quelques éclaircissements :

  1. La transmission sans fil, à l’aide d’antennes terrestres ou satellitaires, déconnecte complètement le temps de l’espace. La transmission instantanée d’un événement en direct autonomise radicalement le temps. Par exemple, dix événements contemporains peuvent coexister simultanément sur un même écran. Bref, on peut dire des deux formes pures de la sensibilité, selon Kant, l’espace et le temps, que l’une est réduite à la portion congrue et que l’autre prend son essor ou son envol.
  2. Si l’on surajoute à la transmission sans fil tous les supports d’enregistrement propres au cinéma, au disque ou à l’ordinateur, alors les trois modalités du temps – le passé, le présent, et le futur – deviennent des entités maniables et des objets interchangeables.
  3. Sont chahutées alors, avec cette survenue de durées artificielles, des notions comme la chronologie historique ou les âges de la vie, que les esprits classiques et modernes ont pourtant sacralisées.

Il faut comprendre que c’est dans cette brèche du temps sans fil que s’est engouffré André Breton. On ne sera donc pas surpris qu’il fasse allusion, toujours dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, à « L’imagination sans fils et les mots en liberté », le manifeste futuriste de Marinetti : « Télégraphie sans fil, téléphonie sans fil, imagination sans fil, a-t-on dit. L’induction est facile mais selon moi elle est permise, aussi. » Breton concède à Marinetti, sans d’ailleurs le nommer, qu’il est légitime de passer de la transmission sans fil à l’imagination sans fil. En fait, en mai 1913, Marinetti préconisait, via l’imagination sans fil, d’alléger le langage du poids de la syntaxe et de la ponctuation. Mais pourquoi l’activiste et le zélateur de la technique Marinetti, ne s’est-il pas saisi du temps sans fil ? Sans doute parce que l’ardent futuriste, s’étant assigné un projet d’avant-garde, a voulu se tenir à la pointe de la modernité, afin d’occuper, aujourd’hui et demain, le créneau du futur.

Avant-garde et modernité
Qu’est-ce que la modernité ? Nous l’avons déjà dit, c’est la rupture avec le passé et la programmation d’un nouveau présent. De façon corollaire, l’avant-garde littéraire ou artistique, qui a l’ambition de toucher le peuple par-delà le public bourgeois, se veut résolument moderne. Toutefois, nous ne suivrons pas la vulgate selon laquelle avant-garde et  modernité c’est du pareil au même et pour laquelle l’expressionnisme, le futurisme, le cubisme, le dadaïsme, le surréalisme, le néoplasticisme, le constructivisme, bref tous les « ismes », sont à fourrer dans le même sac des avant-gardes historiques. Nous avancerons, pour notre part, en nous limitant à trois mouvements, que les futuristes italiens et russes sont absolument modernes et d’avant-garde, que les dadas, à l’exception peut-être des dadas de Berlin, ne sont ni modernes ni d’avant-garde, et que les surréalistes enfin relèvent de la modernité sans constituer pour autant une avant-garde.

Le mouvement futuriste, animé par le publicitaire de choc Marinetti, a tout à la fois amusé et fait scandale par son éloge du coup de poing et de la vitesse, ses transpositions lyriques de l’atmosphère électrique du monde industriel, son adhésion aux formes héroïques et nouvelles de la guerre. Il n’y a aucun doute sur l’entreprise dynamique et offensive du futurisme. Dès le manifeste fondateur de février 1909, Marinetti a écrit noir sur blanc que les futuristes étaient « comme des sentinelles avancées » face à l’armée ennemie. Regroupés autour du flamboyant et florissant impresario Marinetti, les jeunes futuristes formaient bien une avant-garde, dans les deux sens du mot, artistique et militaire. D’ailleurs, cette avant-garde qui avait foi en la jeunesse, qui jurait par la technique et qui avait comme ennemi tout désigné les passéistes, cette avant-garde ne pouvait se nommer autrement que futuriste. Toujours dans son manifeste fondateur, Marinetti lançait ainsi son défi avant-gardiste et moderne : « Les plus âgés d’entre nous ont trente ans ; nous avons au moins dix ans pour accomplir notre tâche. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles !… »

Pourquoi, en revanche, les dadas n’étaient-ils pas modernes ? Première explication, mécaniste ou dialectique, les dadas ne pouvaient pas être modernes tant qu’ils raillaient ou récusaient les modernes proclamés comme les futuristes, les cubistes ou les expressionnistes. Deuxième explication, de type logique, les dadas n’étaient pas plus modernes qu’antimodernes, ayant eu l’art de l’indéfinition, avalant tout et rejetant tout. Troisième explication, de style anthropologique, ils se voyaient plus anachroniques que modernes, leur indifférence ou leur indécision rappelant l’attitude bouddhique ou taoïste.

Mais si Dada ne s’inscrivait pas dans la modernité, quel rapport entretenait-il avec le temps ? Dada occupe en réalité le créneau du présent. Ayant aboli la mémoire passéiste, comme les futuristes, et contesté le futur futuriste, il exalte le moment présent, la « folie du moment », la divinité de la spontanéité, l’énergie jaillissante de la vie. En quoi Dada, beaucoup moins destructeur qu’il n’y paraît, est assez proche de la qualité affirmative de la vie propre à Nietzsche ou de la durée créatrice chère à Bergson.

Il reste à voir comment le surréalisme peut être moderne. Justement, au début de 1922, André Breton prend l’initiative d’un congrès de défense et illustration de l’esprit moderne. Mais le Congrès de Paris, qui tourne vite à l’affrontement entre Breton et Tzara, finira par capoter. Voici deux questions qui devaient y être débattues : « L’esprit dit moderne a-t-il toujours existé ? Entre les objets dits modernes, un chapeau haut de forme est-il plus ou moins moderne qu’une locomotive ? » Au simple énoncé des questions, on s’aperçoit que le congrès avait d’abord pour tâche de clarifier la notion même de modernité. Pour ce qui est de la question relative aux icônes de la modernité, André Breton avait montré, dès janvier 1920, que le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont, le chapeau haut de forme d’Apollinaire, le mannequin de Chirico alimentaient en images la « mythologie moderne en formation »[2]. Quant à la locomotive, son image s’est imposée depuis que le cinéma a fait surgir un train sur un écran, ouvrant peut-être la voie à l’arrivée d’une locomotive dans un tableau de Max Ernst[3]. En tout cas, à l’issue de l’échec du Congrès de Paris, les surréalistes n’hésitèrent pas à afficher en couverture de Littérature nouvelle série un chapeau haut de forme dessiné par Man Ray, un chapeau haut de forme retourné d’où émanait un drôle de fumet dénommé Littérature.

En ce qui concerne l’autre question du Congrès de Paris, « l’esprit dit moderne a-t-il toujours existé ? », elle suggère soit une réponse historiciste, qui par exemple fait démarrer les temps modernes à la Renaissance ou fait coïncider l’esprit moderne et l’ère industrielle, soit une réponse transhistorique, qui juge que l’esprit moderne a pu germer à diverses époques, la première réponse s’appuyant sur des faits sociaux et historiques, la seconde réponse s’efforçant de définir les traits de la mentalité moderne. En soulevant la question de l’historicité de l’esprit moderne, André Breton entendait discuter le texte de Paul Valéry « La Crise de l’esprit », qui avait fait sensation en 1919. Selon Valéry, l’Europe mentale d’avant la Grande Guerre s’était signalée comme une époque moderne. Une époque moderne parce que s’y conjuguait une multiplicité d’apports qui gagnaient vite tous les esprits et instauraient en quelque sorte un « désordre à l’état parfait ». À cet égard, le critère de modernité pouvait s’appliquer à des époques reculées, à condition d’y déceler le souffle de la liberté de l’esprit et la fusion de diverses matières incandescentes.

Or, selon Valéry, ce souffle avait passablement faibli pendant la guerre 14-18. Dès lors l’esprit entrait en crise. Il n’était plus question d’une coexistence des différences ou des oppositions. Toutes les mentalités, toutes les idées étaient chahutées, aussi bien la culture européenne que la science, l’idéalisme que le réalisme, les croyances religieuses que les retranchements sceptiques. Y avait-il en 1919 un espoir de redresser la barre de l’histoire, de surmonter la crise de l’esprit ? La question formulée par Valéry allait être reprise, après l’échec du Congrès de Paris, par Aragon dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine et par Breton dans sa conférence de Barcelone Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe, et par la suite par René Crevel dans son ouvrage L’Esprit contre la Raison.

Avec son Projet d’histoire littéraire contemporaine, Louis Aragon a conscience d’écrire l’histoire de sa génération, qui n’est évidemment pas la génération de Gide et de Valéry. Durant la période traitée, qui va de 1913 à l’été 1922, mentionnant à peine Marinetti et faisant surtout la part belle à la poésie moderne et à Dada, mais pour montrer en conclusion « comment Dada n’a pas sauvé le monde », on chercherait en vain la crise de l’esprit diagnostiquée par Valéry. Tout au contraire, on peut lire entre les lignes que, depuis 1919, un mouvement nommé « surréalisme » attend son heure, un mouvement ayant comme double mot d’ordre, Il va falloir tout compromettre et Rien n’est encore entendu. Pour le dire autrement, Aragon, l’auteur du roman Anicet ou le Panorama, dont l’héroïne Mirabelle incarne la Poésie et la Beauté modernes, n’a aucun doute sur deux points : 1. le surréalisme est moderne ; 2. après Dada, les surréalistes mèneront d’autres expériences et se déclareront au grand jour.

André Breton, dans sa conférence de Barcelone, il faut tout de suite le noter, préfère parler d’« évolution moderne » plutôt que d’« esprit moderne ». À ses yeux, la notion d’évolution, loin de jurer avec celle de modernité, a le mérite d’élargir le tableau de la modernité jusqu’au romantisme et d’envisager des filiations, comme celle qui partant de Nerval et passant par Mallarmé et Apollinaire aboutit aux poètes surréalistes. Remontant à ses sources et étalant ses ressources, Breton passe en revue 1. les prédécesseurs modernes (Ducasse, Nouveau, Rimbaud, Jarry, Apollinaire et Cravan) ;  2. les artistes proches ou amis (Picasso, Picabia, Ernst et Man Ray) ; 3. les poètes amis prêts à entrer dans la danse surréaliste (Aragon, Éluard, Péret, Baron et Desnos). Mais surtout, si l’expression « évolution moderne » importe tant à Breton, c’est qu’elle l’autorise à inscrire le cubisme, le futurisme et Dada dans la mouvance moderne pour mieux les déclarer obsolètes. Elle lui permet aussi de préciser que cette « évolution moderne » n’attend qu’une « impulsion nouvelle pour continuer à décrire la courbe qui lui est assignée[4] ». Cette impulsion nouvelle, on le sait, prendra le nom de « surréalisme » ou mieux encore de « révolution surréaliste ».

En 1926, ce sera au tour de René Crevel de se démarquer de Valéry, en jouant l’esprit contre la raison, en opposant l’esprit de l’Orient à la crise de l’Occident et en invoquant enfin le surréalisme, preuve vivante d’un prolongement et non d’une crise de la modernité.

En tout état de cause, s’il y a un texte analysant de long en large la modernité surréaliste c’est bien « Introduction à 1930 », un article d’Aragon qui dresse un bilan de la modernité depuis 1917. Après avoir insisté sur la réclame, symptôme-type de la modernité des années 1917-1920, il en vient  à déclarer que pour la période qui va de décembre 1924 à décembre 1929, les signes de la modernité sont à rechercher dans les douze numéros de La Révolution surréaliste : « Cet article est écrit pour le n° 12 de La Révolution surréaliste, qui en termine une sorte d’année mentale qui dura cinq ans. La collection de cette revue reflète mieux que je ne pourrais le faire l’évolution du moderne durant cette période[5]. » Les surréalistes, on le voit, figurent parmi les modernes, mais des modernes qui peuvent contracter cinq années de parution en une année mentale, des modernes abonnés désormais au temps sans fil.

Des modernes abonnés au temps sans fil
Les surréalistes sont des modernes abonnés au temps sans fil. Qu’est-ce à dire ? Avant même de s’expliquer, il nous faut écarter l’image simpliste du moderne partisan de la table rase. Les Khmers rouges qui ont déplacé des populations entières des villes à la campagne, pour en exterminer une bonne partie, ont été des praticiens exemplaires de la tabula rasa. Étaient-ils pour autant des modernes ? Idéologues et révolutionnaires anti-intellectuels, ils représentent le mélange explosif du moderne, avide d’édifier l’homme nouveau via la rééducation des opprimés et la régénération de la jeune génération, et de l’antimoderne, exaltant un passé mythique et attaché à des recettes archaïques. En fait, les modernes sont tout autres. D’abord, ils ont la manie du fait précis et ont le nez collé à l’actualité. Ils sont plus impressionnés par le détail des événements qui surviennent – cela donne dans les journaux la rubrique des faits divers – que par un récit légendaire grandiose et moral. Ensuite, ils ont beau être empiristes dans le détail, ce sont de farouches rationalistes dans la vue d’ensemble. Car ils portent un regard synthétique sur la longue histoire de l’écriture, des documents et des monuments. En termes hégéliens : l’histoire de l’humanité étant une phénoménologie de l’esprit, c’est à la raison philosophique et historienne d’en indiquer le sens et d’en retracer les moments. Les modernes ne sont donc pas ceux qui font table rase du passé, mais, au contraire, ceux qui par accumulation de connaissances, prennent conscience de leur situation dans le temps. Ils découvrent, comme Hegel, qu’ils sont à un tournant de l’histoire, qu’ils sont malgré eux placés au bon moment, au meilleur moment de l’histoire. Cette confiance des modernes en le devenir historique et en leur bonne étoile s’appuie en principe sur des tableaux comparatifs et récapitulatifs indiquant pratiquement tous que l’heure est décidément propice et que ni la liberté ni la raison n’avaient autant brillé auparavant. Or les surréalistes tiennent aussi des modernes la manie du fait, le regard ample de l’historien et le goût prononcé pour l’actualité. Sauf que les surréalistes s’inscrivent dans l’histoire sans une philosophie de l’histoire. Ils n’ont pas du tout le sentiment que leur génération, sur le plan poétique comme sur le terrain politique, soit tellement mieux armée que telle autre génération du courant romantique. Et c’est au nom du fait précis et daté qu’ils se plaisent à prendre des nouvelles du passé, comme s’il s’agissait de la plus chaude actualité. En tout état de cause, vu leur tact historique ou chronologique et leur appétit de découverte, il faut bien classer les surréalistes parmi les modernes.

Des modernes, disions-nous, abonnés au temps sans fil. Arrêtons-nous à la notion d’abonnement qui est une formule typiquement moderne de programmation du futur proche. Celui qui par exemple souscrit un abonnement d’un an et surtout le renouvelle régulièrement, programme avec un tiers un avenir prévisible et reconductible. L’abonnement est un mariage à l’essai contracté devant le futur. Or les surréalistes, qui ont contracté avec l’automatisme ou le hasard, ne se sont pas limités au futur proche, ils se sont abonnés au temps sans fil qui leur donne indifféremment accès au futur comme au passé, au passé comme au présent. Un temps sans fil qui ne recèle ni une histoire totale ni un chaos d’informations mais des événements saillants ou des durées scintillantes que les surréalistes conduits par le désir et instruits par le hasard pourraient un jour ou l’autre détecter ou rencontrer.

André Breton a justement esquissé une pensée conceptuelle du temps sans fil dans un manuscrit autographe reproduit en frontispice de l’Introduction au discours sur le peu de réalité[6]. Sur une page où l’on distingue quatre parties et où figurent deux dessins énigmatiques, les formules de Breton, présentées sous forme d’oppositions ou d’énumérations, semblent à la fois méditées et spontanées. Essayons de relever quelques points relatifs au temps sans fil.

Première partie. Breton a inscrit une formule qu’on pourrait qualifier de postulat du temps sans fil : « Où tout se passe / Non plus comme si… mais au contraire. » Dans le temps sans fil tout se passe non pas conformément aux apparences, à un calcul statistique ou à une loi scientifique, mais au contraire selon ce qui défie les apparences, les probabilités ou le déterminisme. Bref, tout se passe non en fonction du connu mais de l’inconnu. Breton a aussi relié dans une accolade les deux formes pures de la sensibilité : 1. « L’espace », suivi de l’expression « les terres du sommeil » ; 2. « Le temps », suivi des mots « Les lacunes ». Ainsi l’espace entraîne le penseur du temps sans fil du côté des paysages ou des images du rêve, tandis que le temps, le seul terme de toute la page à être souligné trois fois, est conçu comme discontinu puisqu’il présente des trous ou des petits lacs, que Breton a d’ailleurs figurés autour du mot « lacunes ».

Deuxième partie. Deux concepts philosophiques, « LA RAISON » et « LA LIBERTÉ », sont là pour rappeler qu’ils fondent la philosophie classique depuis Descartes jusqu’à  Kant. La raison éclairant le libre arbitre chez le premier, la raison pratique postulant la liberté chez le second. Énumérons en vrac diverses références au temps : 1. la mention « La divination » ; 2. quatre cartes à jouer disposées près d’une carte de France ; 3. la parenthèse « (l’accident en deçà comme au-delà) » légendant l’itinéraire Paris-Lyon ; 4. l’accolade reliant « L’actuel » et « Le perpétuel » ; 5. l’opposition entre d’une part « Les chances », « les risques », « (le hasard) » et d’autre part « Superstitions » ; 6. à quoi il faut ajouter « l’illusion d’être jeune, de vieillir », mais aussi dans un autre contexte « le journal », et pour finir « la mort ». Donc tout un vocabulaire propre à nous initier au temps sans fil, en particulier avec l’accolade reliant l’actuel et le perpétuel, qui pourrait servir de définition à la durée automatique surréaliste.

Si dans la troisième partie il est question de « Découvertes, inventions », c’est surtout dans la quatrième partie que Breton jongle admirablement avec le futur et le passé, ne marquant aucune différence de nature entre le souvenir du passé et ce qu’il appelle « Le souvenir du futur ». Il note à propos du souvenir proprement dit : « Je me souviens (la part de ce que l’on m’accordera que j’invente dans ce dont je me souviens) », insistant alors non sur la fausseté de la mémoire, comme on le fait d’habitude, mais sur la faculté d’invention ou de fabulation propre au souvenir. Mais c’est à propos du « souvenir du futur » que Breton utilise trois formules frappantes, montrant ainsi que sa conception du futur ne se réduit pas à la programmation des modernes ni à la construction inventive des futuristes mais qu’elle engage tout à la fois la promesse, la prémonition et l’anticipation. La première formule : « Les promesses tenues ou non (forcément tenues) » souligne l’efficience de la volonté ou du désir. La deuxième formule : « Les prophéties réalisées ou non (forcément réalisées) » souligne la puissance de l’intuition ou de l’imagination. La troisième formule très nietzschéenne : « Les antécédents, ce qui m’annonce et ce que j’annonce » établit l’existence de durées aimantées dans le temps sans fil. Enfin quand Breton inscrit en bas de la page : « Négation de la mort. L’insuffisance religieuse », cela prouve qu’écartant le temps linéaire et le providentialisme, il est à la recherche d’événements ou de durées transcendant la mort.

Il faut lever ici un doute. La révolution surréaliste n’est pas soluble dans la révolution prolétarienne. En dépit de certaines rodomontades sur la Terreur, le groupe surréaliste ne se transformera pas plus en club des Jacobins qu’en formation d’avant-garde. Les surréalistes peuvent endosser les habits de Hegel, de Marx ou même de Freud, ils n’adhèrent en définitive ni au modèle dialectique du devenir historique ni au modèle psychanalytique de la genèse de l’inconscient. Leur modernité est tempérée par la subjectivité et biaisée par l’humour. C’est ainsi que Max Morise, ayant à tracer une courbe de l’histoire joue de la continuité et de la discontinuité[7].

Modernes mais non d’avant-garde, les surréalistes ne seront tombés ni dans le piège fasciste de l’avant-garde futuriste conduite par Marinetti, ni dans le piège communiste des avant-gardes révolutionnaires.

Curieusement, les surréalistes doivent leur approche singulière du temps à leur pratique collagiste. Leur collagisme se déploie, en effet, sur trois terrains : 1. sur le plan formel, les surréalistes fabriquent un poème-collage, une lettre-collage, un photomontage ou un collage proprement dit à partir d’éléments épars ; et quand ils jouent au cadavre exquis ils réalisent à quelques-uns un collage automatique ; 2. sur le terrain de la vie du groupe, les surréalistes se livrent à des collages passionnels à deux, à trois, à quatre, etc., le groupe n’étant lui-même qu’une association de collages passionnels ; 3. sur le plan temporel enfin, les surréalistes conjoignent des événements, indépendamment de leur statut passé, présent ou futur, court-circuitant l’idée de continuité ou d’irréversibilité du temps.

Cependant, les surréalistes n’ont pas été les premiers à détacher ou à sélectionner des durées au gré du temps sans fil. Les cinéastes les ont précédés sur ce vaste territoire. Mais les durées surréalistes ont comme particularité d’être favorisées par la subjectivité ou le désir, d’être aimantées par le hasard ou l’automaticité.

Futur futuriste et présent dada
Les futuristes n’ont cessé de se dire novateurs et patriotes, modernes et d’avant-garde. Giovanni Papini : « Je suis futuriste parce que Futurisme signifie complète acceptation de la civilisation moderne avec toutes ses gigantesques merveilles, ses fantastiques possibilités et ses terrifiantes beautés […] Je suis futuriste parce que Futurisme signifie Italie, une Italie plus grande que l’Italie passée, plus digne de son avenir et de sa place future dans le monde, plus moderne, plus avancée, plus à l’avant-garde que les autres nations[8]. » Carlo Carrà : « Nous avons déjà créé dans la sensibilité artistique du monde la passion pour la vie moderne, dynamique, sonore, bruyante et odorante […] Les mots en liberté, l’usage systématique des onomatopées, la musique antigracieuse sans quadrature rythmique et l’Art des bruits sont sortis de la même sensibilité futuriste[9] ». Luciano Folgore : « Le Futurisme […] C’est l’amour intarissable du nouveau[10]. » Quant à Marinetti, dès 1910, il relatait, dans une lettre circulaire aux journaux, le lancement des Soirées Futuristes dans les théâtres de Trieste, de Milan puis de Turin, où la soirée dégénéra en bataille et où un cortège de milliers de personnes acclama les futuristes dans la ville. En mai 1919, le même Marinetti expliquera, sous le titre « Le prolétariat des génies », que le futurisme a pour vocation « d’encourager et de soutenir tous les jeunes gens géniaux d’Italie[11] ». Et pour rallier à sa cause « le vaste prolétariat des génies », évalué à pas moins de deux ou trois cent mille, il proposera de construire dans chaque ville un bâtiment où les génies créateurs pourraient s’exprimer et exposer librement leurs œuvres, leurs projets ou leurs maquettes.

Marinetti a pris vite conscience que la diffusion instantanée de l’information, comme les déplacements rapides d’un train, d’un bolide ou d’un avion, modifiaient la perception ordinaire de l’espace et du temps : « Nous créons la nouvelle esthétique de la vitesse, nous avons presque détruit la notion d’espace et singulièrement diminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquité de l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et de l’heure[12]. » Les futuristes, parce qu’ils étaient aiguillonnés par les innovations de la technique et la démiurgie de l’industrie, entendaient aussi prendre part au chamboulement affectant l’espace planétaire et le temps calendaire, en intervenant sur le terrain de la poésie et des arts, sur la scène politique et médiatique. Avec des approches originales, comme la compénétration des idées et des images, la simultanéité des états d’âme, l’insertion du spectateur au centre du tableau, la synthèse des sensations et des souvenirs, ils ont tenté de recomposer des forces, de restituer une ambiance, de captiver un public. De même que, selon eux, les masses pouvaient être émoustillées par le ballet aérien d’aéroplanes bariolés, ils étaient convaincus que la psychologie introspective et barbante céderait la place à la « psychofolie » du music-hall. Le music-hall, où des numéros étincelants, acrobatiques ou sexy, parodiques ou burlesques, déchaînant l’hilarité comme la stupéfaction, se succèdent à un train d’enfer.

On sait que Bergson, réfutant la pensée du temps spatialisé, a préconisé l’intuition de ce qu’il a préféré appeler la durée. Le philosophe voulait intuitionner la durée, comme on écoute une mélodie. Mais une mélodie où l’on percevrait « la création continue d’imprévisible nouveauté ». Or, dès 1895, l’invention du cinéma avait accompli le vœu bergsonien. Il avait alors suffi aux populations de la planète de franchir le seuil d’une salle obscure pour percevoir des durées filmiques, pour avoir l’intuition d’un temps matérialisé sur grand écran. Tout l’enjeu du futurisme est là, cinématographique et bergsonien, pétrir la matière du temps, relayer la technique, fabriquer du nouveau. Cette « religion du nouveau[13] », qu’est le futurisme, a deux traits principaux : 1. elle applaudit aux prouesses de la rationalité technique de son temps, en quoi elle est moderne ; 2. elle met toute sa rage destructrice et créatrice au service du « divin demain[14] », en quoi elle remplit sa fonction d’avant-garde. Elle multiplie alors des procédés insolents ou des actes provocants, comme l’hybridation des genres, le lancement des manifestes, l’élémentarisme des matériaux, la typographie dynamique, le recours aux onomatopées, la musique bruitiste, etc. À cet égard, les dadas et leurs confrères surréalistes n’auront plus qu’à puiser dans la boîte à idées futuriste.

Les futuristes ne sont ni des propagandistes des lendemains qui chantent, comme l’avant-garde bolchevique, ni des utopistes, remettant à plus tard, dans un avenir indéterminé, la réalisation de leurs rêves. Ils jouent leur va-tout sur le futur, mais sur un futur relativement proche. Marinetti le confesse : « Nous sommes les futuristes de demain et non d’après-demain[15]. » Mais comment les futuristes, qui ne prophétisent pas et ne connaissent pas à l’avance, comme les hégéliens et les marxistes, le but ou le sens ultime de l’histoire, comment se représentent-ils ce demain  qui ne ressemble en rien à hier ? D’un côté, fascinés par la technique, ils veulent construire le futur, comme des ingénieurs projettent et réalisent un pont, c’est leur penchant rationaliste. D’un autre côté, et chez Marinetti cela peut plonger dans le tréfonds patriotique, laissant parler leur intuition, manifestant leur génie, et surtout faisant montre de cran et ayant de l’énergie à revendre, ils inventent des gags ou des raccourcis, ils se font les propagandistes des recettes du nouveau. Au théâtre, par exemple, ils mettent en scène des instants frappants, l’équivalent des clips actuels.

On sait que les futuristes, en dépit de la « jactance de leurs déclarations[16] », sont partisans d’un sérieux élagage du langage. En particulier, Marinetti est prêt à sacrifier les divers modes et temps du verbe, considérés comme autant d’entraves à l’élan vital, au profit de la forme nominale du verbe, l’infinitif : « Le verbe à l’infinitif exprime l’optimisme même, la générosité absolue et la folie du devenir[17]. » Marinetti semble penser que le temps est un enfant qui joue aux dés (Héraclite), que la volonté est affirmative et non réactive (Nietzsche) et que l’évolution est créatrice (Bergson). C’est pourquoi, quoique moderne et avant-gardiste, il ne s’arrache pas au temps mais se coule dans le devenir. On touche là, au plus près, à la signification du futur futuriste, qui ne se réduit pas au projet prométhéen ou cartésien de maîtrise de la nature, mais découvre le mode impersonnel de l’infinitif : « Quand je dis courir, quel est le sujet de ce verbe ? Tous et tout, c’est-à-dire l’irradiation universelle de la vie qui court et dont nous sommes une petite partie consciente[18]. »

Les futuristes, bien qu’animés d’un élan patriotique, ne prolongent pas plus le passé qu’ils ne visent à édifier l’avenir. Abordant résolument « la folie du devenir », ils construisent ou inventent une cascade de futurs, des futurs équivalant idéalement à des infinitifs présents.

Le poète et boxeur Arthur Cravan, qui voulait égaler en génie son oncle Oscar Wilde, n’a pas été insensible au remue-ménage futuriste. Il a ainsi salué Marinetti, dès le premier numéro de Maintenant d’avril 1912 : « Le bruit que fait Marinetti est fait pour nous plaire : car la gloire est un scandale. » On remarque que le titre de la revue Maintenant dit à lui seul qu’il faut compter Arthur Cravan parmi les modernes et les activistes du présent. Toutefois, en mars-avril 1914, dans le fameux numéro de Maintenant où il éreinte presque tous les artistes de l’exposition des Indépendants, Cravan entend faire cavalier seul. Certes, il reconnaît la valeur intrinsèque du futurisme, quand, à propos de Robert Delaunay, il affirme que « presque toute la peinture à venir dérivera du futurisme auquel il manque également un génie, les Carrà ou Boccioni étant des nullités ». Mais, quand il publie cette mise en garde destinée aux critiques : « Ne pouvant pas me défendre dans la presse contre les critiques qui ont hypocritement insinué que je m’apparentais soit à Apollinaire ou à Marinetti, je viens les avertir que, s’ils recommencent, je leur tordrai les parties sexuelles », Cravan cherche expressément à se démarquer des modernistes Apollinaire ou Marinetti pour se mesurer seulement au génie de son oncle Oscar Wilde, comme ce dernier avait tenté lui-même d’égaler son grand-oncle Charles Maturin, l’auteur de Melmoth ou l’homme errant.

Il faut dire en passant que Guillaume Apollinaire s’est rallié au futurisme en l913, l’espace d’un été. Dans « L’Antitradition futuriste », un manifeste présenté sous forme de tableaux,  Apollinaire a fait la synthèse des concepts et des inventions futuristes. Que le futurisme ait pu séduire, au moins quelque temps, le poète aux multiples facettes Apollinaire et l’excentrique Arthur Cravan, cela plaiderait plutôt en faveur de la thèse, selon laquelle les dadas de Zurich, de Berlin ou de Paris auraient beaucoup puisé dans le répertoire futuriste[19].

Revenons à notre questionnement sur ce qui, en matière de temps, distingue Dada du mouvement futuriste. Alors que les futuristes se proclament modernes et d’avant-garde, les dadas se piquent d’être ni des modernes ni un mouvement d’avant-garde. Les voilà coincés dans le créneau du moment présent, ou si l’on préfère, dans le « maintenant » d’Arthur Cravan, pour ne pas parler du « nunisme » de Pierre Albert-Birot. En effet, s’appropriant le geste des futuristes, les dadas ont aboli la mémoire passéiste, mais comme ils malmènent aussi le futur futuriste, ils ne retiennent plus du devenir historique que l’immédiateté, le jaillissement, la spontanéité du présent. Marinetti évoquait « la folie du devenir ». Cela deviendra, dans le « Manifeste Dada 1918 », sous la plume de Tristan Tzara, la « folie du moment ».

Poètes ou artistes, les futuristes lancent des manifestes et font scandale pour rallier un large public. Ils veulent construire, avec leur optimisme progressiste, leur projet marketing et leur stratégie d’avant-garde, autant de futurs concrets ou d’infinitifs présents que les ingénieurs inventent d’objets techniques ou que les industriels commercialisent des brevets. De leur côté, si les dadas rédigent des manifestes et mystifient le public, ils ne sont nullement persuadés d’être des poètes ni des artistes. Privés d’une stratégie d’avant-garde, muets sur un véritable programme révolutionnaire et observant néanmoins un certain plan marketing, les dadas se donnent tout entier à la « folie du moment », soit dans leur performance en public, soit dans leur existence individuelle.

Dynamiques et enthousiastes, les futuristes se sont voulus des guerriers, avant et durant la Grande Guerre. N’oublions pas à ce sujet que Dada est né à l’abri de la guerre, en terrain neutre. Les dadas de Zurich ne sont ni des pacifistes convaincus, ni des révolutionnaires à tout crin. Ils sont plutôt dans la position d’esprit d’un Jacques Vaché arborant sur le front « un uniforme admirablement coupé, et par surcroît coupé en deux, uniforme en quelque sorte synthétique qui est, d’un côté, celui des armées “alliées”, de l’autre celui des armées “ennemies”[20] ». Cette synthèse de l’ami et de l’ennemi, cette confusion du oui et du non, ce « parti pris d’indifférence totale[21] », ce relativisme, cette attitude individualiste qu’André Breton attribue à Jacques Vaché, tout cela décrit à merveille l’illogique de la pensée dada, où l’acting out, le passage à l’acte, le « moment de folie », est comme une des modalités de l’intériorité individuelle. Sachant que les futuristes se voient comme des guerriers, les dadas apparaissent alors comme des soldats démobilisés ou plutôt comme des soldats perdus, menant ici ou là des escarmouches pour leur propre compte.

Il serait vain de nier qu’il existe trois types ou trois individualités bien marquées : 1. la figure du futuriste italien, activiste et constructiviste, partisan de « l’imagination sans fils » ; 2. la silhouette du dandy dada, paradoxal et attrape-tout, cultivant un individualisme funambule ; 3. le portrait de groupe des surréalistes, association collagiste à la recherche du temps sans fil.

De la même façon, il serait inutile de prétendre que la scénographie dada est étrangère à la machinerie futuriste, comme il serait absurde de contester que les surréalistes aient d’abord fait leurs classes dans les rangs de Dada.

À cet égard, pour mieux souligner les connexions existant entre futurisme, Dada et surréalisme, on peut faire l’hypothèse que, si l’appellation futuriste et le label Dada n’avaient pas été retenus, si donc la référence au temps et un terme arbitraire n’avaient pas servi auparavant, les surréalistes se seraient sans doute empressés de se désigner ouvertement comme des poètes du hasard, des collagistes de la rencontre ou des chercheurs du temps sans fil.

En 2006, des durées artificielles sont diffusées en permanence à l’attention du public universel. Auditeurs et téléspectateurs, voyeurs et voyageurs, joueurs vidéo et navigateurs sur Internet, consommateurs de marchandises et d’icônes publicitaires s’abreuvent jour et nuit de microdurées. La population planétaire ne s’inscrit plus dans l’histoire universelle mais s’abandonne au sans fil des durées.

Or ce sans fil des durées artificielles qui nous familier est lui-même tissé d’autres modes d’existences du temps, qu’il faut bien appeler le temps sans fil surréaliste, le présent dada et le futur futuriste.

Georges Sebbag

 Notes

[1] J’ai traité  pour la première fois du « temps sans fil surréaliste », le 24 octobre 2005, dans une conférence à l’université de Tokyo, à l’invitation de Masao Suzuki et de Masanori Tsukamoto.

[2] Voir André Breton, « Giorgio de Chirico. – 12 Tavole in Fototipia » in « Livres choisis », Littérature n° 11, janvier 1920. Ce texte, qui sera repris comme préface au catalogue de l’exposition Giorgio de Chirico de mars-avril 1922 à la galerie Paul Guillaume, sera recueilli dans Les Pas perdus.

[3] André Breton : « On sait aujourd’hui, grâce au cinéma, le moyen de faire arriver une locomotive sur un tableau », in « Max Ernst », préface au catalogue de l’exposition Max Ernst de mai-juin 1921 à la librairie du Sans Pareil, repris dans Les Pas perdus.

[4] André Breton, « Caractère de l’évolution moderne et ce qui en participe », conférence de Barcelone du 17 novembre 1922, repris dans  Les Pas perdus.

[5] Pour étayer le propos d’Aragon, on pourrait citer trois légendes de photos de couverture : « Il faut aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme » (La Révolution surréaliste n° 1), « 1925 : fin de l’ère chrétienne » (La Révolution surréaliste n° 3), « Le passé » (La Révolution surréaliste n° 5), cette troisième légende s’appliquant à un pêle-mêle de tracts et de revues, dadaïstes ou surréalistes, La Révolution surréaliste n° 5 incluse.

[6] Voir André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité, Gallimard, 1927.

[7] L’article de Max Morise « Itinéraire du temps de la préhistoire à nos jours » (La Révolution surréaliste n° 11, 15 mars 1928), outre sa visée humoristique, se veut une spéculation sur le temps, où le discontinu se mêle au continu. C’est dans les propos subjectifs de Morise qu’affleure ici ou là l’idée du temps sans fil.

[8] G. Papini : « Pourquoi je suis futuriste », Lacerba n° 23, 1er décembre 1913, Florence. Repris dans Giovanni Lista, Futurisme, Manifestes, Documents, Proclamations, éd. L’Âge d’Homme, Lausanne, 1973, p. 91-92.

[9] C. Carrà, « La peinture des sons, bruits et odeurs », Milan, 11 août 1913 (G. Lista, ibid., p. 182-186).

[10] L. Folgore, « Le futurisme », Sic n° 17, mai 1917.

[11] Voir G. Lista, ibid., p. 373-375.

[12] Marinetti, Le Futurisme, Sansot, Paris, 1911. Fragment repris dans Marinetti et le futurisme, Études, documents, iconographie, réunis et présentées par Giovanni Lista, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1977, p. 40.

[13] Marinetti utilise l’expression « religion du nouveau » en 1924. Voir G. Lista, ibid., p. 94, 97.

[14] Papini parle de « divin demain », le 21 février 1913, lors d’un meeting futuriste à Rome. Voir G. Lista, ibid., p. 115.

[15] Propos de Marinetti de 1915 cité par G. Lista dans Marinetti et le futurisme, ibid., p. 16.

[16] Guillaume Apollinaire écrivait dans L’Intransigeant du 7 février 1912 : « Les futuristes sont des jeunes peintres auxquels il faudrait faire crédit si la jactance de leurs déclarations, l’insolence de leurs manifestes n’écartaient l’indulgence que nous serions tentés d’avoir pour eux. »  Voir Œuvres en prose complètes, II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, p. 406.

[17] Marinetti, « La splendeur géométrique et mécanique et la sensibilité numérique », Milan, le 11 mars 1914. Voir G. Lista, ibid., p. 149.

[18] Ibid., p. 149.

[19] Voir Giovanni Lista, Dada libertin et libertaire, éd. de l’Insolite, Paris, 2005.

[20] André Breton, Anthologie de l’humour noir, notice sur Jacques Vaché, éd.  Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1966.

[21] Ibidem.

Références

Georges Sebbag, « Futur futuriste, présent dada et temps sans fil surréaliste », publié dans Surrealismo Siglo 21 (actes du colloque de l’université de La Laguna dirigé par Domingo-Luis Hernández), Santa Cruz de Tenerife, 2006. Il est traduit en espagnol dans la revue La Página, n° 64-65, 2006, Santa Cruz de Tenerife.