L’automatisme, pierre de touche du temps

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Couverture Exodo hacia el sur

Dans l’histoire du mouvement surréaliste, que représente la période couvrant la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre mondiale ? Plus précisément, de janvier 1938 à décembre 1943, depuis l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie des Beaux-Arts jusqu’à l’exposition Domínguez à la galerie Louis Carré, que s’est-il passé à Paris ? Mais qu’est-il advenu aussi du surréalisme à Santa Cruz de Tenerife, Bruxelles, Marseille ou New York ? Du point de vue artistique et poétique, comme dans les relations entre les membres du groupe surréaliste, y a-t-il eu un passage à vide ou tout au contraire un véritable tournant en dépit de la tourmente ? En fait, avec l’éclatement de la guerre et après la capitulation de l’armée française, on a assisté à un exode de nombreux surréalistes de Paris à Marseille puis à un exil de certains d’entre eux, en particulier d’André Breton, à New York. Tout au long de ces années, trois thèmes rémanents du surréalisme ont été spécialement repris et approfondis : 1. la crise de l’objet ; 2. la découverte d’un mythe nouveau ; 3. le recours à l’automatisme. En ce qui concerne le thème de l’objet, s’il a été exploité, il semble aussi avoir été épuisé. Pour la découverte d’un mythe nouveau, il aura fallu que Breton et Matta réussissent à s’extraire du cercle maléfique de la guerre. Quant à l’automatisme, l’enjeu était de taille, notamment pour les peintres, car le défi à relever était ni plus ni moins celui d’un automatisme absolu.

Forces et faiblesses du surréalisme en 1938

Depuis 1933, les surréalistes sont les principaux animateurs et rédacteurs de la luxueuse et prestigieuse revue Minotaure. Ils peuvent même se targuer, dans Minotaure daté « Hiver 1937 », d’avoir conquis la planète, comme en témoignent les dizaines de publications reproduites sur trois pages provenant d’Angleterre, de Belgique, du Danemark, d’Égypte, d’Espagne, des États-Unis, de France, de Grèce, du Japon, du Pérou, de Pologne, de Roumanie, de Suède, de Suisse, d’URSS, de Yougoslavie et de Tchécoslovaquie. De même, il est incontestable que de 1935 à 1937, se sont succédé et avec un grand retentissement des Expositions internationales du surréalisme à Copenhague, Santa Cruz de Tenerife, Londres et Tokyo. D’ailleurs, ce sera une des marques de fabrique des surréalistes que de savoir, à l’occasion de ces expositions internationales, en particulier à New York et à Paris, créer une ambiance et dérouter le visiteur, la scénographie ou les installations étant dues au talent d’un concepteur comme Marcel Duchamp ou d’un architecte comme Frederick Kiesler.

Mais si en janvier 1938, l’Exposition internationale du surréalisme a comme organisateurs André Breton et Paul Éluard, comme « générateur-arbitre » Marcel Duchamp, comme conseillers spéciaux Salvador Dalí et Max Ernst, comme maître des lumières Man Ray, comme chargé des « Eaux et broussailles » Wolfgang Paalen, à l’automne de la même année, on ne comptera désormais plus dans les rangs surréalistes Paul Éluard, qui était pourtant l’ami d’André Breton depuis vingt ans, et au printemps 1939, il sera donné congé à Salvador Dalí, dont l’originalité et l’humour avaient défrayé la chronique surréaliste avant de séduire ou de scandaliser aux États-Unis les milieux  de l’art, de la presse ou du cinéma.

À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, la force du surréalisme est dans son rayonnement international, en particulier à Londres et New York, mais sa faiblesse vient des effectifs du groupe relativement réduits, à quoi viennent s’ajouter des dissensions internes. Quelque chose s’est brisé entre les deux leaders du mouvement surréaliste, entre André Breton et Paul Éluard. On peut noter au passage que Paul Éluard ne s’était pas joint, en septembre 1936, aux douze signataires d’un tract surréaliste condamnant sans équivoque le procès de Moscou d’alors. En tout cas, dans la dernière livraison de Minotaure de mai 1939, le nom de Paul Éluard n’apparaît plus au comité de rédaction de la revue. Outre un différend ancien sur la question du libertinage entre les deux surréalistes, le fossé se creuse sur le terrain politique entre Breton qui se veut révolutionnaire et libertaire, trotskyste et fouriériste[1], et Éluard qui est de plus en plus sensible aux sirènes du parti communiste. Il est significatif que quand Paul Éluard annonce à Gala sa rupture définitive avec André Breton, il dresse une assez longue liste de surréalistes qui lui sont favorables, montrant ainsi que les fidèles de Breton ne sont pas si nombreux et laissant entendre de surcroît que les peintres les plus illustres et les surréalistes belges seraient plutôt de son côté : « Ma longue liaison avec Breton et les surréalistes est bien terminée. […] Je ne reste bien qu’avec Ernst, Maurice Heine, Man Ray, Penrose, Mesens, Hugnet, Hayter, Pastoureau, Duchamp, Scutenaire, Nougé, Magritte, Chavée, Arp, Bellmer, Matta, Miró, Picasso et le petit Darys [Dalí][2]. » En partant de cette liste on peut déduire que des peintres comme Brauner, Hérold et Domínguez comptent plutôt parmi les fidèles de Breton et on peut aussi noter que parmi les nombreux proches ou amis de Paul Éluard, seuls Georges Hugnet et Salvador Dalí auront quitté les rangs du mouvement surréaliste à l’orée de la Seconde Guerre mondiale.

À ce propos, remarquons, contrairement à l’idée répandue, que les exclusions ou les départs du groupe surréaliste ne sont ni automatiques ni expéditifs. Le cas de Salvador Dalí est éloquent. Le comportement bouffon du peintre catalan lors d’une assemblée surréaliste du 5 février 1934 a fait capoter son exclusion. En dépit de divers soupçons pesant sur lui, Dalí bénéficiera encore d’un bail de cinq ans chez les surréalistes. De même, étant donné son différend politique avec Breton en 1936, Paul Éluard aurait pu lui dire adieu cette année-là. Non seulement cela ne s’est pas produit, mais le Dictionnaire abrégé du surréalisme, qui a servi de catalogue à l’Exposition de la galerie des Beaux-Arts de janvier-février 1938, a été le fruit de la collaboration des deux hommes. Il est significatif que dans ce dictionnaire comprenant pourtant quelques centaines de définitions, aucune d’entre elles n’a de connotation politique. Le mot « Révolution » n’y figure même pas. Tout au plus, le mot « Rouge » y est célébré, mais avec cette citation drolatique d’Alphonse Allais, qu’on pourrait d’ailleurs lire comme une annonce fracassante de la peinture monochrome : « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge (Effet d’aurore boréale). »

Breton, Bataille et Masson

On peut se faire une idée du rejet et de l’attraction du surréalisme à travers les relations au départ orageuses et ensuite pacifiées entre Georges Bataille et André Breton. Si on laisse de côté la contribution de Bataille à la publication de fatrasies du Moyen Âge dans La Révolution surréaliste[3], on constate d’abord que la revue Documents, animée par Georges Bataille, rallie à elle, en 1929 et 1930, divers rescapés du dada-surréalisme comme Michel Leiris, Robert Desnos, Roger Vitrac, Jacques Baron, Georges Limbour, Jacques Prévert, Alejo Carpentier ou Raymond Queneau[4]. Quelques années plus tard, cela n’empêchera pas les surréalistes de se joindre aux proches de Georges Bataille pour former le groupe Contre-Attaque. Mais après la dissolution de Contre-Attaque en avril 1936, coexisteront deux groupes, conduits respectivement par Georges Bataille et André Breton, deux groupes rivaux, mais ayant déposé les armes. Bataille se singularisera même en animant tout à la fois la revue Acéphale, la société secrète Acéphale et le Collège de Sociologie. Quant à Breton, il continuera à piloter la revue Minotaure et à maintenir le contact avec de nombreux surréalistes à l’étranger. Il n’est pas indifférent de noter qu’André Masson, qui a dessiné l’image du bonhomme Acéphale, est présent aussi dans Minotaure, notamment quand il publie « Montserrat » en collaboration avec Georges Bataille en juin 1936 et qu’il réalise, en mai 1939, la dernière couverture de Minotaure, prenant enfin l’ascendant sur Salvador Dalí.

Trois textes sont donnés à la suite dans Minotaure de juin 1936 : « D’une décalcomanie sans objet préconçu (décalcomanie du désir) » de Breton, « Entre chien et loup » de Péret, qui tous deux exaltent la découverte de la décalcomanie par Domínguez, et « Le Château étoilé », où Breton relate son voyage à Tenerife. Les trois textes se répondent car les paysages et les images compactes engendrées par le procédé de Domínguez s’appliquent très exactement à la nature sublime de l’île volcanique de Tenerife. À quoi il faut ajouter « Montserrat » de Masson et Bataille, abordant cette fois-ci la nature sublime du côté nocturne et diurne ainsi qu’à la naissance du jour[5].

Il y a deux repères intéressants dans les relations entre Breton, Bataille et Masson. Au tournant de 1939, ayant à choisir vingt poèmes lors d’une enquête sur la « poésie indispensable », Breton pense doublement à Georges Bataille, en citant un passage d’Histoire de l’œil et une fatrasie de Philippe de Beaumanoir[6]. Quant à André Masson, durant l’hiver 1940-1941, il dessine des portraits d’André Breton et surtout quand il rejoint Breton à Fort-de-France, il collabore avec lui à l’écriture et à l’illustration de Martinique charmeuse de serpents. Ces seules indications tendent à montrer qu’un certain infléchissement s’est produit après 1938 dans le groupe surréaliste, en particulier avec le rôle grandissant de personnalités, comme Maurice Heine et Pierre Mabille, qui ont d’ailleurs certaines affinités avec Georges Bataille. Avant 1938, le trio surréaliste qui donnait le ton était composé de Breton, Éluard et Dalí. Après 1938, Breton se sent beaucoup plus en phase avec Mabille et Masson. En fait, à cette date, il y a chez Breton, Bataille, Masson et Mabille des préoccupations convergentes. Breton veut découvrir le mythe moderne en formation. Bataille jette les bases d’une sociologie du sacré. Les tableaux de Masson, comme Le Fauteuil de Louis XVI ou encore Métamorphose des amants, ont une dimension ou une portée mythologique. Quant à Mabille, il peut, à la fois, dans « L’œil du peintre », dévoiler le caractère prémonitoire de la peinture de Brauner, et analyser, dans Égrégores, la mutation de civilisation qui voit la fin de l’ère chrétienne[7].

En ce qui concerne le mythe moderne, Breton avait montré, dès janvier 1920, que le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont, le chapeau haut de forme introduit par Apollinaire dans un poème, le mannequin omniprésent dans la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico, que tous ces objets donc alimentaient en images la « mythologie moderne en formation[8] ». L’objet-mannequin, cette icône de la modernité et du surréalisme[9], allait d’ailleurs être multiplié à souhait, et sous toutes les coutures, lors de l’Exposition de la galerie des Beaux-Arts de 1938. Cependant, ce corps lisse et asexué, support de nombreuses rêveries, a beau être un objet moderne de culte, il ne nous offre qu’un volet de l’imaginaire surréaliste. En effet, d’autres représentations du corps humain sont à l’œuvre dans le mythe moderne en formation. Et c’est là où l’image-choc du bonhomme Acéphale dessiné par André Masson intervient, image-choc d’un corps athlétique et nu, au cou tranché, les bras écartés, une main brandissant un poignard et l’autre serrant un cœur enflammé ou une grenade, des tripes recelant un dédale, et avec un crâne à l’emplacement du sexe. Ce corps qui a perdu la tête ou s’est dépouillé de sa cérébralité, tel est l’emblème de la société secrète Acéphale, de cette communauté sans chef, passionnée et bravant la mort. Or si les amis les plus intimes de Bataille s’identifient à une communauté de corps sans têtes, qu’en va-t-il des surréalistes ? La réponse fuse d’elle-même, le groupe surréaliste est une association collagiste de têtes sans corps.

Rappelons d’abord que le message automatique, « il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », a donné le coup d’envoi de l’écriture automatique, la première phrase de pré-sommeil étant sans doute une réminiscence du fait divers de la femme ou de l’homme coupé en morceaux. Rappelons ensuite que dans le jeu du cadavre exquis, les joueurs recollent, soit des tronçons de phrase, soit la tête, le buste et les membres d’un corps humain. Rappelons aussi que les photomontages du groupe surréaliste associent le plus souvent des têtes sans corps. Tout tend à montrer que les surréalistes sont des collagistes du corps démembré et du temps sans fil. Ils pratiquent régulièrement trois types de collage, le collage formel et matériel des mots et des images, le collage passionnel et collectif à quelques-uns ou à plusieurs, y compris l’incorporation d’un défunt, et enfin le collage temporel de durées hasardées. Dès lors on ne s’étonnera pas que dans son poème Fata Morgana de décembre 1940 André Breton ait eu une vision d’une foule de têtes privées de corps et posées à même le sol :

Entre le chaume et la couche de terreau

Il y a place pour mille et une cloches de verre

Sous lesquelles revivent sans fin les têtes qui m’enchantent

En fait la vision de Breton d’une multitude de têtes ressuscitant sous cloche a un air de connivence avec les Foules que peindra Antonio Saura, où des têtes monadiques prolifèrent dans un milieu indéterminé, où des gueules privées de corps s’associent organiquement, orgiastiquement et plastiquement. Mais il y a une différence. Les mille et une têtes sous cloche semblent autant de prédécesseurs ou d’intercesseurs de la compagnie surréaliste, alors que l’étalage des gueules monadiques et anonymes chez Saura n’est autre que l’exposition d’un corpus démographique, la surexposition d’un corps politique démembré.

L’automatisme absolu

La dernière livraison de Minotaure de mai 1939 commence par une liste désopilante de Lichtenberg détaillant pas moins de quarante-deux lots destinés à une vente aux enchères, le tout premier lot étant le fameux « couteau sans lame auquel manque le manche ». Outre cette entrée en matière placée sous le double registre de l’objet et de l’humour noir, il y a dans ce numéro de Minotaure trois textes essentiels d’André Breton : 1. « Souvenir du Mexique », illustré notamment par des photos d’Alvarez Bravo ; 2. « Prestige d’André Masson », avec qui, selon Breton, « nous touchons au mythe en construction de cette époque », idée qui sera reprise en janvier 1946 à propos de Wifredo Lam, chez qui aussi « s’élabore le mythe d’aujourd’hui[10] » ; 3. « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste », article magistral où surgit la notion d’ « automatisme absolu ». On se souvient que, dans le Manifeste du surréalisme, Breton avait défini le surréalisme comme un « automatisme psychique pur » et que dressant la liste de ceux qui avaient fait acte de « SURRÉALISME ABSOLU » il n’avait retenu que les poètes, énumérant seulement en note des peintres anciens ou contemporains qui auraient plutôt fait acte de surréalisme relatif. En fait, si l’acte de naissance du surréalisme coïncide avec l’invention de l’écriture automatique, l’automatisme ne donnera pleinement sa mesure en peinture qu’à l’issue d’un certain nombre de découvertes récapitulées par Breton : 1. le « collage » et le « frottage », dont Max Ernst est l’un des plus illustres représentants ; 2. la disposition ou l’activité « paranoïaque-critique » chère à Dalí ; 3. la « décalcomanie sans objet préconçu » de Domínguez ; 4. le « fumage » de Paalen ; 5. c’est alors que se produit, à partir de 1938, une germination sensible ou une poussée irrésistible d’automatisme absolu, en particulier chez de jeunes peintres adhérant au surréalisme. Breton rend compte du phénomène en précisant que c’est sous l’ombre tutélaire de Tanguy et non sous le soleil capricieux de Dalí que se rangent les nouveaux venus. Ou plutôt, il prend bien soin d’attribuer à chacun sa part de découverte sans oublier l’existence d’une émulation collective.

Mais avant d’en venir aux trois nouveaux surréalistes, Esteban Francés, Matta Echaurren et Gordon Onslow Ford, Breton souligne que le découvreur de la décalcomanie du désir comme l’inventeur du fumage ont réussi l’un et l’autre à renouveler leurs prouesses, et toujours dans la voie de l’automatisme. Comparant le nouveau procédé de Domínguez à la gestuelle rapide du nettoyeur de vitre ou au paraphe de blanc d’Espagne laissé sur un vitrage neuf, Breton nous renvoie bien sûr aux tourbillons, aux soucoupes, aux effets cinétiques injectés par le peintre canarien dans sa peinture cosmique, mais il prolonge aussi, d’une part, une réflexion amorcée en 1936 sur le dessin animé et, d’autre part, son propre rêve du 7 février 1937, au cours lequel il contemplait le peintre Domínguez en train d’animer sur sa toile une grille de lions fellateurs, images éblouissantes et érotiques qui se transformaient au finale en aurore boréale. Quant au nouveau procédé automatique de Paalen, il consiste en un coulage d’encres de couleur sur une feuille blanche, soumise elle-même à divers mouvements de rotation, avec un soufflage ici et là en vue d’un effet de dispersion ou d’irradiation.

À l‘instar surtout de Domínguez, Esteban Francés s’est engagé à son tour dans l’automatisme absolu, en mêlant des couleurs au hasard sur une plaque de bois et en modifiant cette préparation par une activité frénétique de grattage tout aussi arbitraire. Ce qui donnerait, aux dires de Breton « des paysages crépitants ». Matta Echaurren, dont Breton vante le don exceptionnel pour la couleur, avait publié dans le numéro précédent de Minotaure, un article original intitulé « Mathématique sensible – Architecture du temps », venant illustrer un projet d’architecture intérieure dessiné par le jeune chilien. L’audacieux projet de Matta est remarquable à trois titres. D’abord, dans cette maquette d’appartement s’étageant sur trois niveaux, il n’y a ni barre d’appui autour du grand puits de lumière donnant sur le plan inférieur, ni rampe dans l’escalier perçant les différents plans, et cela dans l’intention évidente d’affronter le vide et de surmonter son vertige. Ensuite, une « colonne ionique psychologique », tel un totem s’élevant dans l’habitation, aiderait à prendre conscience de la dimension verticale. Enfin, le seul mobilier apparent est constitué de lits ou de fauteuils pneumatiques épousant la forme du corps humain. À quoi vient s’ajouter dans le texte, outre des références implicites à la mie de pain de Dalí, à la fumée de Paalen, aux miroirs de Mabille ou au silo de Le Corbusier, un rejet systématique de l’angle droit et une affirmation tenace d’une expérience émotionnelle de l’espace et du mouvement, de la matière et du temps. Par exemple : « Et restons immobiles parmi des murs qui circulent […] Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques ».

La réflexion sur l’automatisme absolu prend encore de l’ampleur à la fin du texte « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste ». Outre le fait d’enrôler Brauner et Ubac parmi les artistes automaticiens, Breton relève que les peintres concernés par l’automatisme sont hantés par la notion d’espace-temps ou de quatrième dimension, comme cela est sensible dans les « paysages à plusieurs horizons » de Matta, dans la courbe « merveilleuse de souplesse » d’Onslow Ford, ou encore dans les tableaux lithochroniques de Domínguez, dont il cite un long texte, écrit en collaboration avec Sábato, sur les surfaces lithochroniques et la pétrification du temps. Et pour donner plus d’assise à ce concept de lithochronisme qui pourrait paraître farfelu, il invoque la peinture de Kurt Seligmann et surtout ses premiers objets, comme par exemple L’Ultrameuble, qui est un siège ou une table basse reposant sur quatre jambes de femme portant des chaussures à talon.

La pétrification du temps

Tout au long de sa vie, Breton n’a entendu dans son demi-sommeil qu’une vingtaine ou une trentaine de messages automatiques, dont la phrase de présommeil, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », est le prototype. En revanche, en s’adonnant à l’écriture automatique, seul, ou à deux, comme dans Les Champs magnétiques, il a pu noircir des centaines de pages. Mais il s’est vite aperçu que la pléthore de textes dits surréalistes représentait un écueil pour  l’écriture automatique. Car l’écriture automatique n’est pas comparable à la règle psychanalytique du « tout dire », ni même assimilable à un produit de l’inconscient. Mais comment déchiffrer alors un message automatique ? Comment lire une page d’écriture automatique ? Selon nous, l’écriture automatique est moins un fait de langage qu’un fait temporel entrant dans la catégorie des événements troublants, pétris de coïncidences, que les surréalistes désignent sous le nom de hasard objectif.

Disons un mot sur la spécificité du hasard objectif. Les faits de hasard objectif, à condition, bien sûr, qu’ils soient authentifiés, révèlent l’existence d’une forte liaison entre divers événements contemporains ou non, comme s’ils n’appartenaient pas au cours habituel des choses et ne s’inscrivaient pas dans un cadre explicatif connu. On peut définir le hasard objectif comme une durée automatique ou un collage temporel agglutinant indifféremment du présent, du passé ou du futur. C’est pourquoi, nous proposons de ranger sous la même rubrique de durées automatiques aussi bien les faits recensés comme hasard objectif que les messages ou les textes d’écriture automatique. À cet égard, le meilleur exemple, qui nous plonge à la fois dans le hasard objectif et dans l’écriture automatique, est celui du déchiffrement, dans la signature d’André Breton, de ses initiales A B comme étant un équivalent de l’année 1713.

En somme, l’automatisme, et a fortiori l’automatisme absolu, est indissociable d’une magnétisation des événements au gré du temps sans fil. Et cela aussi bien pour la peinture ou la sculpture que pour l’écriture. On comprend alors pourquoi Breton traitant de l’automatisme absolu en peinture conclut son article sur le lithochronisme, qui n’est autre qu’une théorie et une pratique de la pétrification automatique du temps. Ou si l’on préfère, le collage automatique des événements que l’on observe dans un hasard objectif a son exact pendant dans un tableau, une sculpture ou un objet lithochronique. De même que le cinéma est un collage de durées filmiques, de même que le dessin animé est une animation d’objets inanimés et une pétrification de créatures animées, il faut regarder la peinture lithochronique de Domínguez, de Matta, d’Onslow Ford ou d’Esteban Francés, la photographie lithochronique de Raoul Ubac, les dessins ou les objets lithochroniques de Seligmann ou de Domínguez, comme des expressions de l’automatisme mais aussi comme une synthèse ou un collage de durées.

Si l’on admet, à la suite de Breton, que L’Ultrameuble de Seligmann est l’objet lithochronique par excellence, et qu’un objet lithochronique résulte de l’attraction irrésistible de deux corps, à l’image du cygne et de Léda, alors on verra le lithochronisme à l’œuvre aussi bien dans le fameux objet de Domínguez Jamais, où le corps d’une femme à talons aiguilles est englouti par un pavillon de phonographe, que dans le dessin Le Souvenir de l’avenir, où coexistent un gramophone et une femme-cygne en position de ballerine, sans oublier que le temps est pointé  dans l’intitulé des deux oeuvres. En ce qui concerne Domínguez, il serait même possible de pousser l’enquête un peu plus loin, en invoquant des toiles comme Souvenir de l’avenir ou L’Estocade lithochronique et surtout en portant son attention sur le dernier paragraphe de « La pétrification du temps » : « Les étranges langoustes empaillées, les fossiles, les coquillages, les éléphants bourrés de crins, etc., attendent avec la plus vive angoisse que les mains du poète viennent les livrer à l’espace, cet espace où Marie-Louise a laissé à tout jamais la surface lithochronique authentiquement convulsive de son suicide, le jour où elle se jeta dans le vide du dernier étage de la grande tour[11]. » Or parmi les bois du mexicain Posada reproduits en 1937 dans Minotaure figure une gravure intitulée Marie-Louise, la suicidée et représentant une femme qui se jette dans le vide depuis une tour de la cathédrale de Mexico. Exactement sur le même  thème, Frida Kahlo a peint en 1939 Le Suicide de Dorothy Hale, où cette fois-ci la jeune femme se précipite dans le vide du haut d’un building de New York. En 1942, Domínguez traite le même sujet en dessinant une femme nue en équilibre instable sur le rebord d’un toit de terrasse, avec l’inscription « LA SUICIDÉE » tracée sur le pignon de l’immeuble attenant, ainsi qu’une flèche préfigurant le sens de la chute.

En fait, on découvre que la femme-cygne et ballerine du dessin Le Souvenir de l’avenir, que la femme à talons aiguilles plongeant dans le gramophone Jamais, que Marie-Louise et Dorothy Hale sautant dans le vide ou encore que la  femme nue dessinée par Domínguez sur le rebord d’un toit, on découvre que toutes ces femmes effectuent un plongeon dans le vide mais aussi dans le temps, et que ce espace vide définit pour Domínguez et Sábato une surface lithochronique ou une pétrification du temps.

Quand Domínguez écrit : « cet espace [vide] où Marie-Louise a laissé à tout jamais la surface lithochronique authentiquement convulsive de son suicide », il modifie par là-même l’objet surréaliste Jamais où une jeune femme est happée par un gramophone, en objet lithochronique À tout jamais, où une jeune femme plonge dans le vide et se suicide pour l’éternité, passant ainsi d’une certaine dénégation du temps à une affirmation de la durée. Car ne sont dépeints ici ni la fascination de la mort ni l’acte du suicide. Tout au contraire, la peinture lithochronique, comme la sculpture lithochronique, se voudrait le relevé le plus précis et le plus authentique des durées automatiques.

Avançons encore d’un pas. Car le saut dans le vide de Marie-Louise la suicidée réactive l’expérience, souvent citée par le philosophe Bergson, de l’hypermnésie des mourants. À en croire les réchappés d’une mort certaine, ce serait toute sa vie en accéléré que l’alpiniste verrait défiler durant sa chute, ce serait le film intégral de son existence que le noyé visionnerait au moment de couler. La thèse bergsonienne de la conservation intégrale des souvenirs dans la mémoire, qui a pour conséquence de transformer le temps en durée, est en fait partagée par Breton, Domínguez et Sábato. En effet, Breton, comme l’indique le frontispice de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, réfléchit sur le « souvenir du futur » et sur le temps sans fil. Domínguez, pour sa part, avec le dessin Le Souvenir de l’avenir et son tableau Souvenir de l’avenir, s’est essayé, comme nous venons de le suggérer, à figurer une durée automatique. Quant à Sábato, inventeur avec Domínguez, du lithochronisme, il en défendra, beaucoup plus tard, la pertinence et le fécondité, en précisant que c’est au moment où nous mourons que se produit une illumination de notre existence et la pétrification du temps : « [Ma] rencontre [avec Domínguez] fut d’une énorme importance, bien qu’à ce moment-là elle n’en eut pas l’air. […] le passé n’est pas quelque chose de cristallisé, comme certains le supposent, mais une configuration qui change au fur et à mesure que notre existence avance, et qui atteint son sens réel à l’instant même où nous mourons, quand il restera pour toujours pétrifié. […] Et même ce qu’on a cru n’être que de simples blagues ou des mystifications peut devenir, dans cette perspective de la mort, de sinistres prédictions[12]. »

Le maillage de la planète

Comme le préconisait André Breton, soumettons l’automatisme de Paalen, Domínguez, Brauner, Matta, Francés, Onslow Ford, Jacques Hérold ou Remedios Varo à l’univers d’Yves Tanguy. Dans Merveilles des mers, La Lumière de l’ombre ou Le Grand nacré, la vision ou le panorama offert par Tanguy se veut minéral et sidéral, géologique et cosmique. Sur un sol sablonneux et désertique, lisse et lessivé, où l’horizon est repoussé à l’infini, s’élèvent, telles des stèles, des pierres plissées ou effilées, des cailloux polis, érodés ou troués, à la particularité près que ces échantillons de pierre, monolithes ou aérolithes, paraissent astiqués et sont même parfois violemment colorés. La nature de Tanguy a beau être irradiée et dénudée, elle décline quelques ombres et quelques artifices. Il arrive aussi, et de façon discrète, que des rais de lumière émanent des sculptures ou qu’un fil ténu tisse un lien entre deux d’entre elles. Il n’empêche que les sculptures peintes de Tanguy – on pourrait aussi invoquer les sculptures de Hans Arp – ont suscité chez ses amis surréalistes, en dépit de leur immobilité, un « automatisme absolu » donnant plutôt dans le mouvement et s’accompagnant souvent d’une débauche de couleurs.

Pour rendre au plus près les plissements et les reliefs de la planète, Esteban Francés et Gordon Onslow Ford ont pris le parti de jeter sur elle tout un réseau de lignes géodésiques. En ce qui concerne Francés, tantôt le filet réticulaire emprisonne sa proie dans un violent corps à corps, comme dans Alambradas, tantôt, comme dans Laberinto 39, le dispositif scénique tempère la hideur des excroissances ou des créatures prises au piège. Dans une optique plus géométrique et ludique, Onslow Ford préconise un maillage de montagnes ou de volcans, comme c’est le cas avec Mountain Heart et Pollination of Mountains, où la courbe et la ligne droite font bon ménage. Le peintre ne manque pas d’ambition, qui avec des titres roulant plutôt sur la violence ou le désir, par exemple, Crime meets Crime, Propagande pour l’amour ou The Transparent Woman, use de dispositifs concentriques ou spiralés, parsemés de formes géologiques ou vaguement organiques, qu’un faisceau de pointillés divise en secteurs réguliers. C’est du Tanguy revisité par la géométrie de Descartes et sa physique des tourbillons. Il arrive aussi, dans The First Five Horizons, que le panorama du désir, ou la cartographie planétaire, soit découpé en bandes horizontales suivant des pointillés. Onslow Ford a poussé jusqu’à son terme l’idée de découpage, en extrayant de Propagande pour l’amour plusieurs échantillons ou fragments, pour mieux les expliciter dans un discours narratif.

Optant pour des triangles sertis de dents, Remedios Varo y insère parfois un œil. Mais que représente, dans La Faim et La Lutte pour la vie, un tel réseau de triangles hachurés et de figures translucides ? L’entrecroisement de figures géométriques n’est peut-être pas le plus mauvais modèle pour exprimer l’intrication des instincts et la brutalité des besoins. D’ailleurs, il y a un tableau de Domínguez, La Aparición sobre el mar, qui permet de relancer cette question-clé de la transposition. Sur un sol, qui pourrait être du sable ou des rochers de bord de mer, et que le peintre a traité comme une décalcomanie, s’élève une créature humaine, tout enveloppée, à l’exception des deux  pieds et d’une main, dans un vêtement de papier cartonné, cet étrange costume étant surmonté, à l’emplacement du chef, d’une cocotte en papier. Plus étrange encore, ce vêtement plissé et emberlificoté est tendu, à plusieurs extrémités, par des fils comme si on avait affaire à un cerf-volant ou à une toile de tente. Au second plan, derrière cette apparition, des oiseaux de mer semblent avoir subi le même traitement.

Les pointillés, les fils ou les filins, la géométrisation des formes, le triomphe de la matière, l’équivalence du haut et du bas, le recul des horizons, tout concourt d’Onslow Ford à Domínguez, en passant par Remedios Varo et Esteban Francés, à un maillage de la planète et pourquoi pas de l’univers, tout indique que l’histoire des hommes tient davantage dans de la matière fossile que dans des images ou des reportages. Qu’on songe seulement aux Soucoupes volantes ou au Souvenir de l’avenir de Domínguez. On y découvre dans un cadre de strates géologiques, d’océan immobile et de brume, des soucoupes en rotation ou bien une machine à écrire échevelée, qui semblent les vestiges d’une civilisation du livre ou du cirque ou les diableries d’un astronef extraterrestre.

Les terres brûlées

On ne sera pas surpris que Jacques Hérold ait peint un tableau intitulé Au-delà de l’horizon, conformément au programme de l’automatisme absolu. Mais qu’il ait aussi peint Les Têtes, cela nous ramène à la question du groupe surréaliste, que nous avons déjà défini comme une association collagiste de têtes sans corps. En effet, la question pendante, avant et durant la Seconde Guerre mondiale, est celle de la forme et de l’existence du groupe surréaliste. Des têtes sans corps, on en a une autre image dans un dessin automatique de Matta à l’encre de Chine, image d’autant plus grotesque et provocante que les énormes têtes barbouillées reposent sur des membres réduits à de simples moignons. Le plus étonnant est qu’on verra, plus tard, Antonio Saura utiliser la même encre et le même automatisme pour ses têtes sans corps.

Les peintres surréalistes recourant à l’automatisme ne singent pas l’histoire mais pétrifient le temps. Deux images s’imposent pour eux. D’un côté, des coupes ou des courbes d’une géologie de la planète. D’un autre côté, la présence fantomatique du corps humain, comme en témoignent La Aparición sobre el mar de Domínguez, qui ne conserve tout au plus d’une baigneuse de Dinard de Picasso que la large plante des pieds, ainsi que Rénombrement II de Victor Brauner, où le corps humain, à l’exception de ses deux yeux affolés, aurait revêtu la défroque d’un fou du roi ou d’un macchabée. Le même Brauner, quelques années après, intitulera à juste titre Tableau optimiste une toile à la cire où on assiste à la résurrection de deux silhouettes humaines. En tout cas, le jeu du cadavre exquis avait convaincu les surréalistes depuis longtemps que le corps humain pouvait être démembré et remembré à volonté. Aussi l’amoureux Wifredo Lam, dans Estudio para un retrato de Helena, et le passionné Domínguez, dans La Rêveuse, ne peuvent-ils pas s’empêcher d’opérer un renversement du corps de la femme aimée ou désirée. Aussi le tableau Bâle via Tahiti-Paris  de Kurt Seligmann, qui est un étincelant cadavre exquis ne retient-il du corps humain que le bric-à-brac d’une fatrasie, et on pourrait en dire autant des trois grâces grinçantes de Jubivillad. Mais aussi et surtout, entre la danse macabre, le sabbat des sorcières et peut-être même la stratégie de terre brûlée des Orages magnétiques de Wolfgang Paalen et les photographies de Raoul Ubac comme Nébuleuse et Combat de Penthésilée, où les femmes « brandissant le dard[13] » sont consumées et défaites, donc entre les visions du maître du fumage et de l’expert en brûlage, l’automatisme absolu semble avoir délivré un adieu au corps, broyé ou parti en fumée.

À leur retour sur le continent américain, où ils seront préservés des affres de la guerre, Wifredo Lam et Roberto Matta, s’ils ne démentiront pas ces sombres prédictions, participeront à un nouveau mythe en  formation. Lam renouvellera le mythe de la femme-cheval en transe ainsi que celui des corps et des dieux coupés en morceaux[14]. Quant à Matta, promoteur de la « morphologie psychologique », rivalisant avec le lithochronisme de Sábato et Domínguez, avec les « fossilisations » ou les « photos-reliefs » du Mur sans fin d’Ubac, il pliera l’espace à sa guise et diluera la matière à sa convenance, au point de découvrir, avec Breton, le mythe des « grands transparents ».

Situation du surréalisme en 1942

Durant l’hiver 1940-1941, la compagnie surréaliste se reforme à Marseille. Alors que la conjoncture est pesante ou tragique, en particulier pour les Juifs et les étrangers, l’activité collective bat son plein à nouveau. André Breton perçoit même dans la défaite militaire un argument pour la refondation du jeu de cartes. Cela donnera le jeu de Marseille. C’est qu’il paraît vital à ces peintres et poètes proches du surréalisme de réaffirmer bien haut leurs valeurs, leurs couleurs, en ces temps de désastre. Et tout le paradoxe est là : une création collective placée sous le signe du jeu peut redonner des forces et apporter de la joie à des individus sur lesquels pèsent des menaces et qui espèrent trouver refuge en Amérique. Qui, en effet, à leurs yeux, ne désirerait tenir entre ses doigts les cartes de la mythologie surréaliste, les cartes de Baudelaire, de la Religieuse portugaise, de Novalis, respectivement, le génie, la sirène et le mage de l’amour, celles de Lautréamont, Alice et Freud, les trois étoiles noires du rêve, celles de Sade, Lamiel, Pancho Villa, les trois roues sanglantes de la révolution, et enfin celles de Hegel, Hélène Smith, Paracelse, la triade de la connaissance, sans oublier le joker Ubu ?

Toutefois, à Marseille, les activités proprement surréalistes, ainsi que les rencontres avec divers artistes et intellectuels, ne dureront qu’un hiver. Dès lors, on peut poser crûment cette question : l’année suivante, en 1942, y a-t-il encore un groupe surréaliste à Paris et à New York, pour s’en tenir à la capitale que Breton a quittée et à la métropole qu’il a fini par rejoindre ? Pour ce qui est de Paris, nous n’allons pas réécrire l’histoire de la Main à Plume, mais nous proposerons quelques repères et jalons :

  1. Le label « Éditions Surréalistes », qui authentifie l’appartenance au groupe surréaliste, disparaît sous l’Occupation. Les deux plaquettes de poésie …hurle à la vie de Léo Malet et Frappe de l’écho de Robert Rius sont les dernières à arborer cette étiquette[15].
  2. La Conquête du monde par l’image, la seule publication collective de la Main à Plume en 1942, a un air de déjà vu ou de déjà lu. En effet, le débat sur l’image nous ramène au tout début du surréalisme. Cependant, le texte intégral d’Óscar Domínguez sur la « pétrification du temps » et celui de Léo Malet, relatant son invention du décollage des affiches et se définissant lui-même comme un « lithophage », c’est-à-dire comme un poète mangeur de briques ou de murs, ces deux textes nous replongent dans l’automatisme, pierre de touche du temps.
  3. Les poèmes collectifs de la Main à Plume, réunis sous la rubrique, assez peu engageante, de « L’usine à poèmes », ont beau user des titres comme Capitale de la douleur, Ralentir travaux, Les Champs magnétiques ou Légitime défense, ils ressassent sans surprise les mêmes images.
  4. Toujours dans cette publication collective de 1942, Paul Éluard, tout en apportant un peu d’eau au moulin de la poésie collective, réunit une masse de citations, où il oppose sur deux colonnes « poésie involontaire » et « poésie intentionnelle ».
  5. Cette publication de la Main à plume est sans conteste surréaliste, mais un surréalisme à la Éluard, où les questions en suspens du mythe nouveau et de l’automatisme absolu sont loin d’être traitées en priorité.
  6. C’est pourquoi, lorsque Paul Éluard et Georges Hugnet, qui ont été au cœur de La Conquête du monde par l’image, seront exclus de la Main à Plume, il n’est pas dit pour autant que les membres du groupe restants croiseront la route ou serreront la main d’André Breton.
  7. Même s’ils sont férus de Marx et de l’épistémologie de Gaston Bachelard, les théoriciens de la Main à Plume ne sont pas nécessairement mieux armés pour rivaliser avec la revue Messages de Jean Lescure, à laquelle collaborent d’ailleurs Paul Éluard et Raoul Ubac.

Mais si, en 1942, l’existence d’un groupe surréaliste à Paris est en partie problématique, qu’en est-il à New York ? Tenons-nous en à « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non » publié dans la premier livraison de VVV de juin 1942. André Breton y précise sa réflexion sur les lignes d’écriture et sur le point de l’esprit. À propos des lignes, il développe deux idées :

  1. À la différence des esprits partisans, lui, Breton, n’est pas « dans la ligne». Il reconnaît que sa « propre ligne, fort sinueuse » (on retrouve là les « lignes serpentines » du premier Manifeste) emprunte une voie inhabituelle, puisqu’elle « passe par Héraclite, Abélard, Eckhart, Retz, Rousseau, Swift, Sade, Lewis, Arnim, Lautréamont, Engels, Jarry et quelques autres ». Il est à remarquer qu’au même moment à Paris, la plupart des membres de la Main à Plume jurent qu’ils empruntent la droite ligne de l’orthodoxie surréaliste.
  2. Breton marque sa défiance vis-à-vis des systèmes, car si ces constructions abstraites tiennent encore du vivant de leur auteur, il n’en est plus de même dès qu’on prolonge la ligne, quand interviennent les disciples. Et Breton d’énumérer les « charlatans et faussaires » des principes de Robespierre et Saint-Just, les divisions entre hégéliens de droite et de gauche, « les dissidences monumentales à l’intérieur du marxisme ». C’est ainsi que le poète surréaliste détecte un « point faillible » dans le prolongement à long terme de toute ligne philosophique. Justement la réflexion sur la ligne est inséparable de la détection du « point de l’esprit ». Il y a au moins quatre types de point à déterminer :
  1. L’homme n’est sans doute pas le centre, le « point de mire» de l’univers.
  2. Breton n’accorde son adhésion qu’en la soumettant à son propre « nord» magnétique.
  3. Et c’est ce nord magnétique ou ce « point de l’esprit » qui lui permet de détecter ici ou là le « point faillible». Rien à voir avec l’homme faillible du péché originel. Breton pointe la faille dans la transmission des idées et la relecture des œuvres.
  4. Enfin, Breton évoque le « point d’honneur » dans « Petit intermède prophétique », un point d’honneur allégorique et physique, se déplaçant « à la vitesse d’une comète » et décrivant simultanément « deux lignes », à savoir deux lignes sinusoïdales, des « 8 flamboyants », autrement dit la signalétique de l’infini.

En 1942, Breton est dans l’incertitude. Il lui semble présomptueux d’écrire à New York un Troisième manifeste du surréalisme dans la tourmente de la guerre mondiale et en l’absence d’une réelle activité collective. Certes il peut diablement compter sur les nouveaux surréalistes, comme Matta, Wifredo Lam ou Aimé Césaire. Mais quand Breton énumère les noms de « Bataille, Caillois, Duthuit, Masson, Mabille, Léonora Carrington, Ernst, Étiemble, Péret, Calas, Seligmann, Henein », avec qui il partage le postulat « pas de société sans mythe social », il n’en est plus à dresser une liste exclusivement surréaliste. C’est pourquoi vu le caractère problématique d’un Troisième Manifeste, il préfère s’en tenir à des Prolégomènes.

En 1943, à l’initiative des surréalistes de New York, et alors que Péret vit au Mexique, est publié, sous le label Éditions Surréalistes, La Parole est à Péret. En introduction à l’ouvrage, on peut lire une déclaration datée du 23 mai 1943 et signée par André Breton, Marcel Duchamp, Charles Duits, Matta, et Yves Tanguy. Les signataires, qui déclarent « faire leurs toutes [les] conclusions du texte de Péret », joignent à leurs signatures les noms d’autres surréalistes : « J. B. Brunius, Valentine Penrose (Angleterre), René Magritte, Paul Nougé, Raoul Ubac (Belgique), Braulio Arenas, Jorge Caceres (Chili), Wifredo Lam (Cuba), Georges Henein (Égypte), Victor Brauner, Óscar Domínguez, Hérold (France), Pierre Mabille (Haïti), Aimé Césaire, Suzanne Césaire, René Ménil (Martinique), Leonora Carrington, Esteban Francés (Mexique) ». Nulle trace ici des jeunes ténors de la Main à Plume[16].

En dépit des allers et retours de Patrick Waldberg, le talentueux correspondant de guerre des surréalistes new-yorkais en Afrique du Nord et en Europe, les communications entre les surréalistes en exil à New York et les aspirants surréalistes à Paris ont été interrompues durant l’Occupation. En revanche, l’automatisme absolu allait trouver matière à prolongement et à renouvellement, car on ne laisse pas en suspens la pierre de touche du temps.

Georges Sebbag

Notes

[1] Dans son Ode à Charles Fourier écrite en 1947, André Breton fait remonter à 1937 son intérêt pour l’utopiste (« Et voilà qu’un petit matin de 1937 […] / En passant j’ai aperçu un très frais bouquet de violettes à tes pieds »).

[2] Lettre de Paul Éluard à Gala de fin novembre-début décembre 1938, in Paul Éluard, Lettres à Gala, 1924-1948, éd. établie par P. Dreyfus, Gallimard, Paris, 1984, p. 292.

[3] Voir « Fatrasies », La Révolution surréaliste n° 6, 1er mars 1926.

[4] Rappelons aussi que, le 15 janvier 1930, Ribemont-Dessaignes, Prévert, Queneau, Vitrac, Leiris, Limbour, Boiffard, Desnos, Morise, Bataille, Baron et Alejo Carpentier répliquent vertement aux attaques du Second manifeste du surréalisme dans le tract Un cadavre.

[5] Publié dans Minotaure n° 8 du 15 juin 1936, « Montserrat », par André Masson et Georges Bataille, forme un ensemble de deux textes, « Du haut de Montserrat » de Masson et « Le Bleu du ciel » de Bataille, et de deux tableaux de Masson de 1935, « Aube à Montserrat » et « Paysage aux prodiges ».

[6] Fin 1938, Les Cahiers GLM n ° 8 lancent l’enquête sur la « poésie indispensable ». La réponse de Breton paraît dans le numéro suivant de mars 1939.

[7] Pierre Mabille, Égrégores ou la vie des civilisations, éd. Jean Flory, Paris, 1938. Voir aussi P. Mabille, « L’œil du peintre », Minotaure n° 12-13, mai 1939.

[8] Voir André Breton, « Giorgio de Chirico, 12 Tavole in Fototipia », in « Livres choisis », Littérature n° 11, janvier 1920. Ce texte, qui sera repris comme préface au catalogue de l’exposition Giorgio de Chirico de mars-avril 1922 à la galerie Paul Guillaume, sera recueilli dans Les Pas perdus (1924).

[9] L’objet-mannequin, qui a sa source chez Chirico, jalonne l’histoire du surréalisme. En voici quelques occurrences. Lors du procès Maurice Barrès du 13 mai 1921, un mannequin grimé et costumé représente l’accusé. Un mannequin photographié par Man Ray paraît en couverture de La Révolution surréaliste n° 4 du 15 juillet 1925.  Dans Nadja, Breton évoque une figure de cire du musée Grévin, « une femme attachant dans l’ombre sa jarretelle ». Différents types de mannequin apparaissent sur scène, dans Le Trésor des jésuites d’Aragon et Breton.

[10] André Breton, Préface au catalogue l’exposition Lam de Port-au-Prince, 1946. Repris dans Le Surréalisme et la peinture, Gallimard, Paris, 1965, p. 172.

[11] Óscar Domínguez, « La pétrification du temps », in La Conquête du monde par l’image, Les Éditions de la Main à Plume, Paris, 1942, p. 27. Rappelons qu’André Breton avait cité dans  « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste » publié dans Minotaure de mai 1939, sous la signature de Sábato et Domínguez, un passage de « La pétrification du temps », à savoir la seconde partie, mais à l’exclusion du dernier paragraphe, qui est peut-être un ajout de Domínguez introduit en 1942.

[12] Ernest Sábato, Abaddón el exterminador, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1974.

[13]   André Breton  conclut ainsi son article « Des tendances les plus récentes de la peinture surréaliste » de Minotaure n° 12-13 de mai 1939 : « Il est à observer que la photographie en ce qu’elle a de plus audacieux, de plus vivant, a suivi  la même route que la peinture. Par le blond trait d’union de Raoul Ubac, les ruines passées  rejoignent les ruines à venir sans cesse renaissantes. Ses femmes brandissant le dard et défaites sont les sœurs de la sombre Penthésilée de von Kleist. Elles sont l’incroyable fleur fossile, la pêcheuse qui dompte les sables mouvants. »

[14] Voir catalogue Wifredo Lam, Orichas, préface de G. Sebbag, Galerie Thessa Herold, Paris, 2006.

[15] L’achevé d’imprimer de …hurle à la vie est daté du 23 février 1940, et celui de Frappe de l’écho du 26 mai 1940. Voir G. Sebbag, Les Éditions Surréalistes, 1926-1968, Imec éditions, Paris, 1993.

[16] Sous le titre « Surrealist Bibliography », Kurt Seligmann publie dans VVV n° 2-3, de mars 1943, une autre liste  de surréalistes, où l’accent est mis sur les artistes : Artaud, Breton, Calder, Carrington, Crevel, Domínguez, Duchamp, Ernst, Francés, Giacometti, Hare, Mabille, Masson, Matta, Miró, Péret, Picasso, Seligmann, Tanguy.

 

Références

« L’automatisme, pierre de touche du temps », inédit en français, traduit en espagnol (« El automatismo, piedra angular del tiempo ») et en anglais (« Automatism, the touchstone of time ») in catalogue Éxodo hacia el sur, Óscar Domínguez y el automatismo absoluto, 1938-1942, Iodacc, Tenerife, 2006.