Ne tirez pas sur la pianiste

Mademoiselle Lévy, roman posthume de Marc Pierret (1929-2017), va permettre de situer encore mieux l’écrivain dans l’espace littéraire. Le fil narratif de ce roman est un peu moins labyrinthique que celui des précédents. Pendant l’été de 1968, le narrateur, un certain Marc, né en 1950, tombe sous le charme d’Une saison à l’envers, un roman autobiographique de Gilles Moret paru en 1964 et dont son double, Simon Alquin, est né en 1929. Marc appréciera par la suite Événement I, II, III et IV, une série d’essais sophistiqués de Jérôme Mauret. Or, en avril 2003, il apprendra que Gilles Moret s’était vite mué en l’essayiste logico-analytique Jérôme Mauret. Il rencontrera alors Moret et ne cessera de l’interroger sur son adolescence tourmentée à Lille qui est au cœur d’Une saison à l’envers, et cela d’autant plus que Moret avait pour ainsi dire renié le livre.

Mademoiselle Lévy est la relation indirecte d’Une saison à l’envers, son redoublement. Le lecteur peut être étonné par cette entreprise de reconstitution, car le texte original n’est jamais cité, hormis peut-être çà et là quelques bribes de dialogues. Il est certain néanmoins que la réécriture s’accompagne d’interrogations, de commentaires et d’ajouts relatifs aux conversations entre Marc et Gilles Moret. À cet égard, on peut faire le partage entre la période d’Une saison à l’envers (1929-1964) et celle qui vient après. Par exemple, grâce à deux extraits de lettres, on apprend la réaction à Une saison à l’envers d’Élise Lévy, qui avait enseigné jadis le piano au jeune Simon Alquin et qui vit désormais en Israël. Mais demeurent irrésolus les éléments les plus troublants de cette autobiographie revisitée : la vie sexuelle de l’adolescent, la duplicité de la mère, les larcins, les fréquentations louches, les passages par le confessionnal ou le commissariat, et lors de la montée à Paris de Simon Alquin (ou de Gilles Moret), l’extravagante intrusion dans le monde littéraire. Parmi les morceaux de bravoure, il y a l’érotisme de contrebande dans les salles de cinéma, les mesures d’approche par l’adolescent lillois de la spectatrice assise dans le fauteuil voisin (voire même adossée au mur d’un balcon), les attouchements et les caresses, un ébranlement des sens et des organes en pleine projection filmique, si possible en conjonction avec une émotion intense délivrée sur l’écran.

En 1948, dans son récit L’Arrêt de mort, Maurice Blanchot évoque une jeune femme qui combat une maladie implacable ; appelé d’urgence dans la nuit, le narrateur arrive peu après que le médecin l’a déclaré morte ; entré dans la chambre, il appelle son amie et lui prend la main ; la morte s’éveille alors à la vie ; ils se parleront tout au long de la journée ; la jeune femme mourra le lendemain. Arrêt de mort signifie condamnation à mort mais aussi arrêt ou suspension de la mort, retour momentané à la vie.

Dès Les Beaux Quartiers, Aragon précisait que nous étions entrés dans l’époque schizophrénique des hommes-doubles, une idée reprise et complétée en 1965 dans La Mise à mort. Ici l’auteur se dédouble en Alfred et Antoine, sans compter qu’Antoine se dédouble encore, car un Anthoine avec h cohabite avec un Antoine sans h. À l’aide du miroir Brot, un miroir à trois glaces, le narrateur poursuit sa démonstration et prophétise l’apparition de l’homme démultiplié. En 1967, trois narrateurs se disputent la paternité du roman Blanche ou l’Oubli : Aragon, le linguiste Geoffroy Gaiffier (nés tous deux le 3 octobre 1897), Marie-Noire née en 1941.

Le romancier Moret dont Marc est l’afficionado, est marqué du sceau de la mort. Comme Pierret, il est né en 1929. Le narrateur Marc présente cet insigne avantage d’incarner une nouvelle génération. Mademoiselle Lévy combine la suspension de la mort (comme dans L’Arrêt de mort de Blanchot) et le doublement ou le triplement des narrateurs (comme  dans La Mise à mort d’Aragon). Marc Pierret s’est aventuré dans ces contrées où tout palpite entre la vie et la mort.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Ne tirez pas sur la pianiste », Les Cahiers de Tinbad, n° 8, automne 2019.

Une version un peu plus courte, sous le titre « Marc Pierret La mort suspendue », est publiée dans Art press, n° 469, septembre 2019.