Le réel est un crime parfait, Monsieur Black

 

Couverture Art-press-95Jacques Bellefroid, Le réel est un crime parfait, Monsieur Black, éditions de la Différence

 

Londres, l’hiver. Un long week-end s’annonce. Vous rencontrez des inconnus et de vieilles connaissances. Incidemment, vous vous substituez au portier de votre hôtel, en pressant sur un bouton. Ce qui a pour effet d’introduire trois individus indésirables. Il n’y a rien d’alarmant dans tout ce qui vous arrive. Mais comme vous mettez votre esprit à contribution, comme vous interprétez systématiquement les méchants détails d’un week-end tranquille et sinistre, vide et attachant, vous atteignez dimanche soir une sorte de point de non-retour. Votre délire est tel qu’on vous persécute vraiment. Les personnages que vous ayez eu l’occasion d’évoquer sont maintenant attablés et font ouvertement votre procès. C’est le diable si vous parvenez à tirer votre épingle du jeu. Vous vous appelez Monsieur Black, autrement dit Jacques Bellefroid. Vous ne brassez pas des affaires ou des amours. Vos aventures se déroulent intra muros, dans les limites de votre cogito. Pour vous comme pour Descartes, Platon, Carroll, Jensen, Kafka ou Proust, le réel étant un crime parfait, vous décidez de le supprimer en le relatant à l’imparfait.

Mais votre noir dessein ne s’accomplit pas. Avant même que le temps passe, les portes s’entrouvrent, les durées s’éveillent, comme à Grenade, sous les ombrages des jardins de l’Alhambra. Vous instruisez, vous construisez un roman. Vous fixez la cime d’un arbre, l’accroc d’un pantalon. Un cerf-volant s’élève et se brise. Votre imagination erre, vos préventions s’amplifient, vous traitez vos frères humains comme vous-même, à distance, à bonne distance. De dialogues serrés en chahuts organisés, de silences ahuris en références soigneusement gommées, vous broyez du noir, vous attendrissez la matière littéraire.

Non ! Vous ne reconstituez pas une vie. Non ! Il n’y a pas de cadavre dans votre placard. Oui ! Vous suscitez des durées. Oui ! Vous nous charmez avec votre phrasé.

Georges Sebbag

 

Références

« Jacques Bellefroid / Le réel est un crime parfait, Monsieur Black », Art press, n° 95, septembre 1985.

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