Voilà un livre difficile à ranger dans sa bibliothèque mais fort aisé à lire. S’agit-il d’un ouvrage philosophique, d’un essai littéraire, d’une réflexion sociologique, d’une sorte de pamphlet ? Une chose est sûre : son auteur, professeur de philosophie qui appartint un temps au groupe surréaliste, aime à se jouer de nos habitudes de lecture. À travers une description décentrée, comme en dérive, de l’exploitation individuelle et sociale de la durée, il dynamite nos attitudes et nos identifications, qu’elles soient d’ordre idéologique ou narcissique, et réduit le miroir monolithique de la cité au tain poudreux qui fait tout le ciment de l’actualité, dans le leurre d’une permanence à l’image de Cronos.
Sebbag dissèque et atomise tous nos systèmes de représentation, du théâtre de poche subjectif à la grande scène hallucinatoire des médias ; il coupe mille fois le fil illusoire d’Ariane qui nous laisse croire à l’ordonnance du labyrinthe du Temps où nous nous aventurons avec l’assurance feinte du héros en quête d’un Centre dangereux et rayonnant qui serait, par exemple, la vérité historique, le destin, la réussite sociale, le bonheur ou l’Au-delà. Ce temps sans fil n’est plus alors qu’un éclatement anarchique de durées témoignant du non-sens de la vie moderne, durées arbitrairement unifiées dans les processus grégaires d’identification, d’unanimité, de spectacle, lequel se donne pour ce qu’il n’est pas : une responsabilisation collective à l’événement, réalisée dans la somnolence.
Au-delà des situationnistes et de Baudrillard, Sebbag démystifie les grands desseins portés par la mémoire culturelle ; il s’attèle à l’analyse du masochisme quotidien, du sans-goût de l’ordinaire durée, à la mise en évidence des tics et des lapsus continus du comportement. L’école, le monde du travail, les médias, les loisirs, sont les cibles favorites de sa perspicacité. Par pure analogie, on pourrait rapprocher son objet de l’infra-communication éclatée et flottante de Nathalie Sarraute : Sebbag coupe le fil du temps afin de retrouver le temps sans fil dans sa bergsonienne discontinuité ; il en détaille alors les contenus épars – traces fantasmatiques, compulsions, bribes paranoïaques, dispersions pulsionnelles sans rapport avec le clair monument des destinées.
Hubert Haddad
Références
Hubert Haddad, « Georges Sebbag, Le Temps sans fil », L’Éducation-hebdo, n° 62, 26 avril 1984.