Extrait de Jamais. Óscar Domínguez & Pablo Picasso

« Les épiphanies du phonographe Jamais »(trois extraits)

On avait perdu depuis longtemps la trace du phonographe Jamais, l’objet surréaliste d’Óscar Domínguez qui avait fait sensation en janvier 1938, lors de l’Exposition internationale du surréalisme à la galerie Beaux-Arts de Paris. Or, il y a peu, le simple examen d’un reportage photographique, effectué en 1947 par Nick de Morgoli dans l’atelier parisien de Pablo Picasso, nous a permis d’établir que le peintre de Guernica était bel et bien entré en possession du fameux phonographe. Une fois admis que l’objet surréaliste ne s’était pas volatilisé et qu’il était passé des mains de Domínguez à celles de Picasso, il ne nous restait plus qu’à découvrir le nom de l’heureuse propriétaire actuelle de l’objet : Catherine Hutin, la fille de Jacqueline Picasso. C’est ainsi que le phonographe Jamais peut faire sa réapparition en juillet 2020, au Museu Picasso de Barcelone, tel un joyau.

Picasso fan de l’objet Jamais

Avec deux toiles de 1929 et 1931, portant chacune le titre de Figure, Pablo Picasso a participé à l’Exposition internationale du surréalisme de 1938 qui s’est tenue au 140, rue du Faubourg Saint-Honoré, dans la galerie de Georges Wildenstein. Il n’a pas manqué alors d’être frappé par le phonographe Jamais du Canarien Óscar Domínguez. Les liens entre les deux artistes s’étant considérablement renforcés dès 1939, Domínguez, selon le témoignage d’Eduardo Westerdahl, l’ancien directeur de Gaceta de arte, a offert l’objet surréaliste à son illustre ami. Il a probablement fait ce cadeau dans l’immédiate après-guerre. La chose certaine est que de même que Brassaï avait réussi en 1933 à capter Picasso « dans son élément », en photographiant sur le vif aussi bien les tableaux de l’atelier parisien que les sculptures à Boisgeloup, de même en 1947, Nick de Morgoli s’essaie à un reportage photographique sur Picasso en le mitraillant dans son atelier de la rue des Grands-Augustins à Paris et dans le château Grimaldi à Antibes. De Morgoli, qui travaille alors pour Paris-Match (après son départ en 1948 aux États-Unis, il se mettra au service de magazines comme Vogue et fera de nombreux portraits de vedettes de cinéma), a le mérite des proposer des vues de l’atelier présentant un intérêt documentaire incontestable. Deux clichés retiennent notre attention. Premier cliché : dans un coin de l’atelier, sous une longue table encombrée de paquets et de divers objets, sont disposés à même le sol carrelé de tomettes, d’une part une table basse grillagée couverte d’enveloppes et de paperasses, d’autre part l’objet surréaliste Jamais de Domínguez, avec son cordon électrique bien ficelé autour de la main sculptée faisant fonction de bras du phonographe. Second cliché : le phonographe, sorti de sous la table, trône à présent au premier plan à même le sol ; il étincelle avec son pavillon happeur de jambes et sa main frôleuse posée sur le plateau bombé et charnu, alors que le cordon électrique est déroulé sur les tomettes ; au second plan, Picasso, une cigarette à la main droite et l’autre main dans une poche du pantalon, se penche légèrement, tendrement, les yeux rivés sur le phonographe ; on décèle dans la posture du corps et dans le geste de la main, alors que l’artiste se sait photographié, une déférence souriante, un sentiment admiratif et complice vis-à-vis de l’objet qui se trouve à ses pieds.

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Le dessin Souvenir de l’avenir et l’objet Jamais

Examinons Le Souvenir de l’avenir, un dessin de Domínguez reproduit en 1938 dans le recueil Trajectoire du rêve conçu par André Breton. Tandis qu’un cygne se profile à l’horizon, on découvre au premier plan une sorte de meuble incurvé et oblong, surmonté d’un phonographe à pavillon et servant de piédestal à une créature mi-femme mi-cygne, dont la robe épouse exactement la forme d’un pavillon de gramophone. Or si nous combinons en pensée d’une part le phonographe à pavillon et d’autre part la créature féminine à la robe évasée d’où émergent d’un côté deux pieds cambrés et de l’autre un bras coudé, on obtient très exactement le fameux objet Jamais représentant les pieds chaussés de talons aiguilles d’une femme happée par un pavillon de gramophone et dont une main néanmoins ressort par le conduit étroit du pavillon pour remplir la fonction d’un bras de phonographe frôlant les formes charnues d’un plateau en rotation.

Proposons une lecture sonore du dessin et de l’objet. Commençons par le dessin, où coexistent un phonographe en état de marche et une femme-cygne en position de danseuse. Ne pourrait-on pas dire, vu le cygne au fond du dessin, qu’est mis en scène ici le fabuleux chant du cygne, du doux et merveilleux chant que le cygne ferait entendre avant de mourir ? Le titre du dessin, Le Souvenir de l’avenir, aurait alors un sens prémonitoire. Il annoncerait la mort imminente de la ballerine ou de la femme-cygne. Mais dès que l’on passe à l’objet, il n’y a plus de doute, la mort est à l’œuvre. La femme aux talons aiguilles est bel et bien absorbée par le pavillon du gramophone. Comme elle fait corps avec l’instrument, on peut à nouveau parler de chant du cygne. N’est-ce pas, pour Domínguez, mais aussi pour nous, qu’un phonographe fait entendre, ou fait même vibrer, les accents de la vie, dans les sillons de la mort ? Quant au titre de l’objet, Jamais, il a beau sonner comme un refus de la mort, il finit par désigner ce que précisément il veut dénier, c’est-à-dire l’instance de la mort emportant ou ravissant la frêle et exquise danseuse.

En cette même année 1938, où l’objet Jamais est présenté à la galerie Beaux-Arts et où le dessin Le Souvenir de l’avenir paraît dans Trajectoire du rêve,Domínguez peint Souvenir de l’avenir, un de ses premiers tableaux lithochroniques. Le dessin et la toile ont beau avoir le même titre, ils n’ont pas le même motif. En effet, nulle trace de personnage dans la toile Souvenir de l’avenir, hormis une machine à écrire aux touches échevelées, modeste artefact perdu dans un vaste paysage minéral où les plissements géologiques du relief le disputent à d’infranchissables failles. Quand il peint cette toile, Óscar Domínguez commence à prendre conscience de la minéralisation du temps, du concept de peinture ou de sculpture lithochronique qu’il développera bientôt avec Ernesto Sábato. Le titre du tableau, Souvenir de l’avenir, témoigne que le peintre a la ferme intention de batailler avec le temps. Mais tandis que le dessin Le Souvenir de l’avenir et l’objet Jamais, qui en est l’illustration concrète, magnifiaient l’image onirique du chant du cygne ou de la femme qui disparaît, la toile Souvenir de l’avenir qui met à nu les strates géologiques du relief et pétrifie même un nuage, entend moins figurer le temps par une image fulgurante qu’embrasser sa notion et en indiquer les linéaments. Toutefois, dans le paysage minéral et désolé du tableau, la petite machine à écrire aux touches déglinguées ne passe pas inaperçue. On découvre, et cela pourrait nous faire remonter jusqu’aux futuristes, que la machine à écrire comme le phonographe sont des capteurs ou des intercesseurs du temps. Il semblerait, par exemple, que la feuille de papier enroulée sur la machine à écrire de Souvenir de l’avenir pourrait comporter quelque message dactylographié et pourquoi pas une confession à portée testamentaire.

Lampes de poche, danseuse et phonographe

Le titre à rallonge de Georges Charensol insiste sur l’usage des lampes de poche pour déambuler dans la grande salle : « Dans l’obscurité / Il faut se munir d’une lampe électrique pour voir les tableaux de l’Exposition surréaliste où une lune de carton se mire dans un bassin d’argent tandis que des lits défoncés jonchent le sol. » (L’Intransigeant, 19 janvier). La scénographie de la salle principale voulue par Duchamp repose sur l’obturation des sources naturelles de lumière venues des fenêtres ou du plafond. Les visiteurs sont censés explorer les œuvres à la lueur des lampes de poche Mazda qu’on leur a prêtées. Man Ray, au bout de quelques jours, finira par installer des projecteurs pour dissiper la pesante obscurité. Mais le soir du vernissage la foule accourue assiste et contribue à un vaste jeu de torche et de cache-cache. Dans ce contexte surgit Hélène Vanel, dont le carton d’invitation avait annoncé trois danses : L’Hystérie, Le Trèfle incarnat et L’Acte manqué. Arpentant la salle à demi-nue, grimpant sur un lit, plongeant dans la petite mare, hurlant et tenant un coq à la main, elle provoque la stupeur à plusieurs reprises, sous les stridences d’un phonographe.

Qualifiée de « danseuse surréaliste », Hélène Vanel a droit à une entrée dans le supplément au Dictionnaire abrégé du surréalisme, où elle surnommée « L’iris des brumes ». Née à Vitry-le-François en 1898, elle découvre sa vocation de danseuse après deux années dans une famille de Cambridge comme jeune fille au pair. En 1922, elle rejoint l’école de danse de Margaret Morris à Londres dans le quartier de Chelsea, où elle fait la connaissance de Loïs Hutton, qui deviendra sa compagne. Le critique Cyril Beaumont apprécie sa chorégraphie Ancestral Fear du 27 juin 1923, où le mime, les costumes, le chant et la musique provoquent un sentiment d’effroi. Mais l’été 1923, c’est au Cap d’Antibes que la troupe de Margaret Morris passera sa Summer school. À cette occasion, Pablo Picasso observera sur la plage de La Garoupe une séance de danse d’enfants guidée par Hélène Vanel ; le 27 juillet, dans les jardins de l’Hôtel du Cap il assistera avec ses proches à un grand spectacle de danses, où Hélène interprétera avec deux partenaires sa création Magnolia.

L’année suivante, Loïs Hutton et Hélène Vanel fondent à Saint-Paul (aujourd’hui, Saint-Paul de Vence) l’école de danse Rythme et couleur, un nom qu’elles donnent aussi à leurs Cahiers. Elles affirment à la fois le mouvement, le corps et le moi. Il leur paraît nécessaire de lier danse, peinture, costume, poésie. « La danseuse projette dans l’espace un courant magnétique ». À partir de mars 1929, à Saint-Paul, dans la petite pièce basse à poutrelles du théâtre Rythme et Couleur, on observe toujours le même rituel dans la salle éclairée par trois bougies : « Éteignez les bougies ! ». Les bougies soufflées, la fantasmagorie commence. Les disques tournent… Loïs Hutton et Hélène Vanel donnent aux sons l’expression plastique la plus vivante, poignante ou cocasse. L’une des deux compagnes éclaire celle qui est sur scène à l’aide d’une lampe de poche.

Les deux danseuses de Saint-Paul se produisent aussi sur des scènes moins modestes, accompagnées parfois d’un orchestre. Sur la Côte d’Azur : Théâtre Victor-Hugo de Nice (août 1924), Casino de Vence (18 novembre 1925), La Colombe d’Or de Saint-Paul (22 mars 1926), L’Artistique de Nice (24 mars 1926). À Paris : Comédie des Champs-Élysées (18 décembre 1926), Vieux-Colombier (19 février et 6 avril 1927), Empire (27 juillet-8 août 1928), Studio des Ursulines (15 février 1930), Empire (28 décembre-8 janvier 1931),  Studio des Champs-Élysées (4 février 1932). Mais bientôt Hélène, séparée de Loïs, danse sur invitations privées au 211, rue Championnet à Montmartre (13 et 20 mars 1934) puis au 41 bis Villa d’Alésia (mai 1935). Elle se produit aussi dans un bar lesbien de Montparnasse, Le Mont de Vénus, tenu par Béatrice Bibicesco ; René Guetta, épaté par ses trois danses – Exaltation, Étreinte, Masque érotique –, apprécie « ses magnifiques bras bruns, qui s’agitent comme des tentacules, des bras qui vivent, au rythme d’airs sauvages, inconnus, sortant d’un modeste phono » (Marianne, 25 décembre 1935).

Les ballets Rythme et couleur ont acquis une certaine notoriété. Dans La Semaine à Paris du 27 juillet 1928, Charles de Saint-Cyr qualifie Loïs Hutton de « Farfadet » et Hélène Vanel (« le plus beau corps de danseuse qui soit au monde : un corps souple, long, brun ») de « Merveille ». Jean Eparvier rapporte que dans l’antre de Saint-Paul le maréchal Pétain souffla une fois la bougie pour faire l’obscurité ; tout en rappelant que le phono seul sert d’orchestre, il juge admirable Hélène Vanel dansant Le Fou dans l’église « avec le seul artifice d’un lumignon qu’elle promène devant son beau visage » (Paris-Midi, 3 août 1933). Pour le critique de Bec et ongles du 3 mars 1934, la danseuse offre le plus beau spectacle de ses rêves d’hallucination et de cauchemar. Dans un long article enthousiaste agrémenté d’une photo d’Hélène Vanel avec masques, Anita Estève estime que ses danses sont toutes empreintes d’un « mysticisme halluciné » (Le Populaire, 17 mai 1935). Sous le titre « La Belle Hélène », René Guetta relate sa virée, le 16 février 1938, chez la danseuse de retour à Montmartre, au 22, rue Chappe. Il note la présence, lors de cette séance privée, d’André Breton et de Man Ray. « Une lumière floue, hésitante, plongeait l’atelier dans des ténèbres que seuls des lampions cramoisis, des écrans couleur de framboise éclairaient. […] La musique, les disques, la présentation, les affiches, les déguisements, les masques, sont choisis, sculptés, peints, découpés, modelés par Hélène Vanel musicienne, ballerine, régisseur, couturière et décorateur. » (Marianne, 23 février 1938).

À l’issue de ce survol, on doit reconnaître que la danseuse de Saint-Paul et de la rue Chappe est une virtuose de l’apparition dans la pénombre et une adepte du phonographe. Le 17 janvier 1938, en fin de soirée, sa survenue à l’Exposition internationale du surréalisme, à demi-nue, à la lueur des lampes de poche et d’un braséro, est tout à fait conforme aux performances sensuelles et sacrées, folles et énigmatiques, corporelles et sauvages, réalisées depuis une quinzaine d’années. Sa série de trois danses dans une caverne sertie de sacs de charbon est aussi en totale communion avec le phonographe Jamais, ce phonographe charnel qui possède tous les attributs de la danseuse : jambes, bras, mains, seins. Mieux encore, la Belle Hélène qui a dansé sur un lit et agité des oreillers, a aussi plongé dans le petit bassin, éclaboussant les invités. Exactement à l’image de la danseuse engloutie dans le pavillon du phonographe Jamais. Hélène Vanel a-t-elle réglé son immersion dans la mare à partir des images motrices de l’objet surréaliste ? Ou bien est-ce Domínguez, ayant eu connaissance des spectacles de la rue Chappe, qui a capturé la danseuse dans le dessin Souvenir de l’avenir et l’objet Jamais ?

Emmanuel Guigon et Georges Sebbag

Références

Emmanuel Guigon et Georges Sebbag, « Les épiphanies du phonographe Jamais », texte du catalogue Jamais. Óscar Domínguez & Pablo Picasso, Museo Picasso Barcelone, 2020.

Le catalogue est édité en quatre langues : catalan, espagnol, français et anglais.