Domínguez revolver au poing

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Couverture Oscar Domínguez Una existencioa de papel

En 1941, à Marseille, Óscar Domínguez participe avec ses amis surréalistes à une refondation du jeu de cartes, qui est rebaptisé « jeu de Marseille ». Les quatre nouvelles couleurs proposées, l’Amour, le Rêve, la Révolution, la Connaissance, ont respectivement comme emblème la Flamme, l’Étoile noire, la Roue sanglante, la Serrure. Chacun des huit participants ayant à redessiner deux cartes, le tirage au sort attribue les quatre étoiles noires du rêve (As de rêve, Génie de rêve, Sirène de rêve, Mage de rêve) à Óscar Domínguez et Wifredo Lam. Le peintre natif de l’île de Tenerife confectionne l’As de rêve et le Mage Freud, tandis que le peintre natif de l’île de Cuba  dessine le Génie Lautréamont et la Sirène Alice. Pour le dire de façon abrupte, la carte Lautréamont préfigure la jungle foisonnante et supernaturaliste du peintre cubain alors que la carte Alice annonce la femme-cheval possédée par une divinité oricha. Il n’y a en effet pas de coupure entre le rêve ou l’imaginaire surréaliste et la magie supernaturaliste des religions afro-cubaines. Il semble qu’on puisse avancer qu’il en va de même avec les deux cartes confiées à Domínguez. Toutes deux condensent les traits et les formes qui sont à l’œuvre chez l’artiste canarien, notamment dans sa panoplie de dessins servant à illustrer nombre de livres ou publications. Il y a dans ces deux cartes du jeu de Marseille une mine de renseignements sur la pulsion dessinatrice de Domínguez.

La carte du mage Freud

Comme toute carte à personnage l’exige, la carte du mage Freud montre le médecin de Vienne répliqué en miroir. Ce procédé de réplication n’a rien d’effrayant pour Domínguez qui a déjà tronçonné, à l’aide d’une glace, deux avant-trains de chevaux au trop et deux arrière-trains plus statiques (Le Dimanche ou Rut marin, 1935). Il a eu aussi l’occasion d’abattre une lourde lame pour trancher un volatile (La Guillotine, 1938). Mais essayons de décrire la carte du maître de la psychanalyse. Elle comprend trois parties : la tête, le buste et une petite galerie portative d’images. La tête est complètement bandée ou emmaillotée, à l’exception d’une bouche en serrure et de deux bacchantes blanches qui s’avèrent être deux magnifiques bacchantes nues. Le buste est revêtu d’une veste bleue à revers blanc, d’une chemise jaune et d’une imposante cravate. Or, la cravate déroule devant nous un corps féminin, quant au revers il laisse voir de profil le sein et la hanche d’une femme. En un mot, le mage Freud est cousu de textile et de femmes nues. Quant au troisième élément de l’image, une planche soutenue par une main féminine, il aligne sept objets qui pourraient être répertoriés dans une clé des songes : une lettre cachetée, un revolver, une rose, une paire de ciseaux, une échelle, une clé, un verre à pied.

Qu’une tête soit dissimulée et emmaillotée, cela n’est pas nouveau, le mannequin moderne de Chirico avait déjà poli, poncé, effacé tous les traits de la figure humaine. Qu’un visage ou qu’un corps soit bardé de nus féminins, certains tableaux de Magritte, des images doubles de Dalí, des cartes postales licencieuses collectionnées par Paul Éluard nous avaient habitués à ce tatouage érotique. On pourrait aussi avancer que les sept objets dessinés par Domínguez ressortissent de l’imaginaire surréaliste.

La lettre cachetée : en 1927, Breton dessine, dans la partie centrale d’un cadavre exquis, une lettre cachetée ayant sur les bords des cils et une anse, puis il interprète dans Les Vases communicants cette enveloppe silence ou cet objet fantôme comme étant un vase de nuit.

Le revolver : le revolver de Germaine Berton abattant Marius Plateau ; Le Revolver à cheveux blancs, recueil de poèmes d’André Breton.

La rose : Marcel Duchamp alias Rrose Sélavy ; La Rose, petit tableau de Chirico offert par Breton à Suzanne Muzard ; La Rose publique, recueil de Paul Éluard ; le bouquet de roses occultant la tête d’une femme tout vêtue de blanc à Trafalgar Square (photographie du Bulletin international du surréalisme de septembre 1936).

La paire de ciseaux : instrument par excellence du collage surréaliste.

L’échelle : Potence avec paratonnerre, l’escabeau emplâtré conçu par Wolfgang Paalen en hommage à Lichtenberg.

La clé : « Les entrées de serrure » (reproduction de 88 entrées de serrure différentes dans La Révolution surréaliste de décembre 1926).

Le verre à pied : dans un restaurant, six surréalistes et une serveuse sont témoins qu’un couteau tombé dans un verre à pied le transperce sans répandre une seule goutte de liquide (hasard objectif du 1er mai 1933).

Pourtant, ce n’est pas seulement à l’imaginaire surréaliste qu’il faut s’en rapporter pour cette planche de sept objets ou plutôt de huit objets, puisque la main féminine qui tient la planche occulte un huitième objet. Ces objets agrémentés d’une main féminine renvoient pour l’essentiel à l’imaginaire de Domínguez, et plus précisément à sa pulsion de dessinateur.

La main dessinatrice

Une main féminine portant alliance soutient la planche à huit dessins. En 1933, une main féminine, étirée en longueur ou imprimant un mouvement, est au cœur de deux tableaux, Autorretrato et La Boule rouge ou Composition surréaliste. Domínguez paraît vouloir décrire un processus de création automatique : la main projetant une boule est comme enchaînée à l’objet lancé, au risque même de voir s’ouvrir une veine au poignet (on devine cela dans l’autoportrait). Deux dessins préparatoires à l’autoportrait insistent non seulement sur le dynamisme de cette longue main effilée mais aussi sur le fait qu’une tornade jaillit du front du peintre ou tout au moins épouse son front (Comienzo de la vida, Un sabado por la noche y yo). Cette main créatrice, part féminine de Domínguez, signale aussi les stigmates d’une éventuelle panne d’inspiration ou même d’un suicide.

Cette main féminine, blanche ou sanglante, nous la retrouvons, l’année suivante, en couverture de Crimen d’Agustín Espinosa. Un formidable roc, auquel est accroché une femme nue suspendue dans le vide, est surmonté d’une main féminine en gros plan. Cette main désigne un trou noir affleurant à la surface du roc. Quel est ce rocher flirtant avec les nuages et qui semble surgi de l’océan ? L’île de Tenerife ? Un navire dont le corps féminin suspendu pourrait être la proue ? Mais alors, étant donné le trou, ne serait-ce pas plutôt un encrier, d’où s’est échappé de l’encre noire qui a nappé le roc ? Ou encore un taille-crayon dans lequel Domínguez a taillé son crayon pour affiner sa mine de plomb ? Cette main souple bien agrippée au roc semble désigner de son index l’orifice de l’encrier ou du taille-crayon (ou peut-être d’un canon de revolver). Encrier et taille-crayon qui pourraient bien être à l’origine de beaucoup de crimes.

Quand la main dessinatrice acquiert la technique du taille-crayon, elle est en mesure, dans un mouvement tournant et automatique, de débiter de la matière. Elle peut éplucher le bois en fins copeaux ou dérouler le métal en fines lamelles. S’ajoute à cela qu’à cette époque apparaissent dans les dessins de Domínguez la clé et le trou de serrure (Tarde de amor, La Memoria), deux éléments figurant d’ailleurs dans la carte du mage Freud. Or une clé qui possède la fonction d’un taille-crayon équivaut ni plus ni moins à une clé de boîte à sardines. C’est ce qu’a compris le dessinateur canarien qui va user des années durant de la clé à sardines. Quand il confectionne son fameux objet Ouverture, cela lui permet d’évider dans une feuille de zinc, à l’aide de cinq clés à sardines, les cinq lettres de la ville de Paris. Le tableau intitulé précisément L’Ouvre-boîte est comme une seconde version de la couverture de Crimen. Un corps de femme, vue de dos, a le corps figé en figure de proue. Le buste, à moitié apparent, est surmonté d’une carabine à l’emplacement de la tête. La carabine agressive fait feu. Mais tout le bas du dos, les cuisses et les jambes sont pour ainsi dire déroulés ou épluchés par deux clés à sardines. Le métal évidant la chair se substitue à la peau. Des deux jambes, matérielles et métallisées, l’une est ancrée dans le sol et l’autre est soulevée exhibant une semelle à son extrémité. Les planches de la coque d’un navire ou d’une grande barque, second grand motif de ce tableau, sont elles-mêmes susceptibles d’être évidées par deux clés à sardines. Il est à noter qu’une main féminine sortie du bateau pointe du doigt la déflagration de la carabine.

L’illustration des Chants de Maldoror par Domínguez vient prolonger L’Ouvre-boîte et la couverture de Crimen, soulignant ainsi la parenté des textes de Lautréamont et d’Espinosa. Cette fois-ci le navire a disparu. La même jeune femme vue de dos, plantée à même le sol en figure de proue, contemple le ciel et la mer, depuis le rivage ; un énorme scorpion lui couvre le cou et le dos ; sur ses cheveux tressés se dresse une coiffe végétale ; comme une clé à sardines enroule un ruban de son pantalon moulant et couleur de peau, la jeune femme apparaît double, charnelle et minérale, divine et mortelle. Mais que représentent ces figures de proue de Crimen, de L’Ouvre-boîte et des Chants de Maldoror ? Des érections phalliques ou des statues féminines ? Des avancées sur la mer ou des carabines pointées vers le ciel ? De plus, la clé à sardines enroulant des rubans de chair ou de matière, de peau ou de métal, signale-t-elle que tout est surface et que le vide gît sous la surface ? Ou, tout au contraire, dévoile-t-elle la plénitude du désir, à l’instar de la gravure de Salvador Dalí servant de frontispice à L’Immaculée conception de Breton et Éluard ? On sait qu’après avoir découpé deux bandes en forme de croix sur le corps d’une femme en fureur érotique, Dalí a pu en révéler les seins, le sexe et le nombril.

Domínguez inclut dans ses dessins et tableaux l’instrument même qui écorche, découpe, enroule et dévoile. Telle est la nouveauté par rapport à Dalí. Sa main dessinatrice agit comme un taille-crayon ou une clé à sardines. La cinétique de l’image est suscitée par la clé à sardines incluse dans l’image.

La main armée d’un revolver

Le peintre natif de La Laguna dessine ou peint en armant son crayon ou son pinceau d’une clé à sardines. Mais il arrive à Domínguez de substituer à cette clé divers ustensiles ou appareils : épingle de sûreté, épée, poignard, talon aiguille, arc, entonnoir, gramophone et pavillon, diabolo, siphon, ancre marine, machine à coudre, machine à écrire, vélo, etc. Cette liste non exhaustive peut être complétée par les sept objets dessinés pour la carte du mage Freud. Parmi ces derniers objets, arrêtons-nous au revolver.

Domínguez n’a cessé de peindre le revolver : un revolver minéral tombant en morceaux (Le Revolver, 1937), le revolver et six autres objets (carte Freud du jeu de Marseille, 1941), un revolver avec cible et cocotte en papier (La Fin du voyage I, 1943), avec cible et pierre fossile (La Fin du voyage II, 1943), avec cible et boîte à papillons (La Table rouge, 1943), avec téléphone (Revolver téléphone, 1943 ; Téléphone et revolver,1944), avec bilboquet (Revolver au bilboquet, 1944), avec taureau (Révolution, 1947), en guise de nature morte (Nature morte au revolver, 1946 et 1947), avec d’autres revolvers (dessin dans la revue Le Potomak de 1948), avec compotier (Compotier et revolver, 1949), avec boîte de sardines (Le Revolver, 1952), avec insectes volants (dessin accompagnant un billet destiné à Victor Brauner, vers 1953).

On peut mieux saisir la fonction du revolver quand il est couplé avec un autre objet. Voyons par exemple deux tableaux associant le revolver et le téléphone. Revolver téléphone (1943) : un revolver et un téléphone, dont le combiné est décroché, surgissent au premier plan d’un grenier ou d’une soupente. Téléphone et revolver (1944) : le décor de la soupente a disparu, un revolver et un téléphone dépourvu de combiné sont posés sur une sellette, tandis qu’un second revolver émerge du tiroir de la sellette. Le peintre canarien ne distribue pas dans ses œuvres une série d’indices propres à éclaircir une énigme ni une suite de symboles retraçant une histoire, une allégorie ou un mythe. Il rapproche des ustensiles ou des appareils dans le champ même de l’œuvre. La clé à sardines ouvre une boîte à sardines. Mieux encore, elle trace des lettres, soulève des peaux, embobine des matières. Elle délimite des plans et des surfaces. Elle produit du mouvement et emmagasine de l’énergie. Elle a un pouvoir de pénétration, de séparation. Sa fonction intellectuelle et matérielle égale au moins son pouvoir fantasmatique. Il en va de même du revolver couplé au téléphone. Quand le combiné est décroché, indiquant que la communication avec l’extérieur est coupée, le revolver n’a plus de fonction criminelle. L’auteur du tableau annonce qu’il retournera un jour cette arme, ou une autre, contre lui-même. Dominguez glisse une confidence allant dans ce sens dans la revue Le Potomak. En effet, en 1948, il conclut ainsi son court récit sur le bandit Astrakan « de Guayonje, Tacoronte, Tenerife, Îles Canaries » : « Astrakan mourait […]. Crime ou suicide ? » Le texte est accompagné d’un dessin mettant en scène un chevalet chargé de revolvers.

En 1947, Domínguez illustre une nouvelle édition de Poésie et vérité 1942 de Paul Éluard. Un exemplaire de cette édition comporte en page de titre un poème autographe inédit d’Éluard, un poème-dédicace évoquant l’union de Maud Bonneaud et d’Óscar Domínguez (« Les jours ont donné le jour / à Maud et Oscar réunis / De deux on ne fait qu’un […] »). Domínguez enrichira cet exemplaire magnifiant son mariage avec Maud de trente dessins originaux. Passons en revue quelques-uns de ces dessins qui semblent autant de vignettes :

Dessin I : deux oiseaux stylisés, aux pattes verticales et aux ailes triangulaires, l’un à l’avant-plan et l’autre à l’arrière plan.

Dessin IV : une étoile irrégulière à de nombreuses branches, à l’image de l’étoile noire dans l’as de rêve du jeu de Marseille.

Dessin XI : vu de profil, un visage de femme coiffée d’un revolver, la gâchette à l’emplacement de l’œil.

Dessin XVIII : un revolver combiné avec un autre revolver ou peut-être même avec une cartouchière de mitrailleuse.

Dessin XXX : clés, serrure et trous de serrure composant une plaque rectangulaire zébrée.

En superposant le premier et le dernier dessin de la série, on découvre une homologie entre la voilure angulaire des oiseaux et les zébrures des clés et de la serrure. Cela porte à croire que le modèle clé et serrure, dont la fonction est d’ouvrir et de fermer, possède aussi une voilure lui permettant de décoller et de s’envoler. D’autre part, l’étoile brisée (dessin IV), comme l’étoile noire du jeu de Marseille, s’apparente aussi à ce graphisme. Il y aurait donc bel et bien une continuité entre les œuvres engendrées par la clé à sardines (ou par la clé avec serrure) et celles qui appartiennent à la période cosmique.

Le dessin XI présente une femme coiffée d’un revolver avec un œil appuyé sur la gâchette. Le dessinateur insinue-t-il que le revolver, arme de poing masculine, serait une arme de tête féminine ? Quant au dessin XVIII, équivalent au dessin du chevalet encombré de revolvers (Le Potomak, 1948), il semble indiquer que dans ce méli-mélo de revolvers un canon est tourné contre l’artiste lui-même.

 

La clé actionne des serrures et ouvre des boîtes. La mine du crayon est façonnée par la spirale du taille-crayon. Le chasseur tire sur les oiseaux à la carabine. L’embouchure d’un taille-crayon vaut la bouche d’un revolver. C’est autour de ces propositions, plus fonctionnelles que fantasmatiques, que la gestuelle automatique et énergique du dessinateur Domínguez se libère.

 

 Georges Sebbag

 

Références

« Domínguez revolver au poing », en français et en espagnol (« Domínguez revólver en mano ») in catalogue Óscar Domínguez una existencia de papel TEA, Santa Cruz de Tenerife, 2011.