Dans la volière de Max Ernst

Après une foisonnante et intense période dada, Max Ernst rallie dès 1921 le mouvement surréaliste. Dans son tableau Au rendez-vous des amis de décembre 1922, il sacralise et immortalise, avec un brin d’humour, le groupe surréaliste. Grâce à son invention du frottage, du grattage et même du coulage, il devient le peintre d’un automatisme qui lâche la bride à l’imagination et laisse ouvertes les écluses de l’interprétation.

La peinture animée

Dans La Révolution surréaliste d’octobre 1927, Max Ernst rapporte une vision de demi-sommeil de son enfance. Ces images hypnagogiques mettent en scène un bonhomme en train de peindre de façon scabreuse sur un panneau de faux acajou. L’homme s’avère être le père de Max, le peintre amateur Philipp Ernst. La scène a sans conteste l’allure érotique d’une « scène primitive », l’enfant découvrant la sexualité de ses géniteurs. Mais elle souligne aussi que Max est initié, lors de cette séance de peinture animée, aux métamorphoses propres au rêve et aux automatismes inhérents à la peinture surréaliste. En effet, le père, qui sort de la poche de son pantalon « un gros crayon » fait d’une « matière molle », s’attaque au panneau de faux acajou auquel il « donne vite des formes nouvelles, surprenantes, abjectes ». Puis le crayon, en un mouvement rotatoire rapide, transforme un vase qu’il vient de peindre en toupie et se métamorphose lui-même en fouet. « Avec des efforts effrénés, [mon père] fait tourner et bondir autour de mon lit cette abominable toupie, qui contient toutes les horreurs[1] » qu’il est capable de susciter. En tout cas, cette vision de peinture animée sur fond de panneau de faux acajou, perçue aux alentours de 1897, n’est sans doute pas étrangère à la future invention du « frottage » qui se produira durant l’été de 1925 dans un hôtel de Pornic. C’est là que Max Ernst découvrira ce procédé automatique en frottant avec un crayon une feuille de papier posée sur une lame de parquet.

Le 5 janvier 1906, la mort de son perroquet adoré Hornebom coïncidant avec la naissance de sa petite sœur Loni, l’adolescent Max se met à confondre l’oiseau et l’enfant, comme si l’oiseau s’était réincarné dans le nouveau-né. Max Ernst, au profil si caractéristique d’oiseau et à l’œil vif et perçant, n’aura aucun mal, dans ses tableaux et ses collages, à substituer toutes sortes de têtes et de corps d’oiseaux aux visages et aux silhouettes humaines. En mai 1921, quand il publie, dans Littérature n° 19, un portrait tonitruant et poétique de son ami Arp, un texte qu’il illustre de fossiles pétrifiés, Ernst n’hésite pas à invoquer « le gypaète qui pète », « le vieillard qui sait voler », « l’oiseau à l’oiseau » et à affirmer que « l’hirondelle des murailles » niche dans les fentes des omoplates du dada-surréaliste Arp[2]. On peut noter qu’un an plus tard, le recueil de Tristan Tzara De nos oiseaux, illustré par Arp, s’achèvera sur le poème « Hirondelle végétale ».

Toujours en mai 1921, sont exposés à Paris, à la librairie du Sans Pareil, cinquante-six œuvres de Max Ernst. Dans sa préface au catalogue, André Breton déclare que Max Ernst « projette sous nos yeux le film le plus captivant du monde[3] » et tend ainsi à échapper au principe d’identité. Tel un caméraman, il ferait « arriver une locomotive sur un tableau ». Au vu des métamorphoses qu’il fait subir aux êtres animés ou inanimés, l’artiste de Cologne s’affirme d’emblée comme un rêveur de peinture animée, un cinéaste de dessin animé. C’est un iconoclaste à tous les points de vue : il tord l’espace euclidien, il brise la flèche du temps, il découpe et détourne les images.

L’oiseau, la cage et la forêt

De juillet 1925 à mars 1928, plusieurs tableaux ayant trait aux oiseaux sont reproduits dans La Révolution surréaliste. De Max Ernst : Deux enfants sont menacés par un rossignol,La Belle jardinière et Monument aux oiseaux. D’André Masson : La Naissance des oiseaux, Oiseau percé de flèches, Mort d’un oiseau. De Miró : Personnage jetant une pierre à un oiseau. Dès lors, on comprend qu’une anthologie « des oiseaux » ait pu servir de préface en mars 1926  à l’exposition « Tableaux de Man Ray et objets desÎles » à la Galerie Surréaliste, avec seize citations de précurseurs du surréalisme, huit de surréalistes et trois d’auteurs inattendus[4]. Il reste que Max Ernst est par excellence le peintre surréaliste des oiseaux. En 1927, dans le cadre des Éditions Surréalistes, il réalise Ci-fût une hirondelle, un objet en plâtre peint, tiré à douze exemplaires. Il s’identifiera toute sa vie à Loplop, « le supérieur des oiseaux », apparu en 1928 dans un tableau puis l’année suivante dans son premier roman-collage La Femme 100 têtes.

Considérons dix œuvres de Max Ernst des années vingt : les dessins La belle jardinière (circa 1921-1922), Les éclairs au-dessous de quatorze ans (1925) et les tableaux Danseur sous le ciel ou Le noctambule (circa 1922), Cage et oiseaux (1924), L’éloge de la folie (1924), Les mains aux oiseaux (1925), Jeunes gens piétinant leur mère (1927), Petit monument aux oiseaux (1927), Le chaste Joseph (1928), Fleurs Écailles (1928). Les thèmes dominants sont l’oiseau et la cage (ou la boîte). Mais, comme le frottage, de loin le procédé le plus employé, introduit sur la toile ou le papier les variations à l’infini des volutes ou des nœuds d’une lame de parquet, un troisième protagoniste s’invite qui a pour nom « la forêt ». D’où ce questionnement qui courra tout au long de la carrière de Max Ernst : l’oiseau est-il en cage ou quelque part dans la forêt ?

En 1921, Marcel Duchamp avait imaginé une expérience de physique amusante : on est nécessairement décontenancé quand on soupèse une cage à oiseau qu’on croit remplie de morceaux de sucre alors qu’elle est lestée de cubes de marbre. À l’opposé de la cage à oiseau sans oiseau baptisée par Duchamp Why not sneeze ?, Max Ernst met en relation la cage, l’oiseau et la forêt. En 1924, l’enfermement dans la cage s’impose, dans L’éloge de la folie où deux oiseaux sont mis à distance, dans Cage et oiseaux où deux oiseaux sont réunis.

Le chaste Joseph

Deux oiseaux est une huile sur panneau de 1925 où deux colombes superposées se becquètent. Elles sont si ajustées l’une à l’autre qu’elles sont inscrites dans un cercle. Si leurs becs se confondent, le gros œil rond de l’une répond à la tête ronde de l’autre. Le cercle de leur conjonction décrit-il l’anneau de l’alliance ou le nimbe d’un ange ? Est-ce un disque solaire, l’iris foyer de l’amour, l’arc-en-ciel de la peinture ou l’œil profond de Max Ernst ? Parmi les frottages recueillis dans Histoire naturelle figure un équivalent intitulé Les Diamants conjugaux. Ici la femelle a un drôle de regard et affiche sur son plumage une maternité à venir. Toujours en 1925, la quête des oiseaux prend un tour obsessif avec les tableaux Aux 100 000 colombes et Les Noces des oiseaux. En dépit del’accumulation ou de l’agrégation des volatiles, les oiseaux de ces frottages restent identifiables grâce aux cercles concentriques de la tête et de l’œil. Tout cela se prolonge en 1927 dans le couple d’oiseaux avec progéniture de Monuments aux oiseaux, dont il existe une version statique et une autre plus acrobatique.

Dans la toile Le chaste Joseph de 1928, Marie en vert et Joseph en noir ont l’apparence de deux tourtereaux qui se becquètent. Le couple, à vrai dire, est adossé à un troisième et étrange volatile qui pourrait représenter le Saint-Esprit, symbolisé dans la tradition par une colombe. Ce tableau semble ironiser sur la conception de l’enfant Jésus. Il doit être rapproché pour un double motif, religieux et autobiographique, de La Vierge corrigeant l’Enfant Jésus devant trois témoins : André Breton, Paul Éluard et le peintre. De même que ce dernier tableau – reproduit dans La Révolution surréaliste de décembre 1926 – serait la réviviscence de la colère de Philipp Ernst après une escapade du petit Max en chemise, pieds nus, se prenant pour l’Enfant Jésus, de même Le chaste Joseph évoquerait une autre trinité, le trio liant des années durant Max Ernst et les époux Paul et Gala Éluard. Le livre anonyme Au défaut du silence (1925), dont les vers sont de Paul Éluard et les dessins de Max Ernst, avait signalé ce ménage à trois. Si l’on tient compte des trois témoins de La Vierge corrigeant l’Enfant Jésus et du thème implicite à la conception de Jésus dans Le chaste Joseph, on ne sera pas étonné que Breton et Éluard s’adonnent en 1930 à l’écriture automatique à deux pour rédiger L’Immaculée Conception.

L’imaginaire de Max Ernst n’est pas de tout repos. Une tige assassine est clairement à l’œuvre dans Les mains aux oiseaux. En revanche, c’est le titre Jeunes gens piétinant leur mère qui suggère l’étendue du carnage dans ce frottage. La fascination et l’angoisse, la procréation et la création, la sexualité et la sublimation, les oiseaux et l’enfermement, la forêt et l’émerveillement, l’automatisme et le faux acajou, tout concourt chez Max Ernst à gravir de nombreux degrés en vue de l’élaboration d’un nouveau mythe, en plein accord avec le projet surréaliste.

Georges Sebbag

Références

« Dans la volière de Max Ernst », et trad. anglaise « Inside Max Ernst’Aviary », préface au catalogue Birds on the Wire / Max Ernst 1921-28, Sotheby’s, London, 2017.


Notes

[1] Max Ernst, « Visions de demi-sommeil », La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1er octobre 1927.

[2] Max Ernst, « Arp », Littérature, n° 19, mai 1921.

[3] André Breton, « Max Ernst », catalogue « Exposition Dada Max Ernst », Au Sans Pareil, Paris, 1921. Repris dans Les Pas perdus, N. R. F., Paris, 1924, p. 103.

[4] André Breton confectionnera en septembre 1941 à New York un manuscrit de fragments de ses propres textes allant de 1912 à 1941. Il donnera le nom de Volière à cette anthologie illustrée par Yves Tanguy.