[Breton aux Canaries]
Le chapiteau étoilé

esfr

 

Westerdahl, Breton, Jacqueline, Péret aux Canaries

Fait exceptionnel pour André Breton, la publication d’un texte traduit en espagnol précède la parution de ce texte en français. En effet, « El Castillo estrellado », version espagnole du « Château étoilé », est publiée dans la revue Sur de Buenos Aires, en avril 1936. Puis en juin 1936 vient le tour de la version originale, qui paraît dans la revue Minotaure. À quoi il faut ajouter que « Le Château étoilé » est repris dans L’Amour fou, dont il constitue la cinquième partie. Mais si le texte est repris, il apparaît sans titre, en février 1937, comme les six autres parties de L’Amour fou. Toutefois, il est utile de préciser que dans Volière, anthologie de Breton par Breton couvrant la période 1912-1941, figure pour l’année 1936 la fin du « Château étoilé », à savoir, l’invocation au « Teide admirable » et la phrase ultime : « À flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé ». On assiste alors à un retour du titre, puisque c’est « Le Château étoilé » et non L’Amour fou qui est donné comme source du texte.

En mai 1935, André Breton et Jacqueline Breton, « la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol », voyagent aux Canaries. « Le Château étoilé » dépeint, à l’aide d’une riche palette et d’un trait très précis, avec des accents lyriques et des embardées théoriques, la somptueuse visite de l’île volcanique de Tenerife comprenant en particulier une halte dans le jardin botanique de la Orotava et une montée vers le pic du Teide. Breton revit l’âge d’or dans ce « paysage passionné ». Il s’émerveille des plantes, des arbres, des fruits, des points sublimes, des sites idylliques. Il exalte en même temps la nature et l’amour unique. Or, au cours de ces pages, il emploie à huit ou neuf reprises le mot « mille », comme s’il visait par cette répétition un concept et atteignait une idée : « les mille rosaces enchevêtrées [“des flamboyants”] interdisent de percevoir plus longtemps la différence qui existe entre une feuille, une fleur et une flamme. » / « La recréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu’elles s’accomplissent par l’amour, éclairent en avant de mille rayons la marche de la terre. » / « L’air n’est plus fait du tremblement des voiles de mille impondérables Virginies. » / « Elle est, cette herbe dentelée [“la sensitive”], faite de mille liens invisibles, intranchables, qui se sont trouvés unir ton système nerveux au mien dans la nuit profonde de la connaissance. » / « Aucune autre femme n’aura jamais accès dans cette pièce où tu es mille, le temps de décomposer tous les gestes que je t’ai vue faire. Où es-tu ? Je joue aux quatre coins avec des fantômes. » / « Au soleil sèchent autant de sorties de bain que tu étais répétée de fois [= mille fois] dans la chambre trouble. » / « L’amour réciproque, tel que je l’envisage, est un dispositif de miroirs qui me renvoient, sous les mille angles que peut prendre pour moi l’inconnu, l’image fidèle de celle que j’aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir et plus dorée de vie. » / « je vois mille yeux d’enfants braqués sur le haut du pic » / « Puisse ma pensée parler par toi [= pic du Teide], par les mille gueules hurlantes d’hermines en quoi tu t’ouvres là-haut au lever du soleil ! »

On remarquera au passage que si une imagination puissante, alliée à une pensée fulgurante, sont à l’œuvre dans l’écriture du visiteur de l’île de Tenerife, percent aussi çà et là, mêlées à la voix de Breton, des intonations ou une réflexion de poètes chers aux surréalistes. Ainsi, pour la première de nos citations : « les milles rosaces enchevêtrées [“des flamboyants”] interdisent de percevoir plus longtemps la différence qui existe entre une feuille, une fleur et une flamme », on ne peut qu’entendre en écho ou en sourdine la parole de Lautréamont : « C’est un homme ou une pierre ou un arbre qui va commencer le quatrième chant », et cette définition de la Flamme par Novalis, qui sera d’ailleurs répertoriée dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme de 1938 : « L’arbre ne peut devenir qu’une flamme fleurissante, l’homme une flamme parlante, l’animal une flamme marchante. »

Pour Breton, l’amour unique et réciproque n’a rien de monotone, le jardin terrestre réserve encore des surprises. L’unité et la dualité recèlent des trésors de vitalité et de durée, d’effractions et de réfractions. L’amour unique possède mille atouts, mille facettes. À condition de ne pas se perdre, il tend naturellement vers le multiple. Telle la végétation luxuriante des flamboyants, de l’euphorbe, du sempervivum, du datura, de l’arbre à pain, du retama, tel le plus grand dragonnier du monde « qui plonge ses racines dans la préhistoire », telles la fusion des désirs et la profusion de la nature, telle la quête de la pierre philosophale, telle la dialectique du haut et du bas, telle la génération d’un objet fractal, les notions d’unité et de dualité, d’instinct et d’esprit, de présence et de représentation, de répétition et de différence se résolvent nécessairement dans une multiplicité de plans, de coupes, de paliers, de points de vue, de plateaux, de sensations, de souvenirs. Une phrase du « Château étoilé » nous met irrésistiblement sur la piste du philosophe qui a conceptualisé la multiplicité des plans et des coupes, personnage inattendu dans le paysage surréaliste : « C’est la première fois que j’éprouve devant le jamais vu une impression de déjà vu aussi complète. »

Péret, Breton, Jacqueline aux Canaries
Péret, Breton, Jacqueline aux Canaries

Tout au long de son œuvre, le philosophe Bergson, puisqu’il s’agit de lui, utilise le mot « mille » ou la locution « mille et mille » pour symboliser la pluralité opposée à l’unité ou à la dualité. Cependant, il n’ignore pas que face aux « 400 trillions de vibrations successives » qu’accomplit la lumière rouge en l’espace d’une seconde, un millier d’yeux ou de sorties de bain représentent une multiplicité plus réduite. C’est sans doute parce que le nombre mille évoque à la fois une unité synthétique et une diversité analytique, qu’il peut traduire des expériences courantes et n’épuise pas en vain l’imagination que Bergson et Breton l’appliquent volontiers à leurs considérations métaphysiques ou poétiques. En 1896, année de naissance de Breton, Bergson publie Matière et mémoire où il critique les faux duels entre monistes et adopte un dualisme surmonté. De cet ouvrage aventureux qui spécule sur un monde d’images, de souvenirs purs et de perceptions pures, on peut, entre autres, citer deux phrases où s’inscrit notre nombre fatidique : « Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de notre expérience passée. » / « [L’organe des sens est] un immense clavier, sur lequel l’objet extérieur exécute tout d’un coup son accord aux mille notes ».

Dans un passage fameux de Matière et mémoire, Bergson s’appuie sur la figure d’un cône SAB dont la base immobile AB représente la mémoire pure ou le plan du rêve et la pointe mobile S symbolise la perception actuelle ou l’action en cours. Surtout, sachant qu’à l’intérieur du cône coexistent deux mémoires, celle de l’habitude et celle du souvenir, le philosophe s’ingénie à montrer que le moi, en fonction de son attachement à l’action ou de son attrait pour le rêve, peut se mouvoir de la pointe à la base et se fixer sur une des mille et mille sections, sur une des milliers de coupes intermédiaires. Chaque section intermédiaire correspond à un résumé particulier de notre vie psychologique, à un certain type de répétitions : « Tout se passe comme si nos souvenirs étaient répétés un nombre indéfini de fois dans ces mille et mille réductions possibles de notre vie passée. » Bergson décèle entre l’action en pointe où le corps contracte le passé en habitudes motrices et le vaste cercle de base où l’esprit conserve jusque dans le moindre détail le tableau d’une vie écoulée, « mille et mille plans de conscience différents, mille répétitions intégrales et pourtant diverses de la totalité » de l’expérience vécue.

Chez Breton, les mille rosaces enchevêtrées, les mille rayons de lumière, les mille impondérables Virginies, les mille liens invisibles et intranchables, les mille Ondine, les mille sorties de bain, les mille angles de l’inconnu, les mille yeux d’enfants, les mille gueules d’hermines traduisent à la fois la luxuriance de l’état de nature et de l’imagination, la parenté des corps et des images, l’intrication de deux passions, la coexistence de la différence et de la répétition, le caractère inépuisable d’une totalité et pour tout dire d’une durée, la traversée de paysages superposés, l’exploration inventive et précieuse des étagements de la pensée et des paliers de la poésie, l’ascension inachevée d’un pic culminant à 3 718 mètres. En visitant une île surmontée d’un pic, Breton explore à sa façon les mille et mille coupes du cône de Bergson à la nuance près que les fonctions respectives de la base et du sommet s’inversent. Chez Bergson, la conscience remonte de la pointe à la base du cône, d’une section conique à une section conique de plus en plus large. Chez le poète surréaliste, le parcours est naturellement ascendant, de la vallée à la montagne, de la base au sommet du volcan. Cependant, pour les deux amants, pour Jacqueline et André, le pic du Teide, bien qu’aperçu, reste virtuellement inaccessible. La cime est rêvée, pendant que la vallée de la Orotava et les paliers intermédiaires sont arpentés. Mais la fougue amoureuse et imaginative d’André Breton est telle qu’il s’identifie et se donne au Teide comme il s’abandonne à  Jacqueline son amour et à son amour pour Jacqueline. Il prononce alors une puissante apostrophe, une formidable oraison : « Teide admirable, prends ma vie ! […] Puisse ma pensée parler par toi, par les mille gueules hurlantes d’hermines en quoi tu t’ouvres là-haut au lever du soleil ! […] Toutes les routes à l’infini, toutes les sources, tous les rayons partent de toi […] beau pic d’un seul brillant qui trembles ! » Et soudain, succède à l’adresse au Teide un souvenir pur taillé dans une pure matière : « À flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé. » La pointe sublime du Teide s’ouvre sur le Château étoilé, situé dans un parc près de Prague, sur un versant de la Montagne-Blanche et visité par Jacqueline et André un mois auparavant. La pointe du cône bretonien donne naissance à une étoile à six branches.

Il est curieux de noter que Bergson a recours à l’image du point brillant pour évoquer l’accès à un souvenir marquant : « Il y a toujours quelques souvenirs dominants, véritables points brillants autour desquels les autres forment une nébulosité vague. Ces points brillants se multiplient à mesure que se dilate notre mémoire. » Ainsi, le moi qui serait suffisamment détaché du monde pour s’aventurer jusqu’au siège du souvenir pur, jusqu’à la base du cône, en principe inaccessible, contemplerait-il le magnifique ciel étoilé de son existence passée. Mais la comparaison entre l’auteur de Matière et mémoire et le narrateur de L’Amour fou ne s’arrête pas là. Bergson décrit deux mouvements effectués par le moi à l’intérieur du cône, l’un de translation sollicitant l’habitude et l’autre de rotation impliquant le souvenir. Or la topologie bretonienne de l’île de Tenerife assimilée à un coquillage ressemble assez aux investigations psychologiques et métapsychologiques du cône bergsonien : « Lorsque, lancé dans la spirale du coquillage de l’île, on n’en domine que les trois ou quatre premiers grands enroulements, il semble qu’il se fende en deux de manière à se présenter en coupe une moitié debout, l’autre oscillant en mesure sur l’assiette aveuglante de la mer. » Aux incursions tournoyantes et éblouissantes dans le cône bergsonien répondent, durant l’excursion bretonienne du volcan de Tenerife, des déplacements, des balancements, des contournements, des redressements, des visions saisissantes,  bref des tentatives de « rétablissement au trapèze traître du temps », selon la formule-clé lancée au début de L’Amour fou.

Parvenu au dernier palier de l’ascension du Teide, André Breton découvre une vision sublime, qui sans solution de continuité voile et dénude l’objet ou l’être désiré : « Ici l’on commence à ne plus savoir si c’est pour entrer ou pour sortir qu’on entrouvre si fréquemment la porte du cirque des brumes. L’immense tente est merveilleusement rapiécée de jour. […] Pailletant de bleu et d’or les bancs de miel sur lesquels nul être vivant ne semblait devoir prendre place, je vois mille yeux d’enfants braqués sur le haut du pic que nous ne saurons atteindre. On doit être en train d’installer le trapèze. » Breton, avec ses yeux d’enfant, se retrouve sous l’immense chapiteau des brumes, le regard fixé sur le trapèze d’où deux amants s’élancent et se rattrapent, d’où  se produit, en vertu de la haute voltige du hasard et du désir, l’irrésistible attraction de durées éparses. Ainsi l’ultime formule du « Château étoilé », qui semble de prime abord hermétique ou rapportée, ne l’est plus, si empruntant avec André et Jacqueline « la porte du cirque des brumes », nous pénétrons en nous-même, sous l’imposant dôme de notre conscience, à l’intérieur du chapiteau étoilé. Le chapiteau de toile surréaliste, volant de Prague à Tenerife, du Château de l’Étoile à six branches au pic étincelant du Teide, c’est en son décor éphémère et providentiel que se consument les feux de l’amour, se déroulent les anecdotes de la vie, se décalquent les rêves, se murmurent les mots.

« À flanc d’abîme, construit en pierre philosophale, s’ouvre le château étoilé. » Il y a donc trois images et non deux dans la formule qui clôt la cinquième partie de L’Amour fou. Premièrement, l’image du pic du Teide : c’est « à flanc d’abîme », sur les hauteurs du Teide, que s’éprouve le sentiment sublime de la nature. Deuxièmement, l’image du Château de Prague : par sa forme étoilée, sa construction épurée, le Château praguois suscite chez Breton une illumination ou un souvenir pur. Troisièmement, l’image du chapiteau de cirque : pour que « s’ouvre le château étoilé », il faut pénétrer, comme pendant l’enfance sous un chapiteau étoilé, sous une immense toile pailletée « de bleu et d’or ».

Dans Arcane 17, Breton explore l’arcane XVII intitulé L’Étoile dans le jeu de Marseille et les Étoiles dans le tarot d’Oswald Wirth. En 1944, bien qu’exilé sur le continent  américain, il nous transporte jusqu’à la sortie des gorges du Verdon. Il se remémore « la plainte de cette étoile de cuivre de plusieurs tonnes, qu’à des centaines de mètres un vœu de caractère insolite a suspendue à une chaîne reliant deux pics au-dessus d’un village des Basses-Alpes : Moustiers-Sainte-Marie. » Alors qu’il a commencé à décrire l’île Bonaventure et le Rocher Percé sur la côte de Gaspésie, il évoque la suspension réalisée à la suite d’un vœu du chevalier de Blacas, revenu de croisade après une longue captivité. Il revoit la chaîne de 227 mètres supportant une lourde étoile – une chaîne soulignant la brèche taillée dans la falaise calcaire et une étoile rayonnant en plein jour. Si Castellane, avec l’Hôtel du Levant, où Breton a séjourné en août 1931 et 1932, garde l’entrée du Grand Cañon, Moustiers-Sainte-Marie en assure la sortie. Mieux encore, le Point Sublime, premier belvédère au départ de Castellane, se conjugue avec l’étoile de Moustiers, ultime vision au débouché des gorges. Le Point Sublime en question n’est autre que le fameux « point de l’esprit » du Second Manifeste : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. Or, c’est en vain qu’on chercherait à l’activité surréaliste un autre mobile que l’espoir de détermination de ce point. » Dès août 1931 ou 1932, Breton a localisé ce point à l’entrée des gorges du Verdon. Le « point de l’esprit » se nomme désormais le « Point Sublime ». Cela est suggéré, une première fois, dans une page de Minotaure de juin 1936 où Breton présente une nouvelle recette de l’art magique surréaliste, la décalcomanie découverte par Óscar Domínguez : « La forêt tout à coup plus opaque qui nous ramène au temps de Geneviève de Brabant, de Charles VI, de Gilles de Rais, puis qui nous tend la carline géante de ses clairières, un certain point sublime dans la montagne, épaules nues, écumes et aiguilles, les burgs délirants des grottes, les lacs noirs, les feux follets de la lande […] », et une seconde fois, cela est plus clairement affirmé dans la lettre à Écusette de Noireuil qui clôt L’Amour fou : « J’ai parlé d’un certain “point sublime” dans la montagne. Il ne fut jamais question de m’établir à demeure en ce point. »

J’ai montré dans mon récent ouvrage intitulé Le Point Sublime que, d’une part, le belvédère du Point Sublime se trouvait en surplomb du Verdon et du torrent Baou et que, d’autre part, le mot « Baou », associé à « Léonie Aubois d’Ashby » dans le poème « Dévotion » de Rimbaud, avait hanté Breton toute son existence. En particulier, quand l’auteur de l’Anthologie de l’humour noir analyse la dernière lettre de Nietzsche, datée du 6 janvier 1889, il opère un rapprochement très éclairant à propos de l’euphorie qui s’exprime dans la lettre : « elle [l’euphorie] éclate en étoile noire dans l’énigmatique “Astu” qui fait pendant au “Baou!” du poème “Dévotion” de Rimbaud ». Rappelons pour mémoire les deux paroles de Rimbaud et de Nietzsche que Breton met en parallèle :

« À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou – l’herbe d’été bourdonnante et puante. – Pour la fièvre des mères et des enfants. »

« Seconde plaisanterie : je salue l’Immortel Monsieur Daudet, qui fait partie des Quarante. Astu. »

Revenons aux gorges du Verdon, sachant que l’étoile noire Astu fait pendant à l’étoile noire Baou. On peut alors dire que du Point Sublime on surplombe l’étoile noire du Baou et que de Moustiers-Sainte-Marie on lève la tête vers l’étoile de cuivre, qui est aussi un Point Sublime dans la montagne. Le 16 août 1932, l’auteur des Vases communicants avait associé ces deux hauts lieux du Verdon en expédiant une carte postale du Saut du Baou à Katia et André Thirion et une carte postale de l’Étoile de Moustiers à Olga et Pablo Picasso.

Péret, Jacqueline, Breton aux Canaries
Péret, Jacqueline, Breton aux Canaries

La carte postale de Moustiers, datée du 15 août 1932 et signée par Valentine Hugo, André Breton et Paul Éluard, représente la Chaîne, les Armes, la Chapelle de Moustiers et surtout l’Étoile à dix raies. Une note de la carte postale rapporte qu’en 1848 la chaîne exhiba quelque temps un drapeau tricolore et qu’en 1882 fut accrochée une nouvelle étoile à l’initiative de Jules Martin, né à Moustiers en 1832 ; de passage dans son village après une expatriation au Brésil, Jules Martin fit don d’une étoile à dix raies où étaient gravées ses initiales et la date de 1882. En 1944, quand Breton séjourne sur la côte de Gaspésie et rédige Arcane 17, une série de hauts lieux viennent à sa rencontre. Car le Rocher Percé et l’île Bonaventure appellent d’autres sites sauvages ou sublimes : le Point Sublime donnant sur le couloir Samson à l’entrée des gorges du Verdon, la vision panoramique de Moustiers avec sa chaîne et son étoile, et bien entendu l’île volcanique de Tenerife, autrement dit le Château étoilé.

La mémoire bretonienne, comme la mémoire du cône bergsonien, suppose l’existence d’une durée. Même si la mémoire du poète surréaliste n’échappe pas au refoulement freudien, elle parvient à sauver d’un complet naufrage quelques épaves. Mais à la différence de l’intuition bergsonienne ou de la reviviscence proustienne, son pouvoir de prospection l’emporte toujours sur sa faculté de rétrospection. C’est pourquoi, même datées, les durées surréalistes ne sont pas orientées et dansent au gré des coïncidences et du temps sans fil. Ainsi le Château étoilé, confondant l’ascension du Teide de mai 1935 et la visite d’un château des environs de Prague en avril 1935, resurgit en août 1966 sous la forme d’une pierre sculptée, dernier objet que Breton ait trouvé et qu’il a tout de suite identifié au Château praguois. Le premier numéro de L’Archibras d’avril 1967 signale le fait et reproduit les photos du Château étoilé et de la Pierre Étoilée découverte à Domme en Dordogne.

Dans S’il vous plaît, pièce écrite par Breton et Soupault en 1920, le héros principal, un détective privé extra-lucide, se nomme Létoile. Séducteur et cynique, il mène d’étranges enquêtes et brave la loi. De 1928 à 1931, alors que Suzanne Muzard est tiraillée entre Emmanuel Berl et André Breton, André convient avec Suzanne d’un code. Pour marquer qu’elle est attendue et que la voie est libre rue Fontaine, il devra fixer sur la verrière de l’atelier une grande étoile, visible du boulevard de Clichy ou de la place Blanche. Rappelons aussi deux expressions utilisées par Breton à la fin de Nadja, alors qu’il est pris dans la tourmente de sa rencontre avec Suzanne Muzard : « planter une étoile au cœur même du fini » et « fixant un point brillant que je sais être dans mon œil ». Ainsi le détective Létoile, l’étoile sur la verrière, l’étoile plantée ici-bas et enfin l’étoile repérée par Breton et brillant dans son œil, au même titre que l’Étoile de Moustiers, le Château étoilé de Prague et de Tenerife ou la Pierre étoilée, nous signalent qu’en un lieu précis et à tel moment du jour et de la nuit scintille un événement bouleversant et sublime.

L’événement surréaliste ou, en d’autres termes, une durée automatique, est un mixte de hasard objectif et de message automatique. À cet égard, on peut lire les phrases d’entrée et de sortie du « Château étoilé » comme des messages automatiques induisant une durée. L’incipit « Le pic du Teide à Tenerife est fait des éclairs du petit poignard de plaisir que les jolies femmes de Tolède gardent jour et nuit contre leur sein » serait entièrement déroutant, si en deçà et au-delà de mai 1935 ne s’imposait pas la figure de Léonie d’Aunet. En 1839, une jeune femme âgée de dix-neuf ans, Léonie d’Aunet, participait avec son compagnon le peintre François Biard à une expédition scientifique au Spitzberg. En 1845, elle défraya la chronique car elle fut surprise en flagrant délit d’adultère avec le pair de France Victor Hugo, ce qui lui valut un court emprisonnement et quelques mois de claustration. Or, en 1854, dans son ouvrage Voyage d’une femme au Spitzberg, Léonie d’Aunet raconte comment elle fut déçue de ne plus sentir près d’elle « un compagnon silencieux et fidèle », à savoir un poignard auquel elle tenait beaucoup : « je m’aperçus que je venais de perdre sur la rive opposée l’innocent poignard qui n’avait pas quitté ma ceinture durant mes pérégrinations. » Et elle précise alors sur un ton objectif et solennel : « Mon cher poignard gît donc dans une solitude lapone ; s’il est ramassé et s’il retourne dans des mains civilisées, il pourra offrir un vaste champ aux conjectures des antiquaires. Comment expliqueront-ils la présence d’une arme espagnole du quatorzième siècle au fond de la Laponie ? » Ne dirait-on pas que le poignard de Tolède de la belle Léonie d’Aunet refait surface, un siècle après, sur la cime étincelante du Teide ?

D’autre part, si nous nous reportions au rêve d’André Breton du 7 février 1937, au début duquel le rêveur observe Óscar Domínguez en train de peindre sur une toile un quadrillage d’arbres, ou plus exactement, en y regardant de plus près, une série de lions parfaitement emboîtés les uns dans les autres, de lions fellateurs dont l’arrière-train se transforme en soleil au point que sous les « yeux émerveillés de Breton se déploie une aurore boréale », nous pourrions assurément comparer l’embrasement érotique et cosmique de ce rêve à cette description d’aurore boréale faite par Léonie d’Aunet : « Du point central s’échappaient des gerbes de lumière mobile qui prenaient toute espèce de formes : tantôt pareilles à des langues ardentes, tantôt semblables à des serpents de feu, elles s’enlaçaient de mille façons avec un mouvement lent et continu. » Ajoutons que le rêve des lions fellateurs qui se situe aux Canaries, puisque le quadrillage d’arbres-lions se rapporte au « plus grand dragonnier du monde », et qui se situe aussi dans le Grand Nord en raison de l’aurore boréale, ajoutons que le tableau animé peint par Óscar Domínguez dans le rêve de Breton est une version imagée, colorée, une version cinématographique de l’aquarelle de Victor Hugo intitulée Rébus amoureux pour Léonie d’Aunet. Dans cette aquarelle-rébus, on voit un chevalet et un châssis s’accoupler, une lionne et un lion consommer leur amour. Sur le châssis on peut en effet lire : « LEO VICTOR VICTUS LEÆNÂ », « le lion victorieux vaincu par la lionne », Victor Hugo étant le lion vaincu et Léonie d’Aunet la lionne victorieuse. Brisée, rompue par l’ardeur amoureuse, l’initiale V. de Victor est adossée à l’initiale L. de Léonie, tandis que l’initiale H. de Hugo, épousant la forme d’un châssis, gît sous l’initiale A. de d’Aunet, personnifiée par un chevalet. Côte à côte se tiennent les initiales triomphantes L.A. de Léonie d’Aunet, et les initiales brisées ou terrassées V.H. de Victor Hugo. L’accouplement suggéré dans le Rébus amoureux pour Léonie d’Aunet, à travers une sorte de mise en scène d’atelier de peintre, se réalise crûment entre une ribambelle de lions et de lionnes sur la toile de plus en plus animée peinte par Óscar Domínguez. Voici sans doute pourquoi « le pic du Teide est fait des éclairs du petit poignard de plaisir » que Léonie d’Aunet, Léonie Aubois d’Ashby, Léona Nadja ou Jacqueline Lamba « gardent jour et nuit contre leur sein ».

Mais l’image du Château étoilé et celle du chapiteau étoilé, que j’ai déduite du « cirque des brumes », ces deux images ne relèvent pas de la seule imagination de Breton. Deux surréalistes canariens ont prêté leur concours à l’auteur de L’Amour fou. Comme Emmanuel Guigon a eu l’heureuse idée de reproduire dans le catalogue « Gaceta de arte » y su época, 1932-1936, quantité d’articles sur la visite des surréalistes à Tenerife, on ne peut ne pas remarquer l’article d’Agustín Espinosa publié le 4 mai 1935 dans La Tarde. Sous le titre : « Navidades de primavera. Breton, Péret y Éluard, nuevos Reyes Magos, en Canarias », Espinosa annonce l’arrivée aux Canaries de Trois Rois Mages, venus de leur Orient via l’Atlantique, venus de Paris avec une précieuse cargaison. En fait, Éluard ne sera pas du voyage. Filant la métaphore, Espinosa indique que le trésor, à savoir les tableaux de l’exposition surréaliste, est surveillé de très près par l’ « ÉTOILE SURRÉALISTE », expression imprimée en capitale : « Viene bajo al cielo, junto a los nuevos Reyes, acunado por el mar y vigilado muy de cerca por una álgida estrella ; por la ESTRELLA SURREALISTA – crudo y noble astro –, la que hace pestañear a los cretinos y torcer la cabeza a los hijos de nadie. » L’étoile surréaliste, en provenance de Paris, de Prague et de Copenhague veillera désormais sur l’île de Tenerife, à la hauteur du pic du Teide enneigé.

Quant au chapiteau étoilé surréaliste, on en trouve la trace dans un article de Domingo Pérez Minik publié le 11 mai 1935 dans La Prensa : « Júbilo por haber plantado su tienda en Tenerife la actividad surrealista francesa. Tienda trashumante, de viajero audaz […] » Mais depuis 1934, l’imagination de Breton s’envole déjà vers les rivages des Canaries, sous l’impulsion évidente d’Óscar Domínguez. Une fois de plus, l’anthologie Volière en témoigne : Breton a sélectionné, pour l’année 1934, le poème de L’Air de l’eau  évoquant l’île de Tenerife :
On 1 me dit que là-bas les plages sont noires
De la lave allée à la mer 2
Et se déroulent au pied d’un immense pic fumant de neige
Sous un second soleil de serins sauvages
Quel est donc ce pays lointain
Qui semble tirer toute sa lumière de ta vie
Il tremble bien réel à la pointe de tes cils 3
Doux à ta carnation comme un linge immatériel
Frais sorti de la malle entrouverte des âges 4
Derrière toi
Lançant ses derniers feux sombres entre tes jambes 5
Le sol du paradis perdu
Glace de ténèbres miroir d’amour
Et plus bas vers tes bras qui  s’ouvrent
À la preuve par le printemps
D’APRÈS 6
De l’inexistence du mal
Tout le pommier en fleur de la mer 7

Sous le chapiteau étoilé, le surréaliste entre en lui-même. Il ne perd pas ses moyens, face à l’extériorité sublime de la nature. Il frissonne mais sa subjectivité le préserve. L’infini lui tourne à peine la tête. Grâce à l’écriture automatique et l’humour, il prend du champ, comme l’indique cette sentence des Champs magnétiques : « La volonté de grandeur de Dieu le Père ne dépasse pas 4 810 mètres en France, altitude prise au-dessus du niveau de la mer. » Le surréaliste est sensible au sublime sans pour autant être sensible au suprasensible. À la différence de l’esthétique kantienne où sont soigneusement distingués la forme et l’informe, le plaisir pur et l’effroi, le mesurable et l’incommensurable, le goût du beau et le sentiment du sublime, la sensibilité surréaliste, pour sa part, confond allégrement la beauté et la sublimité. En effet, bien que redevable à Rimbaud de la seconde phrase d’Une saison en enfer : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. », le surréaliste est aussi animé par le désir et l’espoir de déterminer le Point Sublime. Il voit donc du beau dans le sublime et perçoit du sublime dans le beau.

On connaît la formule finale de Nadja : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. » On sait que Breton publiera dans Minotaure de mai 1934 « La beauté sera convulsive », article qui servira de lancement à L’Amour fou et qui se conclut par cette annonce : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstantielle ou ne sera pas. » En un sens, cette définition de la beauté convulsive rivalise avec l’analytique du beau de la Critique de la faculté de juger. Au plaisir désintéressé, à l’universalité sans concept, à la forme d’une finalité sans la représentation d’une fin, répondent l’érotique-voilé, l’explosant-fixe, le magique-circonstantiel. Mais si la beauté apaisée analysée par Kant fait régner l’harmonie dans les facultés de l’esprit, la beauté convulsive de Breton engendre, d’une part, un ébranlement de tout l’être, comparable à la secousse du corps et de l’esprit face au sublime, et manifeste, d’autre part, un certain « rétablissement au trapèze traître du temps ».

Toujours dans le premier chapitre de L’Amour fou, Breton regrette de n’avoir pu fournir comme illustration à la dernière page de Nadja sur la beauté convulsive, « la photographie d’une locomotive de grande allure qui eût été abandonnée durant des années au délire de la forêt vierge ». Seul l’appareil photographique, avec son explosant-fixe, pourrait départager à la photo-finish l’emportement de la technique et les débordements de la nature. « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » : s’en remettant aux puissances du désir et du hasard objectif, Breton se garde bien de définir la beauté au présent. Il n’ignore pas les convulsions du temps. Le surréaliste chérit l’attente mais prend aussi les devants. Bouleversé, surpris par la magie des circonstances, il découvre que les lieux et les êtres, les rues et les songes, les mots et les objets s’inscrivent dans une durée. Une durée automatique qui s’agite au gré du temps sans fil et résiste à toutes les érosions. C’est pourquoi le surréaliste, au seuil du sublime, ne pressent pas l’être infini et absent mais les signaux discrets de la trame d’une durée.

Nous avons vu que le nombre « mille » ponctuait également les incursions de la conscience dans le cône de Matière et mémoire et les excursions d’André et Jacqueline sur l’île volcanique de Tenerife. Mais il n’est pas impossible que la scansion bretonienne du mot « mille » ait été aussi appelée par le départ de Crimen, récit halluciné d’Agustín Espinosa publié en 1934. Dès la première partie, « primavera », dès la première séquence intitulée ironiquement « luna de miela »,  on peut lire cette première phrase martelée par le nombre « vingt » : « Me había dormido entre veinte senos, veinte bocas, veinte sexos, veinte muslos, veinte lenguas y veinte ojos de una misma mujer. » On retrouve à coup sûr dans « Le Château étoilé » la même obsession d’une femme une et nue, unique et multiple. Mais pour André Breton, dont les sensations tactiles sont à vif « dans la superbe salle de bains de buée », la nudité de Jacqueline s’exacerbe et s’épanouit, fait une apparition et s’évanouit : « Je caresse les ours blancs sans parvenir jusqu’à toi. Aucune autre femme n’aura jamais accès dans cette pièce où tu es mille, le temps de décomposer tous les gestes que je t’ai vue faire. Où es-tu ? Je joue aux quatre coins avec des fantômes. »

Dans « La Peinture animée », texte inédit de 1936, André Breton conduit une réflexion sur la durée au cinéma et dans la peinture. Évoquant la « vie effrénée » des objets dans les dessins animés, « leur existence toujours passagère », il ouvre une parenthèse dont le sens, en l’occurrence, n’est pas facile à déchiffrer : « (ramenés artificiellement sur l’écran à la même longévité [à  la temporalité ultra-rapide propre aux objets des dessins animés], l’éphémère, de sa naissance à sa mort, fait figure d’étoile fixe au-dessus de l’éléphant qui caracole, le poète surréaliste à son bureau de corail travaille à ajouter un livre à la bibliothèque jamais éteinte d’Alexandrie) ». D’abord, il est remarquable que Breton ait choisi une image de cirque pour symboliser l’éphémère, celle d’un éléphant caracolant sur la piste et arborant une étoile piquée sur le front. Ensuite, en rapportant une donnée éphémère quelconque et l’écriture automatique des surréalistes aux dérapages, aux accélérations des dessins animés, Breton découvre dans les deux processus en principe évanescents une même durée substantielle, étrangère à toute déformation et à toute destruction. L’étoile fixe qui accompagne imperturbablement l’éléphant dans son tour de piste, nous signale une durée qui n’est en rien entamée par les folles métamorphoses du dessin animé. De même, les vingt siècles qui séparent le poète surréaliste de la bibliothèque florissante d’Alexandrie ne semblent pas devoir être pris en compte. Enfin, on peut se demander si les deux plans fixes de l’éléphant qui caracole et du poète à son bureau de corail ne nous replongent dans les tout premiers temps de la formation du mot « surréaliste ». Comme on sait, en 1917, Apollinaire, dans la préface au drame surréaliste, Les Mamelles de Tirésias, s’était alors expliqué sur le mot qu’il venait d’inventer : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir. » En août 1920, Breton publie dans La Nouvelle Revue française l’article « Pour Dada » où il reprend l’image d’Apollinaire et le terme surréaliste : « Presque toutes les trouvailles d’images, par exemple, me font l’effet de créations spontanées. Guillaume Apollinaire pensait avec raison que des clichés comme “ lèvres de corail ” dont la fortune peut passer pour un critérium de valeur étaient le produit de cette activité qu’il qualifiait de surréaliste. Les mots eux-mêmes n’ont sans doute pas d’autre origine. Il allait jusqu’à faire de ce principe qu’il ne faut jamais partir d’une invention antérieure, la condition du perfectionnement scientifique et, pour ainsi dire, du “ progrès ”. L’idée de la jambe humaine, perdue dans la roue, ne s’est retrouvée que par hasard dans la bielle de locomotive. 8 »

Tandis qu’Apollinaire en 1917 défend un modèle discontinuiste dans les sciences et les techniques, qui annonce à sa manière la rupture épistémologique chère à Gaston Bachelard, pour sa part, André Breton, en 1920, en 1921 comme en 1936, à propos des lèvres de corail ou du bureau de corail, des antilopes qui planent ou de l’éléphant qui caracole, de la bielle de la locomotive ou de la locomotive qui arrive sur un tableau, Breton donc voit dans les inventions de la photographie, du cinéma ou du dessin animé un immense défi lancé à la peinture et à la poésie. Et en 1936, dans « La Peinture animée », il relève personnellement le défi. Juste après avoir cité des fragments de lettres de Jacques Vaché 9  et un passage du « Château étoilé » sur l’image devinette, Breton se croit autorisé à animer une série d’images, à concrétiser l’objet de son désir, à révéler une durée exemplaire : « À partir d’ici, il est bien entendu que les pianos peuvent être faits pour rire ou pleurer, les bûches de la cheminée pour livrer passage en se fendant à une cagoule triangulaire d’inquisiteur empreinte d’un cœur, lequel ne cessera de se rapprocher jusqu’à devenir un champ d’avoine, etc. » À défaut d’avoir pu animer ces images sur un écran, Breton a réalisé en 1937 un collage intitulé « Qu’est-ce que l’humour noir ? », où il a inscrit, en bas à gauche, un petit montage de quatre images censé représenter Lichtenberg. On peut remarquer que si le poète de 1936 est passé, par le jeu de l’image et du mot, de la bûche fendue, au bûcher, puis à l’inquisiteur, enfin au champ d’avoine, de son côté, le collagiste de 1937 a mêlé une photo et trois dessins : 1° la photographie d’un inquisiteur entièrement dissimulé dans sa cagoule triangulaire maculée d’un cœur surmonté de trois croix ; 2° le dessin d’une sorte de four d’alchimiste où un homme est enfourné et d’où se volatilisent divers objets et créatures ; 3° le dessin d’un blaireau ; 4° un relevé topographique comportant les mentions « Lotte » et « Lili ». En ce qui concerne la bûche fendue, souvenons-nous que dans Nadja l’enseigne BOIS-CHARBONS, et plus précisément l’image hallucinatoire d’un rondeau de bois, poursuivait Breton dans les rues de Paris, tout un dimanche, et jusque dans son hôtel, place du Panthéon.

En septembre 1966, à Saint-Cirq La Popie, Breton se livrait encore au jeu de l’automatisme en animant des dessins. Sur le modèle de l’association verbale marabout-bout de ficelle-selle de cheval …, il traçait une première figure qui en entraînait une autre qui elle-même en appelait une suivante qui à son tour en induisait une nouvelle, etc. Toutefois, même si un mot-serpent lui servait à traduire ou à légender le dessin, par exemple Cerisesmanègetourellelangoustepiège (en abrégé Cematoulanpiè) 10,  Breton était sans doute plus sensible, au cours du tracé automatique, à la forme des figures qu’à l’association des mots. Dans le dessin Cematoulanpiè, on voit comment les deux queues de cerises se redéploient dans le chapiteau du manège, comment le chapiteau est récupéré dans la toiture de la tourelle et ainsi de suite. En apparence, Breton n’est pas loin du rébus ou de l’association libre freudienne. En réalité, les dessins automatiques et la trouvaille de la Pierre étoilée représentent, pendant l’été de 1966, d’ultimes approches de la durée automatique. Le Château étoilé de Prague, le pic du Teide de Tenerife, la Pierre étoilée de Dordogne doivent être conçus, à l’instar d’un dessin animé, comme les plans successifs, les métamorphoses d’un même objet. Il en va de même quand Breton dessine automatiquement deux cerises puis un manège puis une tourelle puis une langouste puis un piège. Si le hasard objectif repose sur le surgissement improbable d’un fait, sur l’exceptionnelle coïncidence de deux ou trois éléments composant un événement, la durée automatique étend à toute une existence et même à toute l’histoire le champ de ses éphémérides et de ses coïncidences. Sous le chapiteau étoilé, le poète surréaliste entre en lui-même. Mais il n’a jamais été aussi peu isolé, depuis qu’il a commencé à percevoir une durée.

 Georges Sebbag

Notes

1 Il s’agit évidemment d’Óscar Domínguez.

2 Voir Rimbaud : « Elle est retrouvée. / Quoi ? – L’Éternité / C’est la mer allée / Avec le soleil. »

3 On pense aux derniers mots de l’invocation au Teide : « […] beau pic d’un seul brillant qui trembles ! »

4 Cela annonce à la fois « la chambre trouble », les mille « sorties de bain » et le dragonnier, « l’arbre immense qui plonge ses racines dans la préhistoire ».

5 Le rêve de Breton du 7 février 1937, « sur champ de feu, de l’arbre noué à l’aurore boréale par une grille de lions fellateurs », pourrait servir d’illustration à ces deux derniers vers, érotiques et volcaniques.

6 Pour invalider les idées traîtresses de péché originel et de chute dans le temps, Breton invoque le printemps en fleur succédant à l’âge du paradis perdu : printemps cosmique de l’écume de la mer mais aussi printemps charnel et historique de l’année d’après, celui des voyages à venir, conduisant André et Jacqueline à Prague et à Tenerife.

7 « Je vais essayer de rêver des pommiers en fleurs », c’est par ces mots que s’achève la lettre d’André Breton à Nelly Kaplan, datée du 15 juillet 1957.

8 La locomotive qui apparaît dans « Pour Dada » d’août 1920 est évoquée à nouveau en mai 1921 dans la préface au catalogue de l’exposition Max Ernst : « On sait aujourd’hui, grâce au cinéma, le moyen de faire arriver une locomotive sur un tableau. À mesure que se généralise l’emploi des appareils ralentisseur et accélérateur, qu’on s’habitue à voir jaillir des chênes et planer des antilopes, on pressent avec une émotion extrême ce que peuvent être ces temps locaux dont on entend parler. » Or ces lignes et la suite du paragraphe sont naturellement citées et commentées en 1936 dans « La Peinture animée ». Ce qui prouve, par locomotives interposées, celle de « Pour Dada » et celle de « Max Ernst », que la parenthèse de 1936, avec son éléphant qui caracole et son bureau de corail, nous met décidément sur la piste apollinarienne et bretonienne de la trouvaille du mot surréalisme.

9 On pourrait rapprocher un fragment de lettre de Vaché du 18 août 1917 cité par Breton : « le trompe-l’œil lamentable des simili-symboles universels », d’un passage de la préface aux Mamelles de Tirésias : « [le] naturalisme en trompe-l’œil des pièces de mœurs ».  

10 Les dessins sont reproduits dans André Breton, Je vois, j’imagine, Gallimard, 1991.

 

Références

« Le chapiteau étoilé », qui amplifie « Mille et mille fois » (Le Point Sublime, Breton Rimbaud Kaplan, Jean-Michel Place, 1997, chap. 5), paraît dans Mélusine n° 18, novembre 1998.