Un livre sorti de prison

Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, éd. du Seuil, coll. Combats, 1975, 288 p.

Le 26 avril, la Cour d’assises d’Amiens jugera Pierre Goldman dont le premier procès à Paris a été cassé par la Cour de Cassation et sans doute aussi par la parution de son livre, écrit en prison.

Voici notre réaction à la parution du livre, il y a quelques mois.

Pierre Goldman pénètre notre actualité en chevauchant les rubriques journalistiques du fait divers, de la politique intérieure et maintenant de la littérature. Les impacts des balles tirées dans une pharmacie du boulevard Richard-Lenoir se sont offert la glose de nombreux commentaires, le traitement judiciaire avec pompes, gardes mobiles et auditeurs, une attention soutenue mais encadrée par les appareils audiovisuels, et même des émotions collectives et privées spontanées. La personnalité de Pierre Goldman a beaucoup contribué à ce que soit rendu public le destin d’un emprisonné. Son livre relance l’affaire.

Ce qui frappe : de nos jours l’auto-défense d’un condamné passe par la porte étroite de l’édition. Écrire ne consiste pas seulement à jeter une bouteille à la mer, mais à la pousser savamment vers les rivages des justes et des poètes, des citoyens et des femmes, à l’empêcher de tourbillonner quand les courants adverses l’épuisent. Écriture qui appelle et rappelle, qui agit, agite et accuse. Après tout, les livres ont l’art de la patience : leurs litanies d’arguments et d’incantations seront bien écoutées un jour ! (Moments de la réhabilitation, de la poésie commentée dans les salles d’examen, de la postérité bouffie par sa conscience neuve de fossoyeur avisé).

Un livre, et nul ne l’ignore, comporte des risques – du vivant de l’auteur s’entend. Son double tranchant : une tranche dorée pour les bibliophiles mais aussi le tranchant inconscient qui juge, accable l’écrivain, à moins qu’il ne le sauve radicalement à nos yeux.

Si Pierre Goldman s’est plutôt tu durant un procès retentissant, il vient de prendre la parole devant un auditoire encore plus élargi.

Son livre aura-t-il un effet ? On peut avancer qu’il s’agit là d’un des premiers titres de la littérature expérimentale. Si le procès n’est pas révisé, alors la littérature ne sert à rien. À rien d’autre qu’à fouetter l’imagination de l’homme de lettres et de ses lecteurs.

Comment Goldman s’est retrouvé en prison ? En résumant, on doit dire que si un activiste juif, à l’heure d’un drame – la mort de deux femmes – se trouve dans un quartier proche et commet le lendemain un hold-up, il a toutes les chances d’éveiller un soupçon chez un faux-ami qui civiquement mais avec un retard de quelques mois rapporte à la police sa conviction. Or cette conviction a gagné le policier en civil qui s’était battu avec le meurtrier sur le fameux boulevard, le soir. Et d’autres témoins ont jugé, comme un seul homme, à la manière du policier.

Cette série de témoignages capitaux, Pierre Goldman en fait son affaire longuement, minutieusement, intelligemment : ses réfutations usent d’une logique psychologique qui n’a malheureusement cours ni dans les prétoires, ni dans les commissariats. Sa logique emprunte tout naturellement quelques procédés à la psychanalyse. En effet, pourquoi devrait-on accueillir les paroles d’un témoin comme allant de soi c’est-à-dire comme allant invariablement vers la seule interprétation acceptable, celle de la psychologie commune, celle des magistrats et des policiers, celle que jurés et lecteurs de journaux comprennent immédiatement ? Pourquoi ? Surtout si cette unique et impériale psychologie commune s’affuble de la sérénité des sciences.

Donc Goldman analyse, scrute, interprète. Il applique en partie des idées psychanalytiques non pas pour savoir si le criminel a dit la vérité – comme cela jadis a été réclamé à Freud lui-même – mais pour décrire les ressorts de pensée et d’affectivité des témoins eux-mêmes. Les démonstrations de Goldman sont troublantes. Pour qui abandonne un tant soit peu les sabots des interrogatoires policiers, il n’est pas difficile d’affirmer que la série de témoignages à charge est loin de confectionner une preuve impliquant ou inculpant Goldman.

En somme dans ce débat entre psychologies, la psychologie commune est fière de brandir le drapeau de l’abjecte objectivité. Les témoins en viennent presque à jurer qu’ils entrent, quand ils s’expriment, dans un laboratoire où la preuve va être administrée. L’appareil policier et judiciaire, ainsi que les témoins, se drapent dans des déclarations outrageusement scientistes : ils ignorent l’envers de leur langage. Ils n’ont de cesse de clamer leur prétendu savoir. Par contre Goldman avec ironie et sarcasme parfois retourne les mots malheureux, à double entente. Explique le processus du faux jugement.  Attention, les analyses de Pierre Goldman ne citent pas une théorie pour en contrer une autre ! Elles s’ingénient fiévreusement, rationnellement à raconter la psychologie des témoins égarés et, par contrecoup, l’indispensable défensive de l’accusé en fâcheuse posture.

Plus encore, Pierre Goldman nous entraîne dans un monde à lui. Et la fiction, les souvenirs affirmés, les volontés d’oubli, les dénégations composent un ouvrage à placer simplement parmi les grands textes : lettres à Lou qu’Apollinaire a désiré publier, Journal du voleur de Jean Genet par exemple. Et c’est l’imagination qui sauvera Goldman. Non pas celle qui consiste à écouter des histoires à dormir debout, mais celle qui oblige le lecteur à réveiller le lecteur quand il somnole.

Goldman s’introduit dans la littérature et ce n’est pas là son vœu le plus cher. Ce n’est pas cela qui le fera sortir de prison. Mais qu’une œuvre écrite puise recéler tant de puissances, d’arguments, de récits, une histoire de notre époque et de quelques générations, un sourire vis-à-vis du politisme de gauche, des désirs de rhum et de négritude chez un Juif, tout cela a de quoi surprendre quand on connaît la clinique d’accouchement, une prison.

Mais notre système n’est-il pas cruel quand il admet qu’un écrivain juif emprisonné rationalise sa situation, en disant qu’après tout la prison où il se perpétue n’offre que les inconvénients d’un internat de lycée puisque le spectre d’Auschwitz ne la hante pas encore ?

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Un livre sorti de prison », Le Pli d’Étampes et sa région, n° 45, 15 avril 1976.