Temps sans fil

Le temps, selon Aristote, mesure le mouvement d’un astre. Chez saint Augustin, il s’autonomise, scandé par les modalités du passé, du présent et du futur. Kant le rapporte au je transcendantal, le temps et l’espace étant les deux formes a priori de la sensibilité. Pour Bergson, le temps n’a rien d’évanescent, c’est une durée : je peux, grâce à la perception-mémoire, plonger dans mes souvenirs, me forger des images actuelles ou m’élancer dans l’avenir. Le cinématographe s’est emparé du temps. Le tournage et le montage de plans et de séquences ont rendu possible le visionnement de durées filmiques. Un film résulte d’un assemblage ou d’un collage d’images-durées. Le cinéma est par excellence l’artefact de la temporalité.

Le coup de génie de Marinetti, poète et publicitaire de choc, est d’avoir inventé le label « futuriste ». Avant-gardiste abordant résolument « la folie du devenir », il a construit une cascade de futurs équivalant idéalement à des infinitifs présents. En mai 1913, il préconise dans son manifeste « L’imagination sans fils et les mots en liberté » de créer des images télégraphiques en rapprochant les choses les plus lointaines sans les fils conducteurs de la syntaxe et en l’absence de toute ponctuation. Il ne se prive pas de souligner que le télégraphe, le téléphone, le gramophone, le train, l’automobile, le transatlantique, l’aéroplane, le cinématographe et le quotidien à grand tirage (« synthèse de la journée du monde ») ont contribué à renouveler notre sensibilité. Il insiste en particulier sur l’apparition d’un sentiment de la planète et même de l’univers, un sentiment partagé par tous les hommes, qui se jugent désormais contemporains les uns des autres : « La vitesse a rapetissé la terre. Nouveau sens du monde. »

En 1927, Heidegger propose dans Être et Temps une analytique de l’étant humain appelé Dasein. L’existant humain est un être-au-monde, un être spatialisé dans le monde ambiant. Être-au-monde, le Dasein se caractérise aussi comme un être-avec. Il est là avec les autres, immergé dans la vie quotidienne. À l’instar du futuriste invoquant la vitesse et le sans fil, Heidegger observe le télescopage du proche et du lointain, du local et du mondial, et reconnaît à son tour le « nouveau sens du monde » ressenti par le Dasein : « Tous les modes d’accroissement de la vitesse auxquels nous sommes aujourd’hui plus ou moins contraints de participer visent au dépassement de l’être-éloigné. Avec la “radiodiffusion”, par exemple, le Dasein accomplit un é-loignement [qui] revêt la forme d’une extension du monde ambiant quotidien. » Obligé de se frotter au monde rétréci que les manifestes futuristes ont déjà déconstruit, Heidegger revêt bon gré mal gré l’habit futuriste. Marinetti fait l’expérience grandeur nature d’un espace annexé ou absorbé par le temps et déclame que l’espace est dorénavant placé sous l’autorité du temps. Heidegger nous explique que le temps est l’horizon transcendantal de la question de l’être. Le futuriste mise tout sur le futur proche et l’infinitif présent. Le philosophe accorde que la temporalité se temporalise originairement à partir de l’avenir.

L’étonnant est qu’il revienne au surréalisme de pousser jusqu’à son terme la mainmise du sans fil sur le monde et sur le temps. Première étape, la théorie de l’image surréaliste prolonge celle des images télégraphiques futuristes, l’image surréaliste résultant de la vitesse de l’écriture automatique ou du rapprochement soudain de « deux réalités distantes ». Seconde étape, en janvier 1925, Breton franchit un pas décisif quand il en appelle, dès l’incipit de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité,à la télégraphie ou à la téléphonie sans fil : « Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. » Laissant de côté l’aspect utilitaire de l’invention technique, Breton évoque d’emblée l’imaginaire de la transmission sans fil et la possibilité dès lors d’une transformation radicale de la mentalité collective ou de la pensée individuelle. Puis, il indique, à la phrase suivante, comment l’image du sans fil pourrait personnellement l’aider à s’aventurer dans son domaine de prédilection, qui n’est autre que le temps : « Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un chercheur d’or : je cherche l’or du temps. » Mais, dans ces conditions, comment le sans fil peut-il instruire le penseur du peu de réalité, pour ce qui est du temps ? La réponse fuse. Si le nouveau modèle du sans fil a pour objet le temps, alors la représentation du temps change. Le temps change de paradigme. Le temps linéaire et monotone de la science classique, la flèche ascendante des Lumières, le devenir dialectique et eschatologique de Hegel ou de Marx, toutes ces images linéaires d’un temps quantifié, continu ou orienté ne résistent pas à l’apparition d’une antenne à grande surface, pour reprendre l’image du sans fil utilisée justement par Breton. Le fil du temps cède la place au temps sans fil.

C’est dans cette brèche du temps sans fil que s’est engouffré Breton. On ne sera donc pas surpris qu’il fasse allusion au manifeste « L’imagination sans fils et les mots en liberté » : « Télégraphie sans fil, téléphonie sans fil, imagination sans fil, a-t-on dit. L’induction est facile mais selon moi elle est permise, aussi. » Breton concède à Marinetti, sans d’ailleurs le nommer, qu’il est légitime de passer de la transmission sans fil à l’imagination sans fil. Toutefois, le futuriste, qui  a perçu le « nouveau sens du monde », ne s’est pas emparé du temps sans fil. S’étant assigné un projet d’avant-garde, le zélateur de la technique s’est tenu à la pointe de la modernité, afin d’occuper en exclusivité, aujourd’hui et demain, le créneau du futur.

Il faudrait aussi rappeler qu’en 1903, Alfred Jarry avait montré que les dépêches télégraphiques sur le bombardement de l’oasis de Figuig par les troupes françaises avaient permis au public universel de participer en direct aux affaires du temps. Jarry en avait tiré cette sentence : « La télégraphie est le bombardement moderne. »

La page manuscrite servant de frontispice à l’édition de 1927 de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité donne un autre aperçu du temps sans fil. Breton compare le souvenir au sens habituel et ce qu’il nomme « le souvenir du futur » afin de souligner la porosité entre la mémoire et l’imagination. S’exprimant à la première personne, il note à propos du souvenir tourné vers le passé : « Je me souviens (la part de ce que l’on m’accordera que j’invente dans ce dont je me souviens) ». La mémoire est donc sujette à caution. Il y a dans la remémoration une part authentique, mais aussi une part de recréation, de pure affabulation, comme si l’imagination s’invitait au festin des événements révolus. Apparaît alors l’expression audacieuse de souvenir du futur. De même que l’imagination vient troubler l’évocation du passé, la mémoire à son tour vient hanter les contrées du futur. Breton est en mesure de distinguer les trois types d’anticipations qui incarnent à merveille le souvenir du futur : les promesses, les prophéties et les antécédents.

En qui concerne les promesses, Breton affirme qu’elles seront « tenues ou non », tout en ajoutant, dans une parenthèse, qu’elles seront « forcément tenues ». Dans quelle mesure sommes-nous amenés à honorer nos promesses ? Et surtout comment peut-on assurer que les promesses seront forcément tenues ? Breton suggère que l’enjeu de la promesse n’est pas moral mais temporel. Je ne tiens pas ma promesse par devoir ou obligation. Je tiens ma promesse parce que ma mémoire anticipatrice fait de la promesse un souvenir déjà inscrit dans le devenir. Une vraie promesse est le premier exercice d’une création qui fait un saut dans le temps.

Pour les prophéties, Breton note : « Les prophéties réalisées ou non (forcément réalisées) ». Qu’est-ce qui l’incline à déclarer que les prophéties seront « forcément réalisées », alors qu’il sait que les prophéties dans leur immense majorité ont été et seront démenties ? À ses yeux, les prophéties se réaliseront nécessairement, non en raison d’une prescience ou d’une excellence dans la prévision mais en vertu d’une voyance ou d’un souvenir de l’avenir. La prophétie est le deuxième cas de figure de l’intuition d’une durée ou mieux d’une durée automatique.

Enfin, pour ce qui est des antécédents, Breton couche sur le papier cet énoncé purement nietzschéen : « Les antécédents, ce qui m’annonce et ce que j’annonce. » Le concept de souvenir du futur prend ici son plein essor. De même qu’il y avait des prédécesseurs attendant la venue d’André Breton et comptant sur lui (par exemple, Huysmans), Breton a lui-même des successeurs et non des disciples, déjà inscrits sur les tablettes du futur. Sur le plan philosophique, on songe à Spinoza et à Diderot, car ce qui advient, dans la série des antécédents et des conséquents, c’est la persévération ou la perpétuation fatale d’un désir, ou on pense à Bergson et à Nietzsche, car ce qui survenait hier et retentira demain, c’est l’intuition d’une durée ou la création intempestive d’une flopée d’événements.

La dernière ligne du frontispice, comprend deux formules : « Négation de la mort. L’insuffisance religieuse. » Le Carnet de Breton vient à notre secours. Un jeudi d’octobre 1923, Breton déroulait une spéculation audacieuse sur l’imagination, le temps et la mort. Il affirmait d’abord, un peu à la manière de Bergson, que la vie n’est que mémoire tout en précisant que la mémoire ne serait que de l’imagination déguisée : « La vie antérieure ? Ce qui me rend compte du passé et même de la vie n’est jamais que la mémoire. Or, rien ne s’oppose à ce que je sois doué, à chaque seconde, du pouvoir de me représenter ce qui a eu lieu, ce qui a lieu et ce qui va avoir lieu (ceci faiblement). C’est à cette différence si significative (mémoire, constatation, imagination) que je me réfère. Et si la mémoire n’était qu’un produit de l’imagination ? » Ayant défait les cadres de la mémoire au profit de l’imagination, le penseur surréaliste s’attaque à la perception humaine du temps, en préconisant de se mettre à la place d’un grain de poussière, qui ne se représente ni ce qu’il vient d’être ni ce qu’il va être : « Je suis, autant qu’il m’est permis de le croire, homme, mais rien ne prouve que je viens de l’être et que je vais l’être, si viens et vais ont un sens (le temps). Grain de poussière, j’aurais les représentations d’un grain de poussière, ou mieux… Que sais-je ? le présent est un point. » Breton insinue alors que cette opération de substitution n’en est même pas une (l’homme est en effet un grain de poussière) et profite de l’occasion pour nier la mort : « Il n’y a pas même substitution, pourquoi. Négation de la mort. » Et pour conclure sa méditation sur la mémoire, l’imagination, le temps et la mort, Breton appelle en renfort son ami Desnos : « Histoire de Desnos. “Je suis l’auteur de tous les livres…” » En juin 1924, dans l’ultime livraison de Littérature, Robert Desnos esquissera la conception surréaliste du temps sans fil : « Le stéréoscope traditionnel qui superpose sans cesse de nouveaux plans au passé, certains d’entre nous l’ont brisé. Robert Desnos d’il y a deux  minutes est contemporain de Charlemagne et d’Andromaque. À chaque fraction de temps qu’il nous plaît de considérer entre nos cils s’accomplissent la fin du monde et la genèse. […] Je suis l’auteur, entre autres choses, de tous les livres qui constituent ma bibliothèque. »  

Les surréalistes ont brisé le temps linéaire et révélé le temps sans fil.  Ils ont perçu et imaginé des durées sans suivre le fil rouge de la mémoire et de l’histoire.  Ils ne se sont pas limités au futur proche futuriste, au présent dada, ils ont activé simultanément les trois modalités du temps. Le temps sans fil, palpable et éclaté comme au cinéma, magnétise des durées. Les surréalistes ont pratiqué l’automatisme et découvert le Point Sublime au gré du temps sans fil.

Georges Sebbag

Note bibliographique

Breton, André (1927) Introduction au Discours sur le peu de réalité. Paris : Librairie Gallimard.

Desnos, Robert (1924) « André Breton ou “Face à l’infini” », Littérature, nouvelle série, n° 13, juin 1924.

Heidegger, Martin (1985), Être et Temps (1927), trad. Emmanuel Martineau. Paris : Authentica.

Jarry, Alfred (1903) « La légende de Figuig », Le Canard sauvage, 14-20 juin 1903.

Marinetti, F. T. (1913) « L’imagination sans fils et les mots en liberté », Milan, 11 mai 1913.

Sebbag, Georges (2012) Potence avec paratonnerre. Surréalisme et philosophie. Paris : Hermann.

Références

« Temps sans fil », inédit en français, est traduit en anglais (« Wireless Time/Time without Strings ») par M. Richardson et K. Fijalkowski in The International Encyclopedia of Surrealism, volume 1 Movements, general editor Michael Richardson, editors Dawn Ades, Krzysztof Fijalkowski, Steven Harris, Georges Sebbag, Bloomsbury Visual Arts, London New York Oxford New Delhi Sydney, 2019.

L’Encyclopédie comprend aussi : volume 2 Surrealists A-L et volume 3 Surrealists M-Z.