Séduire

 

L'Archibras

« Que faire ? Renverser l’ordre des éléments, examiner ensuite les différences, plonger dans l’océan

– tu n’interviens guère. J’ai une idée, classique d’ailleurs. Il s’agit d’introduire dans la conversation des mots tels que déduire, réduire, séduire

– à propos, je m’étais posé avec un ami cette question : pense-t-on en parlant, en écrivant ? J’avais répondu que la pensée incluait l’écriture ou la parole ; à présent je m’intéresse à ce qui s’éveille, s’invente ; que signifient l’acte libre (ouvert au plaisir), l’intuition dans ses mécanismes d’élaboration du réel ?
– je sais que les magnifiques détails vécus s’évanouissent, et je suis persuadée qu’il se dégage quelque chose des énumérations, des listes, des recensements. Un exemple, en ce qui nous concerne, qui séduit qui ?
– c’est vrai, les penseurs commencent par effectuer une réduction. Le chemin philosophique : réduire, puis déduire, avec la secrète et perverse intention de séduire
– à quoi bon développer !
– donne-moi la main, ô corps éphémère
– c’est beau éphémère comme au théâtre, comme une émotion. Les acteurs disant leur texte tremblent, mangent, préparent un voyage, ternissent comme une photographie de famille. Ils se suivent, se répondent, reviennent sur scène, le rideau tombé
– les cris de la sensualité, le rythme
– enduire
– oui, je parie que tu n’as pas d’animaux chez toi. Joues-tu seulement d’un instrument ?
– j’évite de tout faire
– je veux rester belle, jeune
– la quantité de conscient dans l’inconscient, la femme assurée, n’est-ce pas ?
– oui
– qui écrira pour l’autre un scénario, un essai ?
– qui épousera qui ?
– ton jeu
– mon jeu
– à toi le romanesque, avec cette main près de la chaise ; à moi le désir de penser à ton corps (depuis que je l’ai vu)
– le mythe, la divination, l’adoration
– j’ai guetté le mot qui contredirait ta personne physique, j’ai oublié de me lancer dans des aventures, j’ai mal déduit
– Nature fantomatique, longue et sereine, Nature aux significations infinies, prières révoltantes, tons qui t’exaspèrent, verte Nature, Nature noire, monochromie naissante, lectures enflées, mort transparente, corps de nature avec cinq sens et davantage, je me jette sur son sexe et m’y enfonce, je m’épuise à le comprendre, je parle de moi, et il me séduit
– non, oui
– j’imite dans le silence et l’ombre, entre la fleur qui croît automatiquement et les spores qui volent, entre l’absence de désir et la marque d’une présence blanche, certaines voix : la mode mise en langage, la répétition mise en scène, la langue brûlante, l’image d’un infinitif, les idées monnayables, la frêle ponctuation, les filles des affiches désirées par la femme, les substantifs au visage impassible, l’enfant noyé remontant à la surface, les valises vides, l’indifférence sans manière, l’orage discret, le soleil brutal, la tête sans nez sans bouche et sans oreilles, les lèvres vernies, les joues creusées ou colorées, les cils d’azur, le sexe dépourvu de poils qui gémit et se laisse voir, un papillon aux ailes glacées, finalement un amas de papiers froissés. Raconte-moi une histoire. J’écouterai ce qui sera mal dit, l’herbe grignotée par un bambin percera, nos fils liront les pages enfouies, le sauvage nous lèguera une part de son adresse, la douleur se propagera
– grossesse naturelle du discours. Pourquoi ta peau est aussi fine et blanche que l’enveloppe des mots ? Tu repousses les amoncellements théoriques, les constructions brillantes ou attrayantes. Pourtant on nous dessine de belles formules, on nous démonte des procédés bizarres : ensemble nous allons vers le spacieux lac de l’indécision, dans le bain des joyeuses particules, au-devant des rencontres décevantes
– déduire pour les bienheureux
– réduire pour les malheureux,
– signes déduits, attente de l’entente, passage à vide ou précipité, les anneaux de la chaîne se resserrent, de la teinte provisoire au portrait définitif, de la naissance à l’agonie, des flaques au déluge, de la table de multiplication à l’axiomatique, des fresques et des révolutions, une silhouette, une personne âgée, une virgule insignifiante, un rire retenu, une syllabe en trop et c’est le drame
– la malchance, la médiocrité, les consonnes dures contre les voyelles molles, les batailles rangées, l’ennemi encerclé gagne toujours, la résistance de l’essentiel noyau, la dernière carapace, le grain de folie, le germe vital, l’association peu sociale, camaraderie et assassinat, réduisons les heures de sommeil, la communication sexuelle sans palabres, les corps d’élite, la sainteté et l’espace réduits,
– et séduire ?
– séduire. »

Elle souhaitait qu’il dise quelque chose, qu’il joue, qu’une nouveauté folle ou lyrique soit suggérée. Elle comprenait mais n’était pas à son aise. Jamais il ne raconterait son passé ; eux-mêmes vivraient uniquement ce qui ne s’écrit pas. Il ne pensait pas à elle, il l’absorbait au fur et à mesure. Il avait à l’amuser, à l’ennuyer. Ils ne s’observeraient pas, ils ne se tranquilliseraient pas. Pour le moment, ils étaient là, le corps dans le corps. Main humaine, odeur de transpiration. Poursuite indéfinie du plaisir, retour éternel de la beauté. S’échappaient le vocabulaire traditionnel, les énumérations, les interruptions, la science du récit. Réponses neutres ou fulgurantes. Sécheresse de l’effusion. Les membres agissaient, le verbe s’effaçait. Exotisme des noms. Harmonie ou mécanique céleste. Ils arpentaient une région indésirable. Ils s’entendraient et seraient à peine entendus. En vue de lier les atrocités et la paix ; plutôt pour ligoter la vie. Les alliés ne viendraient pas à leur secours. Les risques pris, les instants consumés, ils ne fabriqueraient plus une jetée, ils avanceraient dans le sentier poudreux de l’obscurité. S’interpeller. Avoir déjà dormi, se réveiller. Les caresses du bercement. Père et mère oubliés. Profondeur sans largeur ni longueur, figure sans mouvement. Horizon en place, ligne de départ ou de fuite. Ils n’étaient pas toujours ici, puisqu’il leur arrivait de dormir. Ils attendaient, comme l’amoureux devant la pendule. Elle perdit patience : elle emprisonnerait ce corps masculin qui avouerait l’indicible secret ; elle déroberait à son regard l’ouverture de son sexe ; elle ne s’insurgerait pas car il comparerait l’incendie allumé au calme plat.

« Tu es pleine comme la matière. La chair entière se soulève, respire, s’arrondit. Lèvres partout. Impression d’immensité. Je cours sur ta peau chaude – parfum soyeux. Je m’étends. Je touche à l’obsédante chair. Peau charnelle, mélange lisse et agressif. Corps inarticulé où je m’enfonce, résistant et souple contre lequel je me colle, vibrant comme un muscle, violent
– lèvres violettes qui m’aspirent, ossements de la tête et des épaules ; amour de la mort, bûche brûlante comme décor romantique, crypte où les dalles se relèvent, nature verte des arbres de la nuit, ton squelette ton cadavre ta peau tes habits et tes élégants désirs,
– épidermes blanc et brun frottés, je fais l’amour avec un corps en décomposition, avec des cendres
– j’embrasse la salive, la langue, les bras et le sexe qui remuent en moi,
– nous pensons à la mort et nous l’écartons, nous pleurons de joie
– de plaisir uniquement
– uniquement de plaisir
– tu m’écrases
– je regarde tes yeux gigantesques et fous, tu me demandes
– je te donne, ta main seule me prend, occupe la surface de la terre, cinq longs doigts me projettent dans le vide, une paume et cinq sexes me secouent,
– la bouche est comme la peau, les nervures, les champs où l’on dort, les hurlements près d’une cascade, la langue est une branche qui me fouette
– la passion du corps,
– corps de nature que tu promènes, qui me frôle, me happe, que j’assaille, nature généreuse dans le corps féminin, resplendissante Nature, corps de lumière et de sang, fraîcheur extatique, tu m’offres un corps, nous nous délions, nous nous délivrons, nous répétons des gestes, des promesses délicieuses, des silences, des halètements. Notre épuisement, nos empreintes,
– je me sens clouée, tu m’enveloppes, cela tourbillonne, je brûle malgré l’eau que tu déverses, ton visage que je vois les yeux fermés. L’image de nos corps. »

Ils faisaient encore l’amour. En délire, assoiffés. Les meubles marrons, les tentures lourdes, les fenêtres hautes ; la pluie, les éclairs ; le tic-tac des montres ; le bleuté de la nuit sans lune ; le lit aussi spacieux qu’un champ de coquelicots ; une atmosphère à réveiller les diverses espèces naturelles ; la mort, l’orage, la solidité, l’odeur de la terre ; un vent chaud ; ils s’exaltaient jusqu’à meurtrir leur chair ; chacun suppliait l’autre pour que cesse le supplice. Les corps tremblaient de fatigue. Ils étaient immobiles, froissés comme les draps.

« La puissance de l’image ressemble à l’antique pouvoir de Dieu sur la Nature. Maintenant que Dieu n’existe plus, que la Nature est en morceaux, l’image détient la force. L’homme, qui n’est presque rien, s’attribue les vertus de l’image ; en fait, l’image se joue de lui ; elle l’habite : de temps à autre il s’en sert, en parle, la regarde, la reproduit, est ébloui. Triste image vivante d’un Dieu mort, corps humain et mortel possédé par l’image. Ne sommes-nous que des images de la mort ? Faire l’amour, si proches de la mort. Vie racontée par les peintures de la mort. Je crois que le corps est une image. À toi, mon adorée, je dis que tu es mon image, que tu es un corps. Je ne le dis pas seulement, je palpe la chair de ton corps, je pose la main sur ton image. Tes cils et tes paupières, des spectres. Corps-image, je te défends de disparaître. Ô femme, assise, nue, tu es une image malgré ton corps. Nous faisons l’amour dans l’image, dans la mort. Image mortelle. Image vivante de la mort, mort imagée de la vie. Mais l’image chasse l’image. Corps après corps, corps après corps. Une image aime-t-elle un corps ? Y a-t-il un sentiment ? Est-il du côté du corps ? Comment s’ajoute-t-il aux images ? M’écoutes-tu ?
– Pourquoi m’accabler, moi qui commence à peine à te connaître ? Pourquoi souffrirais-je ? Comme toi, je crois, je dis que j’aime ce corps, cette image. Amour comme une image, corps comme la mort. Embrasse-moi. »

Prévoir une histoire et s’arrêter. Résumer le déjà vu. Surgit l’imprévu plus sec, plus froid, plus vide que la méditation. Oublier le récit, réchauffer les plats. Répéter la différence, s’arracher à l’indifférence. Images publicitaires sans verbes, regard actif et tenace. Images de substances associées par la vue. Enveloppes transparentes et fines, couleurs neutres ou vives. Affiches à point nommé. Miroirs mobiles de signes figés. Style agressif malgré la fixité, la matérialité. On jette un coup d’œil, on saisit au vol. Lettres plates, absence de ponctuation qui accrochent. Plages creusées dans le papier. Signaux noirs gravés dans la mémoire. Indifférence à la poésie de l’enfance, rappel de plaisirs ancrés dans l’esprit et le corps. Il déchiffrait dans un coin de peau les inscriptions d’un duel époustouflant, il reconstituait les faits divers et le feuilleton d’un journal. Elle démêlait un minuscule carré de poils, autant de personnages de haute lignée. Les informations pleuvaient, ils se reposaient. Ils ne pensaient plus à rien. Alors, se produisit le drame.

 

Hallucination ou mise en scène cinématographique ? Sur le mur blanc, une ébauche. Une sensation de consistance. Avoir peur d’une épaisseur, d’une irruption ; se serrer l’un contre l’autre ; l’épouvante ; aucun bruit, une apparition ; dans une ville, la Nature absente : la pluie ne cingle plus la couche d’humus, l’orage ne mugit plus, les arbres ne ploient pas, les herbes ne dérobent pas aux éléments déchaînés les insectes et les larves ; dans la chambre, une densité s’est détachée du mur : un corps, une image, un mixte, une créature horrible ? une forme voilée et éclatante, translucide et ténébreuse, ramassée et étirée paraît danser sur place. Comment se meut un corps-image ? Pourquoi est-il venu ? Quant à elle, dans la course de ses yeux, une frayeur, un réconfort vague. Comme un aveugle, il tâte un corps ; il vit avec elle, avec une seconde chose. Or, la troisième chose se dilate, se raréfie. La troisième s’enflamme. La troisième se trouve là, par hasard. Plus tard, elle se vantera : j’existais dans leur crâne, je m’y suis glissé, j’ai dansé, j’ai gigoté. La troisième, belle et laide est un corps, un souffle, un blanc ; gonflée de vide, la troisième se moque des deux; tyrannique et cruelle ; rouge et orangée ; revêtue de plusieurs manteaux, de chemises, la troisième remue comme un bébé ; elle a les jambes croisées, les mains crispées sur les cuisses, le menton rentré et ses doigts sautillent comme des vers. Le pantin est une mécanique, mais la troisième, repliée sur elle-même, souriante, grince des dents. Est-ce une femme, un homme ? La troisième est apparue calmement, sur le mur.

« La troisième n’est pas une image, mon adorée. Regarde sur l’affiche l’étincelante brune : la sexualité est peinte sur ses lèvres. La troisième n’est pas un corps ; elle n’a pas de démarche.
– Je recule devant elle ; cette chair sans os, ces yeux sans âme, cette irruption sans paroles ; une douleur, une solitude. Qu’elle s’en aille !
– Veux-tu de moi ?
– Non, pas maintenant. »

Susciter le rire. Ne pas prendre garde aux troisièmes, aux formes indécises, aux mélanges. Rencontrer quatre ou cinq personnes d’affilée, éprouver avec chacune un même trouble, une même aisance. Interpréter l’une par l’autre, le tout par la succession des parties, la première par la dernière. Réussir au début et à la fin, avoir des ennuis au milieu. Échouer presque partout, ne pas perdre espoir. Le drame ou l’amusement de la troisième ? Le déclic ou l’amorce ? La différence ou l’indifférence ? Probable répétition d’un événement passé et futur. Avenues larges et désertes. Glissement de sentiments, affaissement de terrains. Un mot pour une existence, un slogan pour un pays, une marque pour un produit de grande consommation. Ils étaient en train d’évoquer des fantômes, ils passaient en revue les manières de revenir à la vie. Ils dénombraient les ossements, les pierres de taille, les bijoux, les papiers soigneusement conservés. Ils épuisaient la question. Mais y avait-il seulement un problème ? Après l’émulation, le découragement, et pas une seule pensée pour l’humour. Ils se dissimulaient mal leur silence. Aux antipodes de l’obsession. Pour qui la torture ? Ils avaient échappé au drame. Mais un amour imprécis pouvait brouiller les cartes. Ils savaient ne pas systématiser. Ils n’avaient pas de point d’appui ; ils se dévisageaient. Demain, la reconnaîtrait-il ? L’écouterait-elle ? Fusion délicate et timide. Distance jamais franchie. Leur échappait ce qui les rapprochait : intimité démentie par tous, accentuée par eux. Discourir comme on prononce une oraison. Remuer l’auditoire par l’harmonie et la douceur. Exalter pour être approuvé. Ils connaissaient les obstacles et tombaient dans les pièges. Ils appréciaient la vie et dépréciaient leur aventure. Thésauriser le langage, encaisser les coups. Abstraitement, ils étaient semblables aux autres individus. L’amour apparu ou disparu ? Peu importe ! La troisième n’était pas une énigme. Fugace et belle. Ils s’enlaçaient : elle était épuisée, il était aussi blanc que le silence. Ils venaient de passer quelques heures ensemble.

Georges Sebbag

Références

« Séduire », L’Archibras, n° 2, octobre 1967. Traduit en anglais (USA) in The Custom-House of Desire, A Half-Century of Surrealist Stories, translated with an Introduction by J. H. Matthews, University of California Press, Berkeley Los Angeles, London.