Numance et la guerre d’Espagne

1-NumanceLa pièce de Cervantès Numance est représentée au théâtre Antoine du 22 avril au 6 mai 1937 dans une adaptation scénique de Jean-Louis Barrault, avec des décors et costumes d’André Masson et avec pour conseillers musicaux Charles Wolff et Alejo Carpentier. La décision de monter Numance est antérieure au déclenchement de la guerre civile. Mais, en dépit de cette antériorité, les journaux opèrent souvent un rapprochement entre le siège de Numance et la guerre d’Espagne. Dès le 17 avril 1937, Jeanine Delpech des Nouvelles littéraires aborde le spectacle de manière exemplaire : « Avec l’argent que ses films lui ont rapporté, Jean-Louis Barrault va présenter au théâtre Antoine, Numance, de Cervantès. Il y a plus d’un an qu’il a lu ce drame d’une ville assiégée, et ce n’est pas son caractère d’actualité qui l’a séduit, mais son âpre et éternelle grandeur. […] Ces citoyens qui défendent leur liberté menacée par des généraux habiles, ces hommes mal équipés, affamés, résistant avec un désespoir farouche à une armée aidée par toutes les ressources de la Rome impériale, cette Espagne Tragique qui a inspiré à Masson des décors dépouillés et hallucinants… Comment ne pas évoquer Madrid et la guerre d’aujourd’hui ? » Le 23 avril 1937, c’est au tour de Paris-Soir : « Il y a des lieux prédestinés où se livreront toujours des batailles. […] Jean-Louis Barrault prit la décision de remettre en scène la Numance de Cervantès, bien avant que la guerre civile ensanglantât l’Espagne. » Le 26 avril, prenant un peu de hauteur et se situant à l’époque napoléonienne, Robert Kemp, le chroniqueur du Temps, juge pour sa part inévitable la représentation de Numance dans des périodes troublées : « Il est remarquable que les périodes de célébrité de Numance coïncident avec de certains états politiques. Ces Allemands dont je parlais, et Fichte surtout, avaient une bonne raison d’aimer Numance […] La coïncidence se reproduit ; ou l’on voudrait la reproduire… Je sais bien que le projet de monter Numance remonte, dit-on, à plus d’un an… Quelle rencontre ! »

Il est intéressant de noter que l’idée de représenter Numance revient sans doute au trio Barrault-Masson-Bataille, puisqu’en mai 1936 André Masson, dans une lettre à Bataille, tout en se réjouissant du dialogue entamé entre Barrault et Bataille, évoque deux pièces de Cervantès, Le Ruffian bienheureux et Le Siège de Numance : « Très content que tu te sois entretenu avec Barrault. La pièce de Cervantès : le ruffian devenu moine est une des plus étonnantes que je connaisse. Avec “Numancia” ce sont sûrement les deux meilleures de Cervantès[1]. » Masson, qui avait lu et apprécié Le Siège de Numance dès 1934, sera chargé des décors en décembre 1936. Et la pièce sera montée, en cinq semaines exactement, du jeudi 18 mars au jeudi 22 avril, date de la générale.

L’accueil de la presse est impressionnant : Le Matin, L’Information, Le Jour, L’Écho de Paris, Marianne, La Lumière et surtout les nombreux journaux qui, comme nous le verrons, ne manquent pas d’établir un parallèle entre Numance et la guerre d’Espagne. Une déclaration de Jean-Louis Barrault, recueillie dans Le Figaro-Théâtre du 20 avril insiste sur la familiarité de Masson avec l’Espagne : « André Masson qui a vécu en Espagne et assisté aux débuts de la guerre, a su rendre, par ses décors, cette flamme et cette passion aux vives couleurs dont est faite toute vie espagnole. » Le 24 avril, dans son article de L’Ordre, Léon Treich en évoquant les réactions du public soulève en fait la question de la récupération politique : « Une partie de la salle a fait à cette vieille tragédie, si actuelle, un accueil enthousiaste où la dramaturgie n’avait pas grand-chose à voir. Il serait déplorable cependant que le très bel… effort fait par Jean-Louis Barrault et ses jeunes camarades ne fût pas loué et applaudi pour lui-même, pour lui seul. » Le même jour, dans Paris-Soir, Pierre Audiat juge que le metteur en scène de Numance s’est heureusement abstenu de toute récupération politique : « Rendons grâces à Jean-Louis Barrault : il n’a point maquillé Cervantès pour le faire intervenir dans la guerre d’Espagne. » Néanmoins, jour après jour, la presse martèlera l’idée que la guerre d’Espagne actualise Numance. Dans L’Intransigeant du 25 avril, Lucien Descaves n’oublie pas d’y ajouter le puissant témoignage des tableaux de Goya : « C’est une vision atroce de la guerre et de ses horreurs, plus schématique toutefois que les planches sans rivales de Goya […] Et cependant le même spectacle ne nous est-il pas donné encore aujourd’hui par l’Espagne, dans l’état pitoyable où nous la voyons ? C’est à croire qu’il y aura éternellement des morts à retuer, ceux de toutes les guerres passées, rappelés à la vie pour mourir une fois de plus. » Le lendemain 26 avril, la presse qui a admis l’actualité de Numance commence à afficher ses divisions politiques. Charles Méré d’Excelsior adopte une position neutre : « Mais Numance offre aujourd’hui un spécial intérêt. Je conseille à tous ceux que les horreurs de la guerre civile d’Espagne désolent ou stupéfient, d’aller voir la pièce de Cervantès. C’est un extraordinaire document sur l’âme espagnole. Et les terrifiantes péripéties du siège de Numance […] nous aident à mieux comprendre le siège prolongé de Madrid — et autres villes — en 1937. » Paris-Midi mêle habilement la critique théâtrale et les sous-entendus politiques : « Si ce spectacle nous venait de Moscou, il serait acclamé chaque soir. Au reste il l’a été à la générale. Mais il faut avouer qu’il paraît long et qu’il piétine. Il laisse une impression dure et monotone. » Émile Mas qui dans Le Petit Bleu émet un jugement sévère le fait probablement pour des raisons politiques : « Une mise en scène, sans doute originale et pittoresque, transforme l’angoissante tragédie de Cervantès en spectacle de music-hall. » À l’opposé, Magdeleine Paz du Populaire soutient de toutes ses forces Jean-Louis Barrault. Mais tout en identifiant les républicains espagnols et les Numantins, elle prend soin de ne pas faire de Numance une pièce de propagande : « On voit, malgré les siècles, le poignant rapprochement qui s’impose entre la résistance actuelle des républicains espagnols et celle des Numantins combattant pour la liberté. On songe, aussi, que la tentation était grande d’accentuer le parallèle et de verser dans la pièce de propagande. Jean-Louis Barrault n’y est point tombé. Ce n’est pas là son moindre mérite. » Le 30 avril, l’actualité de Numance est à nouveau soulignée par Edmond Sée de L’Œuvre : « Un tel drame spécifiquement espagnol, et dégageant, vous le voyez, une amère, cruelle saveur d’actualité, méritait bien de nous être révélé. » Le 1er mai, Maurice Martin du Gard salue dans Les Nouvelles littéraires le double drame, de la liberté et de l’Espagne : « Chaque soir, au Nouveau Théâtre Antoine, se presse un public ardent et sympathique, afin d’entendre le chant tragique qui s’élève de Numance. […] et déjà les Numantins crient : Vive la mort ! en s’élançant vers un absolu qui nous est encore, à nous, insaisissable. » L’Illustration du même jour insiste sur l’inévitable accueil politique de la pièce : « Il est probable que M. Jean-Louis Barrault, un de nos plus sympathiques auteurs, n’aurait pas eu l’idée de l’adapter à la scène française si l’actualité politique, une troisième fois, ne l’y avait incité. L’histoire a ainsi des retours imprévus. Les spectateurs, qui, il y a un an encore, auraient sans doute accueilli avec un respectueux ennui les tirades enflammées débitées par des personnages allégoriques […] ont applaudi les allusions qu’ils croyaient découvrir dans la lutte engagée entre le général romain et de farouches républicains. » Dans Candide du 6 mai 1937, Lucien Dubech déplore ouvertement la récupération politique de Numance par la gauche et s’efforce de montrer que, résistance pour résistance, on pourrait aussi identifier aux Numantins les Cadets de Tolède assiégés par les républicains : « Numance nous revient aujourd’hui présenté par une troupe “de gauche”. Car nous avons un Théâtre de gauche, et M. Jean-Louis Barrault, qui anime le spectacle du Théâtre Antoine, est ce que feu Paul Souday eût appelé un homme de “gôche”. Sans préjuger, on peut toujours se demander ce que Numance vient faire à gauche. Pour démontrer que les Espagnols résistent bien, sans doute ; mais cette constatation n’est pas moins opportune quand on l’applique aux Cadets de Tolède. C’est peut-être pour viser à travers Scipion M. Mussolini, qui est allé en Libye, mais qui n’a pas encore pris Carthage. En tout cas, il est certain que les défenseurs de Numance mouraient pour le pain, la paix et la liberté. » En citant Saragosse, et en remontant ainsi aux guerres napoléoniennes, Robert Mérac, dans Gringoire du 7 mai, entend ne pas se limiter à l’actualité de la guerre civile : « Les enfants de la forte Espagne ont donné depuis leur mesure. Numance s’est appelée Gérone, Saragosse ou Tolède et les successeurs de Scipion l’Africain se sont brisé les dents sur les pierres ardentes de ses sierras. »

En somme, si l’essentiel du public qui se bouscule aux représentations de Numance identifie les Numantins aux seuls Républicains, il n’en est pas de même d’une partie de la presse qui récuse toute récupération politique. D’un côté, dès le 23 avril 1937, José Enrubia, au nom du Frente de la Juventud, félicite le camarade Jean-Louis Barrault pour son talent théâtral et son engagement politique : « Il faut aussi avoir un grand courage pour rompre une lance pour l’indépendance espagnole en ces moments où tant d’intérêts se sont unis dans la lutte contre notre pays. » Le 29 avril, Tristan Tzara, au nom du Comité pour la défense de la culture espagnole, envoie un message analogue au camarade et ami Jean-Louis Barrault : « Nous vous prions de croire, ainsi qu’André Masson, à notre entière sympathie et vous pouvez compter sur notre appui dans tout ce que vous faites pour le peuple espagnol. » D’un autre côté, certains journaux ou périodiques adoptent une position plus circonspecte, comme Dionysos d’avril 1937 qui découvre Numance dans chacune des deux Espagnes ravagées par la guerre civile : « L’écrivain patriote n’a certainement pas embelli outre mesure le caractère valeureux de ses ancêtres : il suffit pour s’en convaincre de voir comment, en 1936 ceux de Tolède se sont défendus contre ceux de Madrid, et, en 1937, ceux de Madrid contre les autres. Ainsi Numance était de nouveau d’actualité : c’est ce qu’a compris l’intelligente troupe du théâtre Antoine. » Paul Fuchs renchérit dans Le Crapouillot de juin 1937 : « Aujourd’hui encore, les uns peuvent mettre Tolède ou Madrid à la place de Numance… […] Loué soit-il d’avoir tiré de l’oubli une œuvre puissante et qui est aujourd’hui, hélas, d’actualité ! »

Quand Michel Leiris qui a assisté à la générale de Numance écrit le 26 avril 1937 à Barrault, il omet totalement la référence politique. Jugeant le spectacle admirable, il insiste sur « la déconcertante aisance avec laquelle le surnaturel a pris pied sur scène ». Il cite en particulier « la fantastique scène de nécromancie », celle où le sorcier Marquino qui réveillant un cadavre en l’arrosant et le fustigeant apprend de sa bouche le destin de Numance. Il trouve aussi prodigieux que Barrault ait pu « donner vie à un fleuve [le Douro] au point qu’il paraisse simple de l’entendre parler. » Grâce au metteur en scène, l’acteur « anime les choses, donne un corps à la mythologie[2] ». Leiris n’est pas très éloigné de son homonyme Leyris qui dans La Nouvelle Revue française de juin 1937 ne s’attarde pas sur l’actualité politique. Pierre Leyris, après avoir remercié Jean-Louis Barrault d’avoir représenté Numance pour la première fois en France, résume le poème dramatique : « Un fossé creusé par les Romains empêche les Numantins affamés de combattre : ils s’entretuent plutôt que de se rendre ; le dernier survivant, dédaignant la liberté que le vainqueur lui offre, se précipite du haut d’une tour aux pieds de Scipion. Les destins individuels qui jouent dans ce drame collectif n’existent, brièvement, qu’à la manière de signes. » Puis il impute à André Masson la seule vérité de Numance, à savoir sa dimension mythique : « Par l’immense paysage torride hérissé de monolithes éloquents qui forme le fond immuable du décor, par les deux totems affrontés — la Tête de Taureau surmontée d’un crâne humain et le Faisceau de Rome —, par les costumes qui définissent, en même temps qu’ils les revêtent, Numantins, Romains et personnages symboliques, Masson a merveilleusement servi et commenté l’action qui se trouve placée dans son vrai milieu mythique. Et rien de plus propice aux nécessités du drame que cette muraille mue par les acteurs mêmes, qui s’ouvre et se referme selon que nous sommes dans la ville ou hors de la ville. » C’est exactement dans cet esprit que Georges Bataille analysera longuement la représentation de Numance dans Acéphale de juillet 1937. Rejetant toute récupération politique, il louera Masson d’avoir touché au mythique et atteint au tragique[3].

Le 26 avril 1937, l’emblème de Numance, la tête de taureau enserrant un crâne dans ses cornes, n’avait pas échappé à Robert Kemp, qui notait dans son feuilleton du Temps : « […] en pivotant, la muraille nous ouvre à l’intérieur de Numance. Une tête de taureau, totem de l’Espagne, est dressée sur un socle. » C’est cet emblème qui illustre la « Chronique nietzschéenne » de Bataille dans Acéphale de juillet 1937. C’est aussi cet emblème qu’adoptera la Compagnie Renaud-Barrault lors de sa fondation en octobre 1946. Il est vrai qu’à cette date la Compagnie crée Hamlet au théâtre Marigny avec des décors et costumes d’André Masson. C’est la suite logique de la collaboration Masson-Barrault d’avril 1937 pour Numance et d’avril 1939 pour La Faim d’après Knut Hamsun. Le couple Masson-Barrault se retrouvera en 1959 pour Tête d’Or de Claudel[4], en 1963 pour Wozzeck d’Alban Berg, et en 1965, au moment où Masson réalise le nouveau plafond de l’Odéon-Théâtre de France, une nouvelle et ultime fois pour Numance de Cervantès.

Georges Sebbag

 

 Notes

[1] André Masson, Les Années surréalistes, Correspondance 1916-1942, éd. établie par F. Levaillant, 1990, p. 322

[2] Les lettres de Leiris, Onrubia et Tzara sont recueillies dans les Cahiers Renaud-Barrault n° 51 de novembre 1965.

[3] Si pour Georges Bataille « Numance ! Iiberté ! » est le cri de guerre des assiégés désespérés, ce cri de détresse n’équivaut surtout pas à un slogan politique. Ayant emprunté à la B.N. une traduction de Cervantès, il aura pu apprécier le passage où une femme de Numance, après avoir clamé que les enfants de Numance étaient nés libres par leurs pères et avaient été élevés dans la liberté par leurs mères, apostrophe les remparts de la ville. Cervantès consacre six vers à cette adresse aux remparts : « Oh, muros de esta cuidad ! / Si podeis hablar, decid, / y mil veces repetid : / “ Numantinos, libertad / los templos, las casas vuestras, / levantadas en concordia ! ” » On voit mal les anarchistes espagnols communier dans la liberté du culte et la défense de la patrie.

[4] Paul Claudel est vite devenu l’auteur fétiche du comédien et metteur en scène Jean-Louis Barrault. En mai 1937, à l’issue des représentations de Numance, Barrault rencontre Claudel. Curieusement, Paul Claudel, le farouche partisan des nationalistes espagnols, a été un spectateur assidu de Numance.

 

Références

« Numance et la guerre d’Espagne », inédit en français, est traduit en espagnol dans le catalogue El surrealismo y la guerra civil española, sous la direction d’Emmanuel Guigon, Musée de Teruel, octobre-décembre 1998.