Le surréalisme est-il soluble dans la démocratie ?

 

Couverture Traiettorie della modernita

 

En octobre 1924, paraît le Manifeste du surréalisme suivi de Poisson soluble. Deux mois plus tard, le premier numéro de La Révolution surréaliste agrémente la proclamation : « Nous sommes à la veille d’une RÉVOLUTION » d’un dessin de poisson baptisé « SURRÉALISME ». Ce même numéro s’ouvre aussi sur le lancement d’une enquête : « Le suicide est-il une solution ? » Que signifie alors la notion de révolution surréaliste ? Le titre de la revue est à lui seul tout un programme. Il implique déjà que le surréalisme est par définition révolutionnaire tandis que la révolution politique n’est qu’accidentellement surréaliste. Ou si l’on préfère : la révolution est soluble dans le surréalisme mais le surréalisme n’est pas soluble dans la révolution. Le surréalisme, de préférence au suicide, est une solution. Le surréalisme, tel un poisson soluble, est une solution dans les trois sens du mot solution : au sens logique de résolution d’un problème, au sens conjonctif de dissolution d’une substance, et au sens disjonctif de rupture, signification caractéristique de l’expression « solution de continuité ». Ce dernier sens de rupture ou de hiatus, familier à Breton, a par exemple été épinglé par Victor Hugo dans Les Misérables : « Une révolution qu’est-ce que cela prouve ? Que Dieu est à court, il fait un coup d’État, parce qu’il y a une solution de continuité entre le présent et l’avenir, et parce que, lui, Dieu, il n’a pas pu joindre les deux bouts. »

La révolution surréaliste est donc la solution logique, conjonctive et disjonctive propre à un poisson soluble. Ou pour reprendre la glose de Michel Leiris d’avril 1925 : « Révolution — solution de toute rêve. » En tout cas, la thèse du primat de l’acte poétique surréaliste sur le réalisme politique révolutionnaire ne se démentira jamais, y compris à l’époque du Surréalisme au service de la Révolution, où Breton et ses amis porteront comme une croix un titre destiné à l’origine à aguicher le parti communiste et Moscou et à embarrasser les anciens surréalistes proches de Documents. Il reste que le contenu du Surréalisme ASDLR ne souffre pas d’équivoque. Il suffit de remarquer que la ligne politique d’Aragon est contrecarrée et que la parole est donnée à l’iconoclaste Salvador Dalí.

Reprenons le postulat qui sous-tend la révolution surréaliste : « la révolution est soluble dans le surréalisme, le surréalisme n’est pas soluble dans la révolution », et soumettons-le à l’épreuve des faits. La proposition affirmative « la révolution est soluble dans le surréalisme » est indécidable, car tout au long de l’histoire du surréalisme, à l’exception des journées de mai 1968, sur lesquelles nous reviendrons, aucune révolution n’a éclaté, ni en France, ni en Espagne, ni en URSS, le soi-disant pays de la révolution. En revanche, on peut accorder un certain crédit à la proposition négative : « le surréalisme n’est pas soluble dans la révolution », si par révolution on entend l’avant-garde révolutionnaire, communiste ou gauchiste. La principale leçon des surréalistes en matière politique est celle d’une défiance systématique vis-à-vis des partis ou groupuscules révolutionnaires. Remarquons que cette leçon ne sera pas entendue par les intellectuels et les artistes après la Libération, comme en témoignent Jean-Paul Sartre avec sa théorie de l’engagement ou même les surréalistes-révolutionnaires, agrippés à la bouée communiste.

Situons-nous en 2001. Le surréalisme a disparu, la révolution n’est plus d’actualité. Par contre, la démocratie fleurit et refleurit. Sans vouloir trop réveiller les mânes des surréalistes, disons que s’il y avait une nouvelle question surréaliste, elle se formulerait ainsi aujourd’hui : « le surréalisme est-il soluble dans la démocratie ? »

Avant d’essayer de répondre, entendons-nous sur les mots et clarifions certains repères. D’abord, il faudrait dire dada-surréalisme plutôt que surréalisme, car la négation Dada n’a jamais été oubliée. Le moment Dada a été surmonté ou sublimé. Voyons ensuite les dates. Le dada-surréalisme démarre avec la mort subite d’Apollinaire et s’achève avec la révolte spontanée et éphémère de mai 1968. Il dure un demi-siècle. Il ne sort pas tout armé des tranchées de la Grande Guerre, comme on le raconte souvent. Il surgit lors d’un curieux passage de flambeau. Tout commence quand s’ouvre la succession d’Apollinaire qui n’échoit, contre toute attente, ni à Max Jacob, ni à Reverdy, ni à Albert-Birot, ni à Cendrars mais au trio Aragon-Breton-Soupault. Alors qu’Apollinaire a inventé le mot « surréalisme », ses successeurs expérimenteront un nouvel « esprit nouveau » en substituant le hasard objectif à l’esthétique de la surprise. Toutefois il y a de l’assassinat dans l’air quand disparaît Apollinaire. Comme Platon à l’égard de Parménide, Breton commet un parricide. Il assassine le poète et lui dérobe le secret de la poésie ainsi que le révèlent les phrases troublantes et tremblantes sur l’enchanteur pourrissant parues en octobre 1918 dans la revue genevoise L’Éventail.

Et tout finit peu après mai 1968. Les membres du groupe surréaliste se sépareront sur le constat joyeux et amer qu’une prise de parole généralisée ou une contestation sans meneurs ni mot d’ordre sont du domaine du possible mais qu’un tel futur contingent n’est ni prévisible ni durable. Ainsi toute l’épopée dada-surréaliste n’aura été qu’un long détour.

Les dada-surréalistes ne forment pas une avant-garde révolutionnaire soucieuse de guider les masses. D’ailleurs, le public peut être provoqué, comme dans la phase Dada, ou être empêché d’entrer, comme dans la période d’occultation du surréalisme. Le dada-surréalisme, avant d’être une rencontre, somme toute problématique, avec le public, est la découverte d’une identité collective. Et c’est de l’association libre et hasardée d’individualités fortes que peut naître un esprit ou un groupe dada-surréaliste.

Il faudrait appeler « collagisme » la forme et la pratique de l’identité collective dans le dada-surréalisme. Le collagisme, dont la lettre-collage représente une forme externe, s’accomplit aussi à l’intérieur de soi, par introjection ou incorporation d’une seconde, d’une troisième, voire d’une quatrième identité. C’est ainsi que peut se constituer, par un processus d’agglomération interne et d’agglutination externe, un duo, un trio, un quatuor, voire un quintette dada-surréaliste. On ne comprendrait rien à l’amitié et à la furie propres au groupe dada-surréaliste si on ne décelait pas chez chaque participant la faculté de s’agréger des êtres chers, morts ou vifs. Nous ne sommes pas loin de la possession chamanique. Le dada-surréaliste est un être à deux têtes, à trois têtes, à dix têtes, à cent têtes. Breton fera l’aveu, dans le Manifeste du surréalisme, de son collage passionnel avec Vaché : « »Vaché est surréaliste en moi. »

Il y a trois sens du mot collage. Premier sens, le plus connu : le collage spatial. C’est le sens formel du collage. Partant d’éléments disparates, on aboutit à une contiguïté artificielle. Deuxième sens, plus argotique : le collage passionnel. C’est le sens intuitif et collectif du collage, c’est l’union libre des corps, l’association libre des esprits, le désir amoureux avec toutes ses variantes fouriéristes. Troisième sens, plus poétique, existentiel et historique : le collage temporel. C’est la survenue des coïncidences. À un moment donné, des micro-événements viennent s’ajuster les uns aux autres, comme s’ils contredisaient le cours habituel des choses. Ainsi se produit une contiguïté de faits inattendus, que les surréalistes nomment « hasard objectif », et qu’on pourrait appeler « magnétisation des durées ou collage des âges ».

Pour nous, qu’est-ce que la démocratie ? Ce n’est déjà plus l’idée du partage d’une vie frugale dans une petite république vertueuse. Ce n’est déjà plus la conquête par chacun de sa propre subjectivité en période de sortie de religion. Ce n’est déjà plus, via l’économie de marché, des quantités de biens et de services mis à la portée du plus grand nombre. Ce n’est déjà plus la passion mouvementée de l’égalité et de la liberté, vu que le droit moderne se charge de détailler ces deux principes, sur lesquels il est fondé. Qu’est donc la démocratie, pour nous, aujourd’hui ? C’est avant tout la coexistence des individus au sein du grand nombre. La démographie gouverne la démocratie. Chaque individu ne peut qu’enregistrer l’étendue de ses semblables. Le collégien faisant la queue à la cantine, l’élève de terminale venant gonfler les cohortes de bacheliers, l’automobiliste respectant les distances de sécurité, le client patientant à la caisse d’une grande surface, le vacancier occupant deux mètres carrés sur une plage, le malade avisé prenant rendez-vous auprès d’un spécialiste, le navigateur sur internet, le téléspectateur rivé à son petit écran, chacun de ces individus a beau avoir le sentiment d’être seul ou d’appartenir à une foule solitaire, il s’inscrit dans l’horizon démocratique du grand nombre ou du public universel.

Aujourd’hui la vie politique paraît éteinte en démocratie. Les citoyens sont dépolitisés, les élites politiques se sont volatilisées. Peu importe qui est élu, le gouvernement représentatif avance inexorablement sur des rails et roule pour tous. Rétrospectivement, on peut se demander si au cours de la période dada-surréaliste l’idée de révolution n’a pas nourri la démocratie en agitant les esprits et en animant le débat politique. Car depuis que les régimes totalitaires ont été condamnés et les idées extrêmes discréditées, l’idéologie est devenu objet d’allergie, les repères droite/gauche se sont brouillés, la politique s’est vidée de tout contenu. Au fond, en 2001, la démocratie ne se réduit plus au politique, dont le dispositif est verrouillé sinon rouillé. Dès lors, et compte tenu de notre postulat de départ : « la révolution est soluble dans le surréalisme et non l’inverse », nous pouvons avancer deux nouvelles formules : « le communisme est soluble dans le capitalisme et non l’inverse » , « la politique est soluble dans la démocratie et non l’inverse ».

D’ailleurs les prémices de la dépolitisation actuelle sont perceptibles chez les surréalistes de 1935, et de façon plus nette encore, dans le groupe Acéphale de 1936. Certes, bretoniens et batailliens se moquaient royalement du parlement ou du suffrage universel. Mais c’est la guerre d’Espagne qui a servi de révélateur. L’antifascisme des communistes est apparu alors comme une sinistre plaisanterie. Breton a pris conscience de l’impossible alliance entre anarchistes et communistes. Et quand Bataille a rendu compte de la pièce Numance de Cervantès, adaptée par Jean-Louis Barrault, avec des décors et des costumes d’André Masson, il a refusé d’identifier Numantins et Républicains espagnols, car à ses yeux la communauté sans chef des Numantins représentait la communauté acéphale qu’il était en train de fonder. La société secrète Acéphale, avec son rejet des idéologies politiques et son apolitisme exacerbé, marchait à rebours de Contre-Attaque. En novembre 1936, selon les termes mêmes du Journal intérieur, « pour la première fois, dans l’exposé de Bataille, une attitude d’hostilité violente en face des soucis dégradants de la politique fut exprimée sans réserves. »

Durant les années trente, le surréalisme s’étend de par le monde, tandis que le groupe de Breton s’amenuise, qui dispose pourtant du Surréalisme ASDLR puis de Minotaure. Quant à Bataille, après avoir vertement critiqué le surréalisme dans Documents et La Critique Sociale, son groupe fait la jonction avec celui de Breton lors de Contre-Attaque. Les ponts sont-ils à nouveau coupés entre Bataille et Breton à la fin de l’épisode ? Pas du tout. La revue Minotaure du 15 juin 1936, publie « Le Château étoilé » de Breton et « Montserrat » de Masson et Bataille, qu’il faut absolument rapprocher car les deux interventions renvoient à une expérience analogue : extatique et cosmique chez Masson-Bataille, sublime et convulsive chez Breton. De plus, il y a une certaine complémentarité entre la communauté acéphale, la communauté sans chef, et le groupe polycéphale dada-surréaliste. La communauté acéphale, société secrète ou collège, est constituée d’un corps unifié mais sans tête. Le groupe dada-surréaliste, association collagiste, est composé d’une multiplicité de têtes dépourvues de corps.

À partir de la guerre d’Espagne, la position politique du surréalisme devient problématique. La philosophie de l’histoire n’est plus du goût de Breton ni d’ailleurs de Bataille. Tous deux tournent le dos à une philosophie de la raison ou de l’État, l’un en appelle à la sociologie du sacré, l’autre à l’imaginaire du mythe.

Reprenons notre question : « le surréalisme est-il soluble dans la démocratie ? ». Nous venons d’évoquer une trajectoire commune au surréalisme et à la démocratie : dans un premier temps, la volonté de transformer le monde ou de réformer la société, ensuite, une réelle désaffection pour le politique. Redisons-le, aujourd’hui, l’individu en démocratie n’est plus un citoyen au sens classique. Sinon, quels sont les programmes ? Où est le débat ? Où se manifeste une volonté politique ? Nous ne disons pas qu’il n’y a plus de démocratie. Bien au contraire, c’est l’opinion qui règne, l’individu étant tour à tour comparse, cobaye ou témoin. La pression démocratique, comme la poussée démographique, s’étale au grand jour, jour après jour, accessoirement en période électorale. Devenus mobiles et interchangeables, les individus du grand nombre se distribuent par listes, se répartissent par paquets, de façon transitoire et aléatoire. Ils ne composent plus un corps social, ne s’affrontent plus autour d’une idée, ne se réclament plus d’une majorité ou d’une minorité. Qu’ils soient côte à côte ou à distance, ils font toujours nombre. Ils s’agglutinent plus dans des grappes qu’ils ne s’intègrent dans des groupes. Ils alimentent des cohortes, des flux, des séries de nombres entiers.

Plongeons maintenant le collagisme dada-surréaliste dans notre bouillon de culture d’individus connectés ou déconnectés. À quoi correspondraient aujourd’hui les collages matériels, passionnels et temporels ? Au regard du mixage des images, de l’interférence des signes ou de la décontextualisation des édifices ou des artefacts, au regard donc de la profusion d’éléments juxtaposés ou d’objets bigarrés, la lettre-collage, le cadavre exquis ou le photomontage apparaissent comme des cas particuliers. C’est que le couper-coller s’est généralisé, démocratisé. Le collage dada-surréaliste, ce jeu d’initiés, ce geste de rupture et de capture, a été mis à la portée de tous par les écrans de publicité, le zapping télévisuel et l’outil informatique. Chacun est désormais invité à papillonner, à reproduire, à repiquer, à compiler, à ramasser, à goûter, à rejeter, à se composer un menu affriolant de sons et d’images, à s’aiguiller vers les millions de sites ou les faramineuses banques de données mis à disposition, à essayer toutes sortes de mélanges, à absorber les plus invraisemblables mixtures sans être jamais dégoûté.

Quant au collage passionnel, polycéphale ou acéphale, la démocratie du grand nombre en donne une version minimale. Au premier abord on ne voit pas ce qu’auraient en commun un rassemblement de milliers de jeunes en transe dans une rave-party et les membres d’une confrérie hantés par Lautréamont, Nietzsche ou Chirico. Toutefois, les raveurs grisés par leur multitude fantomatique, envoûtés par la musique et les décibels, ont aussi une pratique collagiste, dans l’appropriation du site et dans la dépossession de soi se répandant comme une traînée de poudre.

Mais c’est avec le collage temporel que la comparaison terme à terme du dada-surréalisme et de la démocratie est la plus fructueuse. La passion surréaliste et l’indifférence dadaïste conjuguées tendent à provoquer une durée automatique, un événement à la fois désiré et non contrôlé défiant les lois de la probabilité. Mieux encore, une durée automatique actuelle peut s’insérer dans un essaim de durées réparties au gré du temps sans fil. C’est en écoutant un message automatique, en élisant un ready made ou tout autre objet, en appariant la ville et ses passants, c’est en panachant le désir et le hasard que s’élabore une durée surréaliste. Ainsi va le récit de Nadja  ou la confection d’un poème-objet.

Il faut établir ici un parallèle entre le surréalisme et le cinéma. Pour un surréaliste, la concaténation de menus faits aboutit à un collage temporel. Pour un habitué des salles obscures, la fabrication d’un film suppose un concassage et un lissage de durées, un découpage et un montage de plans et de séquences. Pour l’un comme pour l’autre, la durée se matérialise, se réalise sous ses yeux. Elle s’offre comme un objet tangible, s’impose comme une perception, se contemple et se déchiffre comme une intuition intellectuelle, tout en se conciliant la mémoire et l’imagination. L’intuition de la durée chère à Bergson trouve là deux vastes terrains de jeu et d’expérimentation.

L’expansion planétaire du cinéma, de la radio, de la télé et pour finir d’internet, correspond plus à une lubie démocratique qu’à une loi du marché. En effet, qui a réclamé à cor et à cri des durées filmiques et plus récemment les microdurées de la pub, de la vidéo et de la télé ? Qui, sinon le public universel avide de visionner des durées ? On voit ce que devient dans cette perspective l’adage ducassien et dada-surréaliste : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. » Cela donnerait aujourd’hui : « La musique doit être faite par tous. Non par un. » Adage démographique de toute rave-party, adage démocratique des jeunes de tous les âges.

Quel est donc l’objet privilégié lorgné par la démocratie et le surréalisme ? C’est l’entité métaphysique du temps. Disons d’abord que le grand nombre qui a enregistré la mort de Dieu et qui vient de programmer la fin du politique n’est plus voué au rationalisme des Lumières ni au pragmatisme des utilitaristes. Ajoutons ensuite que le sentiment du peu de réalité propre au dada-surréalisme est aussi approprié à l’individualisme démocratique. Mais alors que les dada-surréalistes, ces rêveurs définitifs et indifférents, accordaient peu d’importance à toutes choses, les individus du grand nombre n’accordent plus de créance au sens commun depuis qu’ils se sont détachés discrètement les uns des autres et ont déclaré éteinte l’action de la société.

À présent, comme il n’y a plus d’objet de croyance, l’objet du grand nombre ne peut être Dieu. Comme il n’y a plus d’objet à transformer, l’objet du grand nombre ne peut être la Nature. Comme il n’y a plus d’être à améliorer, l’objet du grand nombre ne peut être l’homme. Le grand nombre a pour objet la durée objectivée. L’individu démocratique intuitionne des microdurées et entrevoit l’étendue du grand nombre. En résumé, les individus du grand nombre n’ont en commun ni la raison qui tend à se spécialiser, ni la société qui tend à imploser, ni la moralité dont on n’est plus tenu de se soucier puisque le mal serait en passe d’être résorbé. Ils ont en commun la contemplation de l’ordre du temps. À la religion politique succède une métaphysique du temps qui s’impose irrésistiblement au grand nombre.

L’individu démocratique délaisse la politique et la révolution afin de cultiver sa subjectivité et objectiver le temps. Il désire tâter, téter ne serait-ce qu’une microdurée. Premièrement, il ajuste au mieux et à la minute près son emploi du temps, comme il retaille à l’occasion dans son curriculum vitae. Deuxièmement, familier des durées filmiques et médiatisées, témoin de la pérennité des enregistrements et des documents, il se fait une idée plus lumineuse et sensible du temps. Troisièmement, il se met au diapason du grand nombre, non par le truchement du langage ni par l’échange symbolique, mais par la fabrication ou la contemplation de microdurées. Quatrièmement, comme il s’engage sur les voies escarpées de l’esthétique et de la métaphysique, c’est là qu’il faut se demander si l’individu du grand nombre est encore concerné par les durées automatiques du dada-surréalisme.

Couverture Marie ClaireOuvrons le magazine Marie Claire de septembre 2001. On peut y suivre sur six pages un reportage photographique dans les rues de Paris sur le thème « Et tout à coup… Une belle jeune fille offre des fleurs à un inconnu ». Cela ne rappelle-t-il pas l’imaginaire et l’autobiographie surréaliste ? En 1919, n’est-ce pas Soupault qui « entrait dans une quantité d’impossibles immeubles demander à la concierge si c’était bien là qu’habitait Philippe Soupault » ? N’est-ce pas encore Soupault qui choisissait « toujours des blanchisseries pour offrir aux ouvrières des oranges » et s’indignait « d’être mis à la porte par la patronne » ? En 1931, n’est-ce pas Breton, qui dans son désarroi amoureux pariait avec des amis qu’il adresserait « la parole à dix femmes d’apparence “honnête” entre le faubourg Poissonnière et l’Opéra » ? Relisons le passage des Vases communicants qui a trait à l’épisode : « dans l’inconnu où je me débattais, c’était beaucoup pour moi de faire se tourner vers moi ces inconnues. Une autre fois je me promenais tenant à la main une très belle rose rouge que je destinais à une de ces dames de hasard mais, comme je les assurais que je n’attendais d’elles rien d’autre que de pouvoir leur offrir cette fleur, j’eus toutes les peines à en trouver une qui voulût bien l’accepter. »

Le test de Marie Claire copie-t-il le geste de Breton ? Une durée surréaliste a-t-elle son pendant dans une microdurée journalistique ? Avant de répondre, il faut comprendre que l’offrande d’une rose à une passante est une provocation au hasard, un beau lancement de durée automatique. De plus, on trouve une trace de cette durée dans le recueil d’Éluard La Rose publique, titre sur lequel il y aurait beaucoup à dire :
J’ai vu mon meilleur ami
Creuser dans les rues de la ville
Dans toutes les rues de la ville un soir
Le long tunnel de son chagrin
 Il offrait à
Toutes les femmes
Une rose privilégiée
Une rose de rosée

Notons ici qu’en parlant de « rose de rosée » Éluard désigne explicitement Suzanne Muzard, qui faisait le désespoir de Breton en 1931, et dont toutes les parties du corps étaient exaltées dans le poème « L’union libre » :
Ma femme à la gorge de Val d’or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée

Une durée automatique conjugue le fortuit et le nécessaire. Derrière les passantes, auxquelles Breton offre une belle rose rouge se profile Suzanne Muzard, « aux seins de spectre de la rose sous la rosée ». Deux informations inédites, que je tiens de Suzanne Muzard elle-même, le confirment. Breton avait offert à Suzanne Muzard un petit tableau de Chirico de 1916 représentant une rose et intitulé Les Adieux éternels. D’autre part, Suzanne s’était confectionné une robe en tissu imprimé avec une rose comme motif.

Quand Breton offre une rose à une passante, son geste, public et secret à la fois, s’inscrit dans une durée automatique. En effet, cette rose publique magnétise au moins trois éclats de durée, une durée métaphysique (la rose de Chirico de 1916), une durée biographique (le passage de Suzanne dans un bordel de la rue de l’Arcade), une durée esthétique (la robe à la rose). Mais quand la journaliste de Marie Claire offre des fleurs à un inconnu, la scène est destinée à être photographiée et amalgamée à une microdurée.

Le dada-surréalisme a inventé trois collages : le collage formel, qui subvertit les beaux-arts ; le collage passionnel, qui électrise des individus ; le collage temporel, qui magnétise des éclats de durée. Or ces inventions ont à ce point essaimé dans la démocratie du grand nombre que les modèles initiaux ont été vite engloutis sous la masse des reprises et des redites. Tel est sans doute le lot des innovations touchant à la sensibilité, qui en principe ne donnent pas lieu à un dépôt de brevet. On devine ici en quoi le précipité surréaliste est effectivement soluble dans la démocratie ; car si les dada-surréalistes expérimentaient  l’automatisme ou le jeu en petit comité, ils avaient aussi à cœur de forcer le barrage de l’opinion publique ; un parfum de scandale entourait leurs entreprises et il y avait un chassé-croisé de recherches internes et d’enquêtes externes. Quel est le vrai cri de ralliement dada-surréaliste ? On peut penser à un universel métaphysique : « réformer l’entendement humain », à un universel politique : « aboutir à une nouvelle déclaration des droits de l’homme », ou à un universel poétique : « changer la vie », mais ce qui semble l’emporter c’est l’impératif démocratique et méta-ironique de Ducasse : « La poésie doit être faite par tous. Non par un. »

La démocratie du grand nombre a récupéré et recyclé la moindre trouvaille surréaliste. On enseigne aux petits, dès la maternelle, la technique du collage. On recommande aux plus grands d’officialiser leurs collages passionnels, sous forme de concubinage ou de pacte civil de solidarité. Enfin, les petits comme les grands, en guise de durées automatiques, peuvent se mettre sous la dent des paquets de microdurées médiatisées. On sait à quel point Salvador Dalí, passant outre une timidité native, a su exhiber et monnayer son génie. Or voilà qu’on assiste depuis deux décennies à un show d’exhibitionnistes comme l’abbé Pierre, Jean Paul II ou Bernard Tapie. À longueur de journée, des présentateurs provocateurs ou des bouffons obscènes paradent à la radio ou sur le petit écran. Même un footballeur comme Zidane, au tempérament effacé, est monté en épingle. Tout dernièrement, le grand public s’est lui-même congratulé en consacrant une personne sortie de ses propres rangs, une jeune femme sans qualités, dont il a apprécié à l’issue de votations électroniques et démocratiques, la banalité de base, saisie dans une mise en scène éculée et des circonstances insipides. En France, tout le monde a entendu parler de Loana, l’héroïne de Loft Story, produit préemballé de la vidéotélé et digne représentante de la démocratie du grand nombre.

Où est donc passé le dada-surréalisme qui a coupé court à la vieillerie poétique et à la phraséologie révolutionnaire ? Qu’est devenu le dada-surréalisme qui a inventé le collagisme en guise de réponse au message automatique : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » ? En fait, depuis mai 1968, il a atterri au musée ou à l’université et s’est fait oublier. On ne l’a plus remarqué ni en public ni en privé. En revanche, on a vu les conservateurs de musée piocher dans l’art moderne et piloter l’art contemporain. On a pu observer que les universitaires étaient plus empressés à accueillir des cohortes d’étudiants qu’à épiloguer sur la poésie et le surréalisme. Ou plus exactement, on n’a plus compté les domaines, où sous la pression des professionnels et des usagers, des médiateurs et des publics, s’est instaurée une sorte de veille automatique appliquant les consignes du culturellement correct.

Rappelons une des analyses de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique : « En Amérique, on a des idées et des passions démocratiques ; en Europe, nous avons encore des passions et des idées révolutionnaires. » Où faut-il situer dans ce tableau le dada-surréalisme ? En fait, plutôt du côté de l’Amérique que de l’Europe. Car le surréalisme sera plus sensible aux mythes modernes en formation qu’à la religion révolutionnaire. Et de novembre 1918 à mai 1968 il manifestera une passion et une patience démocratiques. Il associera des poètes et des artistes jaloux de leur individualité, il fédérera les générations et il refusera le modèle du groupuscule militant. Nous l’avons déjà dit : le surréalisme n’est pas soluble dans la révolution. Il nous faut ajouter maintenant : le surréalisme est soluble dans la démocratie.

Pour mieux saisir la dissolution du dada-surréalisme dans la démocratie, il faudrait remonter en amont de ce mouvement et en appeler à trois penseurs, à Tocqueville, pour qui les passions démocratiques de l’égalité et de la liberté sont à la fois individuelles et collectives, à Gabriel Tarde, selon lequel l’invention est individuelle et l’imitation collective, à Bergson, chez qui l’intuition de la durée est éminemment subjective. Tocqueville, Tarde et Bergson ont ouvert trois pistes, que les collagistes dada-surréalistes n’ont pas manqué d’emprunter mais aussi de recréer.

« Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’homme », écrivait André Breton après la disparition de son ami Jacques Vaché. Tout en remaniant un proverbe, il songeait avec gravité au peu de progrès accompli par l’humanité. Comment aujourd’hui les individus du grand nombre, qui s’acclament comme amants et se proclament musiciens, poètes ou artistes, comment les individus de l’euphorie démocratique peuvent-ils imaginer l’équipée des dada-surréalistes ?

Georges Sebbag

 

Résumé

Le groupe dada-surréaliste ne s’est pas organisé en avant-garde révolutionnaire. Association d’individualités fortes il a expérimenté une poétique collagiste sur trois plans : spatial, passionnel et temporel. Aujourd’hui, l’individu du grand nombre qui délaisse la politique afin de cultiver sa subjectivité et objectiver le temps, est prêt à souscrire au postulat de base dada-surréaliste : « La poésie doit être faite par tous. » Où est donc passé le surréalisme ? Il a coulé dans les eaux étales de la démocratie.

Références

« Le surréalisme est-il soluble dans la démocratie ? », conférence prononcée à Rome lors du colloque international de novembre 2001 à l’université Roma Tre. Inédit en français. Traduit en italien in Traiettorie della Modernità, Il Surrealismo all’alaba del Terzo Millenio, a cura di Germana Orlandi Cerenza, Lindau, Turin, 2003.