Le délire logique de Jean-Pierre Brisset

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Breton dans son Anthologie de l’humour noir place Jean-Pierre Brisset au milieu d’autres écrivains, ne lui accolant ni date de naissance ni date de mort. Brisset, placé hors du temps.

Les publications de Brisset, à compte d’auteur (comme Raymond Roussel) gravitent autour de l’an 1900, au cours duquel il fait connaître son texte le plus original, aujourd’hui réédité, La science de Dieu ou la création de l’homme (1). À cette époque, Freud forçait le destin en interprétant les rêves.

Quoique considérés comme fous, les textes de Brisset n’en ont pas moins été imprimés. Il a fallu attendre Breton et ses amis pour accueillir dans le trouble et dans un humour de partage les messages de Brisset. Foucault pour sa part l’étudie en un recueillement fébrile et grave. Deux attitudes, deux époques. Il n’est pas question d’opposer terme à terme les commentaires de Breton et de Foucault, ce serait là une méthode absurde – d’un point de vue à la Brisset, en tous les cas.

Foucault compare Brisset à Roussel à Wolfson : les trois ouvrent l’oreille l’œil ou la bouche, et chacun se réserve l’ouverture privilégiée d’un de ces organes. Or ces comparaisons ne sont pas exclusives puisque Brisset ouvre le champ de bien des possibles. On pourrait alors l’entourer des Rousseau (Jean-Jacques et le douanier), de Roussel (bien entendu), de Marcel Duchamp (marchand du sel), de Nietzsche, de Freud, de Breton et du dernier venu, Michel Foucault (n’oublions pas les sans-noms, les oubliés et les à venir).

a) La langue actuelle me permet d’écouter les anciennes significations et les significations à venir. À vrai dire, la langue ne vieillit pas, elle vit éternellement (conception tirée, au fond, du christianisme mais qui, soit dit en passant, se révèle être une entreprise de démolition de toute religion – Brisset, une espèce d’antéchrist !).

Ainsi le présent éclaire le passé, le passé aussi s’entend dans le présent. Discours brisés de Brisset sur l’origine, qui n’ont rien à voir avec la découverte d’une langue primitive, fondamentale (ce point est bien analysé par Foucault), mais discours sur une origine tout de même, suggérant que le foisonnement multiforme des écoutes est utile surtout si des débordements (les sauts de la grenouille sur la berge, par exemple) ont lieu : Nietzsche est sans doute plus historien avec sa généalogie et sa philologie, Rousseau plus préoccupé par les situations présente et future (il invente un état de nature, fait des hypothèses sur la naissance des langues et curieusement rencontre Brisset du côté du sexe et de l’eau ; pudique, il fait naître les langues près d’une fontaine dans la bouche de deux amoureux ou dans la bouche d’enfants des îles ; Brisset fait courir le sexe sur l’eau et son enfance du monde comme lorsque la grenouille sent qu’un sexe lui pousse ; l’humanité se met de plus en plus à parler quand les jeux sucés, susurrés de l’érotisme font un grand cercle de la bouche au sexe et du sexe à la bouche). Brisset actualise le passé, Rousseau donne au passé un avenir et Nietzsche (dans sa patiente, enragée écriture des mots et des maux) détruit le présent par le passé.

b) Une seule autorité, la parole, c’est-à-dire le sexe. Freud sonde les langues immergées dans les nuits passées à l’aide d’un sexe. Brisset prise les mots qui bruissent, à l’abri des maux qui brisent les eaux du sexe. La parole dans son déchirant coassement nous invite à nous rapprocher de frères en bouche ; peut-être est-ce une des rares occasions où il faut évoquer la fraternité humaine, nous préoccuper de nos ancêtres. Les ressemblances, les cris l’emportent sur les différences, les silences (veillée électrique où Fourier, le lecteur du futur et Lautréamont, le fils du requin saluent les autres grenouilles – c’est dans cette atmosphère que les surréalistes se sont donné des ancêtres).

c) Brisset coasse, brisse seul. Brisé, découragé, écœuré Brisset parle, s’écoute sans que la mare philosophique ou surréaliste dans laquelle nous le plongeons le ressuscite (rappelons l’argument-cliché sur le verbe : seule la parole (ou plutôt l’écrit) demeure égale à elle-même, par conséquent elle nous dépasse, nous pauvres mortels. Brisset semble utiliser l’argument mais attention pour lui le verbe constitue si fortement l’homme que l’expérience de la parole, bien qu’indépassable, loin de nous dépasser nous fait vivre). Néanmoins, dans son éternité, il laisse place à toute sorte d’interprétations et ne veut accorder à ses constructions, ses propositions apparemment contradictoires, ses explications forcenées, ses évidences d’enfant sage que la place réservée au septième ange. Pourquoi ne pas accueillir ce septième ange, qui au lieu d’assener des vérités, s’évanouit après avoir murmuré quelques paroles ? Brisset évanoui, nous sommes tentés de peupler son univers d’anges (de Rousseau à Breton), de démons (de Lautréamont à Foucault).

Les mots coulent de notre bouche, pénètrent dans l’oreille, ressortent par l’œil. Sans oublier le cœur (le sexe), la croix (le sexe). Et les indéfinissables parages, organes, symboles, phrases, événements, confrontations, récits et raisonnements qui font parler ou ne pas parler ceux qu’on nomme habituellement, effrontément les fous.

Humour de réception, disait Breton, à propos de Brisset. Quant à nous, quelle impossible ironie, quelle désillusion ! Nous sommes capables de recevoir Brisset, seulement dans une réédition qui risque fort d’inviter quelques universitaires à mélanger leurs haleines, à un moment où le grand vent veut nous souffler quelques paroles.

Quelques noms brisés :

Brisset (B, ri, sait) = Breton sait rire.

Breton (B, re, ton) = ton autre (ton re) c’est Brisset.

Rousseau (rousse, eau ; rousse, haut) : rousse désigne ici la roussette (grenouille rousse. Pour les gens compliqués, cela désigne aussi un poisson, une chauve-souris, un oiseau, un champignon. Pourquoi se refuser l’usage argotique de rousse = police ? Pour laisser en suspens le fait que Brisset a été un officier de police judiciaire enseignant les langues vivantes). D’où, (rousse, eau), la roussette est dans l’eau (on s’en doutait) et (rousse, haut) dans les airs (saut de la grenouille). Rousseau est bien un ancêtre de Brisset.

Roussel (rousse, aile) = la grenouille sortie des eaux, s’élevant dans les airs. Roussel est un descendant de Brisset.

Freud (freuille, de) = Freud nous effraye, nous avons peur de Freud.

Marcel Duchamp = marchand du sel (depuis Duchamp les mares sont salées.

Nietzsche (ni Che) = ni Che, ni César, ni sauveur suprême !

Et le dernier arrivé, Foucault (fou, colt) = c’est le fou au colt (sorti d’un western).

Georges Sebbag

Note

(1) Jean-Pierre Brisset, La grammaire logique, suivi de La science de Dieu, précédé de Sept propos sur le 7e ange, par Michel Foucault, Tchou.

Références

« Le délire logique de Jean-Pierre Brisset », Magazine littéraire, n° 50, mars 1971.

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