La patience de l’impatience

Witold Gombrowicz, La Patience du papier, traduction collective, édition établie par Rita Gombrowicz et Henri Marcel, Christian Bourgois éditeur, 2019.

Witold Gombrowicz (1904-1969) a écrit cinq romans, un recueil de contes, un journal et trois pièces de théâtre. Mais il a aussi publié des critiques littéraires dans les journaux et les revues. Réunis sous le titre La Patience du papier, de nombreux articles permettent de s’interroger sur la pratique proprement critique de l’écrivain polonais. Si l’on s’en tient à ceux qui ont été rédigés entre 1934 et 1938, on découvre que l’apôtre de l’immaturité ne s’était pas plié au code ambiant de la critique et qu’il avait déjà affirmé certains des postulats qui allaient le hanter la vie durant.

Premier exemple : comme on vient de lui refuser un article pertinent mais « mal écrit », Gombrowicz admet qu’il possède une manière personnelle de s’exprimer et c’est pourquoi il refuse de se couler dans les formes de la culture académique ou journalistique.

Deuxième exemple : alors qu’on lui réclame un texte sur Bruno Schulz, loin d’être complaisant vis-à-vis de son ami, il met ce dernier à l’épreuve en disant avoir rencontré par hasard dans un tramway une femme de médecin qui aurait déclaré que Schulz était soit un vicieux soit un poseur ; d’où cette question de Witold à Bruno : comment vas-tu encaisser ces deux qualificatifs ?

Troisième exemple : étant donné que la littérature est une création artistique et vu que la presse, le public et les artistes sont interdépendants, Gombrowicz trouve ridicule que les « tantes culturelles » s’érigent en médecins et prescrivent des ordonnances aux artistes.

Quatrième exemple : à propos d’une nouvelle traduction en polonais du Don Quichotte de Cervantes, il note que chacun se représente les objets différemment ; là où Don Quichotte voit des géants,  Sancho Pança perçoit de simples moulins à vent ; chaque homme est une monade qui photographie ou filme le monde extérieur à sa façon.

Cinquième exemple : on est pris d’un accès de fou rire à la lecture de la pièce Ubu roi d’Alfred Jarry parce que l’immaturité y éclate, la « zone verte » de l’individu s’y défoule, la clownerie s’y affiche en tant que telle, sans jamais prétendre nous faire la leçon.

Sixième exemple : en dépit du double filtre de l’anglais et du français, Gombrowicz est impressionné par la traduction française de l’Ulysse de James Joyce ; ayant goûté les saveurs délectables d’un livre neuf et considérable, il considère Joyce comme un créateur authentique au plus près de la vie.

Septième exemple : en Pologne (durant les années trente, rappelons-le), la critique littéraire accorde ses louanges aux livres où tout paraît impeccable au demeurant : le style, la profondeur, l’esprit et l’effort fourni ; manque de chance, les lecteurs vont s’ennuyer au bout de trois pages ; ainsi sont édités des livres illisibles dont les auteurs ont eu peur de déplaire à un jury d’examen au lieu de chercher à plaire à d’éventuels lecteurs.

Tous ces exemples, et on pourrait en citer bien d’autres, montrent que le trentenaire Gombrowicz est déjà en pleine possession de ses moyens. Pourtant, il n’a à son actif que son recueil de nouvelles Mémoires du temps de l’immaturité (1933) et son roman Ferdydurke (1937). Les prémisses de la pensée de Gombrowicz courent dans les « papiers » que Witold a réussi à passer dans les revues et les journaux : un artiste se débat avec ses forces propres ; il ne se laisse pas dicter sa loi par la critique, la culture ni le marché ; il n’a de comptes à rendre qu’à lui-même ; le subjectivisme est son credo. Witold se nourrit avant tout de son immaturité ;  et plus il prend conscience d’être entraîné vers le bas et plus il s’allège et prend de la hauteur. Son moi n’est ni formé ni fermé, ni défini ni délimité ; il peut même se dédoubler, tout en restant en constante relation avec autrui. Witold n’est pas inerte. Il agit, il provoque, il séduit. Un créateur plonge nécessairement dans les tréfonds de la société et du langage.

Les « papiers » futiles des journalistes et lourdingues des universitaires n’ont rien d’inoubliable. Il y a au contraire dans les critiques littéraires de Gombrowicz, notamment celles des années trente, des traces indélébiles de son humeur, de son humour et de sa personnalité. Et ce sont ces impatiences qui ont été gravées dans la patience du papier.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « La Patience du papier de Witold Gombrowicz, Christian Bourgois, 2019 »,  rubrique « Notes de lecture », Les Cahiers de Tinbad, n° 8, automne 2019.