La durée selon Duras

couverture Art-press-88

VENDREDI 28 SEPTEMBRE 1984. Marguerite Duras passe à « Apostrophes ». En direct, elle montre comment se façonne une durée.

 

Habituellement déférent ou goguenard, Bernard Pivot prend le regard attendri d’un enfant.

Sur le plateau, de part et d’autre d’une table, ils renouvellent de concert les moments qui surviennent.

Pivot est un professionnel des médias. Mais Duras doit faire tenir en une seule langue ses talents d’écrivain, de cinéaste, de metteur en scène, de scénariste, de dialoguiste, d’actrice, de récitante, de bavarde, de biographe de ses œuvres, de citoyenne intimidée par l’État et pourtant prête à gueuler s’il le faut.

En principe, on passe à « Apostrophes» pour plaire et vendre des livres. Duras ne nous trompe pas sur la marchandise, elle laisse entendre ce qu’elle écrit. Surtout, on comprend vite que l’enjeu n’est pas là. On ne va pas juger sur pièces un livre. On va apprécier la relation très particulière que Duras entretient avec la durée de l’émission qui désormais fait partie de son œuvre.

Pour enterrer la littérature, il suffit d’exhiber des écrivains à la télé ou de les enregistrer sur cassette en pensant à la postérité. Pour tuer un roman, il suffit de l’adapter au cinéma. Duras qui a la voix de ses livres a compris qu’il existe une différence de nature entre l’image et l’écrit, entre un plateau de tournage et une page imprimée. Elle ose parler à bâtons rompus parce qu’elle mesure parfaitement l’effet de sa parole sur le petit écran.

Elle affronte le direct. Jusqu’à ce jour, qui l’a fait en tant qu’écrivain ? Duras passe à l’acte car elle y est préparée.

Elle ne parle pas seulement d’elle-même, elle ne raconte pas seulement ses livres, elle a une autre volonté : imposer la présence d’une image parlée. Elle écoute, récite, réagit, s’interrompt, formule, reprend, invente la langue d’une durée qui ne trahit ni l’écrit ni la parole.

Elle en profite pour remettre à sa place l’écrivain médiatique par excellence, Jean-Paul Sartre, qui passe pour avoir écrit du théâtre et des romans.

Là, elle devient le porte-parole d’écrivains peu diserts – Robert Antelme, Georges Bataille, Maurice Blanchot. Il y a dans son intervention comme l’écho assourdi de querelles anciennes entre surréalistes, communistes et existentialistes. En fait, Sartre est écrivain quand il ne s’y attend pas – correspondance privée, philosophie. Aujourd’hui, le parti communiste n’a plus voix au chapitre électoral ou idéologique et il est sommé de débaucher ses permanents. Quant au surréalisme, les questions demeurent. Était-ce une aventure prémédiatique ? Les médias ont-ils subverti la révolte surréaliste ? Imagine-t-on encore l’image surréaliste ?

Forte du succès en librairie de L’Amant, Marguerite Duras n’a pas besoin de se surpasser. Elle n’a aucune raison de se confesser en public ou de décharger sa bile. En évitant la colère, l’apitoiement, l’esbroufe ou le sermon, elle repique et surpique une durée à la Duras.

Elle note simplement que depuis sa cure de désintoxication, elle n’a même pas droit à un bonbon au rhum. Comment devant une telle privation, pourrait-elle être comblée par la publicité médiatique ?

L’équivoque est telle dans les médias que plus personne n’ose. On sacrifie le goût, l’originalité. La routine et la spécialité neutralisent l’instrument. Sur fond d’applaudissements ou de rires, s’agitent des formes informes.

Et pourtant, la durée télévisuelle existe. Certes, le cinéma est le grand précurseur en matière de durées. Mais il se meurt depuis qu’on le diffuse massivement sur un écran qui n’est pas à sa taille. Chaque film montré à la télé étale une chair pantelante.

Ce 28 septembre, Marguerite Duras ne participe pas au montage d’un film, à la confection d’un livre ou à un échange de politesses. Elle tâte, soupèse, apprécie l’instance du direct. La durée qu’elle inaugure se démarque de deux temporalités télévisuelles. Dans l’une, on débite en continu des durées indifférentes ; on est fasciné par la bûche qui se consume interminablement – c’est l’art vidéo du contrôle ou du remplissage. Dans l’autre, on raccommode à la va-vite des séquences disparates – c’est l’élaboration secondaire de spots ou de clips invraisemblables. On croit ainsi cerner le temps en le quadrillant systématiquement.

Duras aborde le direct en repoussant le différé. Elle franchit le seuil de l’heure à chaque instant, réduit l’espace à une fonction minimale, nourrit l’entretien d’une langue fondamentalement écrite. Elle oublie soudain la valeur marchande du livre, met à l’aise l’interlocuteur en ne se formalisant pas de ses avances, ne s’entortille pas dans un discours chronologique, se demande à bon escient qui est écrivain. Elle affirme le caractère fictif de l’écriture, prend au sérieux la durée qui s’enregistre, improvise une rencontre non fortuite entre sa voix, ses rides, ses œuvres, les répliques de Pivot et surtout l’image sonore reçue instantanément par des centaines de milliers de téléspectateurs.

Le direct à la télé n’est qu’une modalité du différé. La multiplication des canaux de diffusion et des sources d’enregistrement volatilise les publics, relativise la participation instantanée. Surtout, la langue médiatique c’est-à-dire journalistique ne crée plus la surprise, le sursaut que provoquent habituellement les propos de la parole.

Si le direct appelle la parole, la durée intéresse directement l’écrivain. Écrire c’est entendre le grondement sourd des durées. On ne flâne pas sur la rive, on ne glisse pas au fil de l’eau. On est pris dans les remous, emporté par le courant, précipité dans la cataracte. On se relève des flots d’écume à moitié transi. On ne dort, ni ne rêve, ni ne veille – une durée nous réveille.

Quelle attitude adopter lors d’une émission en direct ? Faut-il monter en première ligne et haranguer les foules ? Baisser la garde pour jouer au plus fin ? Plagier les manières ordinaires de l’émission ? Ou reprendre tout bêtement un discours bien rodé ?

L’écrivain qui n’a pas sa langue dans la poche et que l’appareillage technique n’effarouche pas réveille ses démons en direct. Il expose l’heure, se surexpose, laisse dans l’ombre le décor. L’image aussitôt diffusée engloutit ses paroles. Et le spectateur à l’affût fond sur l’image-durée, la durée d’une image.

Alors que l’histoire moderne se démode, que les journaux renouvellent péniblement leurs nouvelles, que l’actualité même paraît inactuelle, des microdurées se manifestent bruyamment, comme pour saluer les derniers soubresauts du jour.

Le temps s’extériorise pour qu’on l’intériorise. Mais le direct perd son âme car la participation collective se défait. La solennité, la fraîcheur ou l’urgence du direct deviennent des expressions hors de saison.

L’objectif de l’écrivain n’est pas de restaurer la parole, le dialogue ou le direct. Il sait qu’il dispose de la dureté de l’écrit pour résister aux microdurées.

Ainsi la durée durassienne ne se confond pas avec le temps réel de l’émission. C’est un effet indirect de son approche du direct.

Le style de Duras tranche. Le sentiment du présent y est pressant, même quand le récit est mené à l’imparfait.

On ne revit pas des moments révolus, on ouvre le feu avec une durée.

Georges Sebbag

 

Références

« La durée selon Duras », Art press, n° 88, décembre 1984.article duree selon Duras