Histoire subjective du présent

On enseignait jadis à l’école une histoire de France et même du monde où se mêlaient trois ingrédients : les grands hommes, les dates marquantes et une imagerie d’Épinal. Mais le corps des historiens, par souci de sérieux et d’objectivité et peut-être aussi par désir de se mettre en avant, a voulu fabriquer une nouvelle histoire en substituant à ce brouet clair une nourriture plus consistante. C’est ainsi que les données économiques et les faits sociologiques l’ont emporté haut la main sur la chronologie politique. Par malheur pour elle, cette histoire à connotation scientifique et qui n’avait plus d’histoires à raconter semble avoir perdu le fil de ses propres idées. Au point qu’une grande confusion règne actuellement sur l’histoire passée et présente. En effet, c’est tout juste si aux yeux du grand nombre, comme d’ailleurs aux yeux des célébrités du sport, de la chanson ou de la politique, le journal télévisé n’incarne pas la stricte vérité, et un film à décors ou à costumes historiques la stricte réalité. La leçon d’objectivité qu’ont voulu administrer les professionnels de l’histoire ayant échoué, il est peut-être encore temps de s’accrocher à l’autre branche de l’alternative en s’adonnant cette fois-ci à une histoire plus subjective. Mais comment mener un projet qui ne ferait plus fond sur des documents ou des monuments, sur des témoignages ou des informations ? Eh bien, en délimitant l’objet historique et en le cantonnant au seul présent, le passé ayant été mis une fois pour toutes de côté. C’est en tant qu’individu participant de plain-pied à l’histoire de sa société que le partisan d’une histoire subjective pourra soumettre à ses contemporains ses modestes propositions ou ses fulgurantes intuitions sur l’allure, le surgissement ou la configuration du présent.

L’épaisseur du présent

Il est nécessaire néanmoins de s’entendre sur l’étendue ou l’épaisseur du présent. Va-t-on le réduire au flash d’une dépêche d’agence de presse lue à la radio ou d’une nouvelle en trois lignes de Félix Fénéon imprimée dans un journal ? Va-t-on lui préférer l’actualité de la journée, ponctuée ou ritualisée par le journal télévisé du soir ? Ou bien doit-on prendre un peu plus de recul et asseoir l’actualité sur la plage hebdomadaire conquise de haute lutte par les news magazines ? Mais faisant fi des notions d’actualité ou de nouvelles inventées par le journalisme depuis belle lurette, ne préférera-t-on pas plutôt découper le présent en tranches à l’aune d’une année ou de quelques années ? En fait, cette dernière perspective offre de multiples avantages. Premièrement, elle évite le travers ou la manie empiriste qui baptise « fait nouveau » ou « actualité » tout ce qui est susceptible d’être décrit ou raconté, sondé ou chiffré, photographié ou filmé. Deuxièmement, elle se dispense d’aller de Charybde en Scylla, car elle n’offre pas plus de crédit aux historiens en charge du passé qu’elle ne prête main forte aux journalistes animateurs ou agitateurs du présent. Troisièmement, le présent concerné portant sur une année au minimum et une dizaine d’années au maximum, l’historien du présent aurait alors tout intérêt à opérer ses découpages intuitivement et non mécaniquement, dans la foulée mais sans précipitation. Quatrièmement, le fait d’admettre que le présent a l’épaisseur d’une ou de quelques années en fait un objet persistant dont nous sommes les contemporains, cela, bien sûr, allant à l’encontre des habitudes des historiens, trop heureux d’étudier des sociétés ou des réalités disparues, et des journalistes, ravis de divulguer des nouvelles peut-être incandescentes mais avant tout évanescentes. Cinquièmement, le véritable enjeu dans cette affaire est que l’histoire subjective pourrait être testée de son vivant, ce qui n’est pas plus le cas de la science historique que de l’information journalistique. Rappelons que la réécriture de l’histoire, chère aux historiens, n’est qu’un débat relancé génération après génération par les historiens mais dont les protagonistes morts et enterrés depuis longtemps ne risquent pas de connaître le fin mot de l’histoire. Quant aux journalistes, trop pressés pour revenir en arrière, il est si peu prévu qu’ils rédigent des éditions corrigées de leurs articles ou de leurs reportages, que la moindre rectification concédée de leur part leur apparaîtrait comme la plus énorme des incongruités.

Individu et société

Il y a en principe dans les sciences humaines un fossé entre d’une part la psychologie et la psychanalyse focalisées sur l’individu et son devenir et d’autre part la sociologie et l’histoire branchées sur les faits sociaux et le devenir des États. Or depuis des décennies, en Europe et en Occident, l’individu s’affirme de plus en plus, qui bombe le torse au détriment de son inclusion dans l’État-nation, qui prend son envol au rebours de son appartenance à un peuple ou à une communauté religieuse. Peu importe si l’individualisme prend sa source dans l’égalitarisme démocratique, l’usage des techniques, la consommation des biens ou s’il manifeste une appétence de l’ego à couper haché menu les liens communautaires ou sociaux, il reste que l’individualisme triomphant est devenu le mode le plus courant de relation à autrui. Ce qui veut dire que le paradigme individuel supplante désormais le modèle social ou politique. N’est-il pas alors nécessaire de revoir à la baisse le rôle dévolu aux sciences sociales, au premier rang desquelles trône l’histoire ? Rappelons que l’histoire classique a été tellement friande des tribulations des peuples ou des nations qu’elle n’a pas cessé de mettre en scène dans son casting tantôt l’âme du peuple ou la conscience collective, tantôt les grands hommes ou les élites ayant pour mission d’entraîner ces mêmes corps politiques. Contrairement à jadis, il se trouve donc que les individus d’aujourd’hui ne peuvent plus être pris ensemble mais séparément. Il faut aussi noter que ces individus séparés, que le jeune Marx et les situationnistes taxeraient volontiers d’aliénés, ne répondent pas plus aux catégories des sciences sociales et historiques qu’ils ne ressortissent du champ de la psychologie. Mis à part le criminologue et sociologue Gabriel Tarde qui accordait aux individus, et surtout aux individus d’exception, un rôle novateur dans la société, ni Marx, ni Durkheim, ni les partisans d’une histoire objective ne seraient en mesure d’admettre que des individus puissent transcender la société ou leur milieu d’attache. Quant aux psychologues et psychanalystes, trop enclins à enfermer leurs patients dans une cellule familiale, il leur paraîtrait impensable que des individus puissent évoluer séparément et circuler librement à l’air libre.

Temps et histoire

Les acteurs engagés dans l’histoire, et pas seulement les historiens, se situent clairement dans le temps. Qu’ils soient traditionnels ou classiques, romantiques ou modernes, ils reconnaissent l’existence d’un passé multiséculaire, dont les documents et les monuments sont les témoignages éclatants. Aux yeux des classiques, le présent doit être confronté aux monuments durables du passé. Les modernes, en revanche, entendent rompre avec le passé, ayant la volonté de construire un présent de toutes pièces ou de programmer la nouveauté à tout prix. Cependant, il nous faut écarter l’image simpliste du moderne partisan de la table rase. Les Khmers rouges qui ont déplacé des populations entières des villes à la campagne, pour en exterminer une bonne partie, ont été des praticiens exemplaires de la tabula rasa. Étaient-ils pour autant des modernes ? Idéologues et révolutionnaires anti-intellectuels, ils représentent le mélange explosif du moderne, avide d’édifier l’homme nouveau via la rééducation des opprimés et la régénération de la jeune génération, et de l’antimoderne, exaltant un passé mythique et attaché à des recettes archaïques. En fait, les modernes sont tout autres.  Ils sont plus impressionnés par le détail des événements qui surviennent – cela donne dans les journaux la rubrique des faits divers – que par un récit légendaire grandiose et moral. De plus, ils ont beau être empiristes dans le détail, ils demeurent de farouches rationalistes dans la vue d’ensemble. Car ils portent un regard synthétique sur la longue histoire de l’écriture et l’écriture de la grande histoire. En termes hégéliens : l’histoire de l’humanité étant une phénoménologie de l’esprit, c’est à la raison philosophique et historienne d’en indiquer le sens et d’en retracer les moments. Les modernes ne sont pas ceux qui font table rase du passé, mais, au contraire, ceux qui par accumulation de connaissances, prennent conscience de leur situation dans le temps. Ils découvrent, comme Hegel, qu’ils sont à un tournant de l’histoire, qu’ils sont malgré eux placés au bon moment, au meilleur moment de l’histoire. Cette confiance des modernes en le devenir historique et en leur bonne étoile s’appuie en principe sur des tableaux comparatifs et récapitulatifs indiquant pratiquement tous que l’heure est décidément propice et que ni la liberté ni la raison n’avaient autant brillé auparavant. Mais ce mode de raisonnement et de conscience historique semble avoir pris du plomb dans l’aile.

Le temps sans fil

André Breton, dès la première phrase de son introduction aux Lettres de guerre de Jacques Vaché, confessait sa peine et son désenchantement : « Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. » L’incipit en question corrigeait évidemment le proverbe : « Pierre qui roule n’amasse pas mousse. » Un autre incipit, celui du Manifeste du surréalisme donnait aussi dans le désillusion : « Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. » L’incipit, cette fois-ci, détournait le proverbe : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. » Le remarquable est que Breton décrive le devenir humain, tantôt dans les termes d’un modèle physique, le mouvement de l’histoire roulant telle une pierre, tantôt dans un contexte artisanal, le sentiment de l’existence s’effondrant telle une cruche usagée. Or il y a un troisième incipit, mettant à son tour l’accent sur la mutation temporelle, mais emprunté cette fois à la modernité plutôt qu’à la sagesse des nations, et dont le modèle n’est plus la physique ni un objet artisanal mais la technique et même la technique la plus en pointe. Il s’agit de l’incipit de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, qui a cette particularité de démarrer sur l’expression « sans fil », expression apparue lors de l’invention de la télégraphie sans fil ou de la téléphonie sans fil : « Sans fil, voici une locution qui a pris place trop récemment dans notre vocabulaire, une locution dont la fortune a été trop rapide pour qu’il n’y passe pas beaucoup du rêve de notre époque, pour qu’elle ne me livre pas une des déterminations spécifiquement nouvelles de notre esprit. » Laissant de côté l’aspect utilitaire de l’invention technique, Breton évoque d’emblée dans cette première phrase l’imaginaire de la transmission sans fil et la possibilité dès lors d’une transformation radicale de la mentalité collective ou de la pensée individuelle. Puis, il indique, à la phrase suivante, comment l’image du sans-fil pourrait personnellement l’aider à s’aventurer dans son domaine de prédilection, qui n’est autre que le temps : « Ce sont de faibles repères de cet ordre qui me donnent parfois l’illusion de tenter la grande aventure, de ressembler quelque peu à un chercheur d’or : je cherche l’or du temps. » Mais, dans ces conditions, comment le « sans fil » peut-il instruire l’auteur de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, pour ce qui est du temps ? La réponse est immédiate. Si le nouveau modèle du « sans fil » a pour objet le temps, alors la représentation du temps change. Le temps change de paradigme. Le temps linéaire et monotone de la science classique, la flèche ascendante des Lumières, le devenir dialectique et eschatologique de Hegel ou de Marx, toutes ces images linéaires d’un temps quantifié, continu ou orienté ne résistent pas à l’apparition d’une antenne à grande surface, pour reprendre l’image du « sans fil » utilisée justement par André Breton. Le fil du temps cède la place au temps sans fil.

La télégraphie sans fil

En quoi le « sans fil » du télégraphe et du téléphone du XIXe siècle, et, à plus forte raison, le « sans fil » de la radiodiffusion, de la télévision, de l’internet ou du téléphone portable d’aujourd’hui, en quoi donc le « sans fil » de la technique, a-t-il pu mettre KO l’image classique et moderne du fil du temps ? Proposons quelques éclaircissements : 1. La transmission sans fil, à l’aide d’antennes terrestres ou satellitaires, déconnecte complètement le temps de l’espace. La transmission instantanée d’un événement en direct autonomise radicalement le temps. Par exemple, dix événements contemporains peuvent coexister simultanément sur un même écran. Bref, on peut dire de l’espace et du temps, les deux formes pures de la sensibilité selon Kant, que l’un est réduit à la portion congrue et que l’autre prend son essor ou son envol. 2. Si l’on surajoute à la transmission sans fil tous les supports d’enregistrement propres au cinéma, au disque ou à l’ordinateur, alors les trois modalités du temps – le passé, le présent, et le futur – deviennent des entités maniables et des objets interchangeables. 3. Sont dès lors chahutées, avec cette survenue de durées artificielles, des notions comme la chronologie historique ou les âges de la vie, que les esprits classiques et modernes ont pourtant sacralisées. Il faut comprendre que c’est dans cette brèche du temps sans fil que s’est engouffré André Breton. On ne sera donc pas surpris qu’il fasse allusion, toujours dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité, à « L’imagination sans fils et les mots en liberté », le manifeste futuriste de Marinetti : « Télégraphie sans fil, téléphonie sans fil, imagination sans fil, a-t-on dit. L’induction est facile mais selon moi elle est permise, aussi. » Breton concède à Marinetti, sans d’ailleurs le nommer, qu’il est légitime de passer de la transmission sans fil à l’imagination sans fil. En fait, en mai 1913, Marinetti préconisait, via l’imagination sans fil, d’alléger le langage du poids de la syntaxe et de la ponctuation. Mais pourquoi l’activiste et le zélateur de la technique Marinetti, ne s’était-il pas personnellement saisi du temps sans fil ? Sans doute parce que l’ardent futuriste, s’étant assigné un projet d’avant-garde, a voulu se tenir à la pointe de la modernité, afin d’occuper, aujourd’hui et demain, le créneau du futur.

L’oubli moderne

On peut dire de nombreux bâtiments de l’architecture moderne qu’ils ont beaucoup vieilli, dans les deux sens du terme. Ils sont physiquement usés et ils paraissent esthétiquement datés. C’est une appréciation du même genre que la modernité finit par prononcer sur elle-même. En effet, la modernité, qui a sans doute inauguré une nouvelle ère, a derrière elle à présent deux, trois, quatre, voire cinq siècles. Elle a beau s’enorgueillir de ses avancées, elle porte aussi le fardeau de ses acquis. Elle découvre bon gré mal gré qu’elle relève d’une tradition, qu’il faut bien appeler la tradition moderne ou encore le bon vieux moderne. En s’enquérant de ses origines ou de ses fondements, la modernité précipite son effondrement. Est-ce la longue durée de son histoire qui mécaniquement la mine ou son passé politique récent nazi ou communiste qui moralement la déprime ? En fait, le travail de sape que la modernité mène contre la tradition, mais aussi contre elle-même, est inséparable d’une démolition de la mémoire. Primo, l’étude du passé historique n’est à ses yeux qu’un des chapitres périmés du présent. Secundo, la connaissance du présent, surtout depuis le recours aux ordinateurs et aux banques de données devient l’exercice par excellence d’un déni de la mémoire individuelle ; quand nous jonglons avec des informations sans feu ni lieu et systématisées à mort, nous évitons soigneusement la mûrisserie des souvenirs avec son cortège de ratés, de résurgences et de quiproquos. Tertio, comme si la mémoire n’était pas assez malmenée, elle doit être aussi ridiculisée. Tel est le sens des grandes commémorations républicaines et laïques qui ont débuté en France dans les années mitterrandiennes. Tel est le sens des revendications mémorielles féministes, homosexuelles, raciales, etc. Non seulement ces mémoires partisanes tordent le cou à l’objectivation du passé mais elles enferment le présent dans les grilles de leurs partis pris.

Le bicentenaire de la Révolution française

La commémoration du bicentenaire de la Révolution française a surtout montré les limites de la religion républicaine ou laïque. Les Français jusqu’à aujourd’hui savent fêter le 14 juillet et le 11 novembre. En revanche la célébration de la Révolution en 1989, qui a culminé avec un défilé de l’Étoile à la Concorde, a achoppé sur la forme et sur le fond. Car pour la forme, rien ne devait distinguer le défilé de Jean-Paul Goude des cérémonies d’ouverture du style Jeux Olympiques ou des célébrations qu’on verra à Paris et au stade de France pour le Mondial de football de 1998 : même pompe, même médiatisation, même symbolique internationaliste ou mondialiste. Et quant au fond, la commémoration de la Révolution ne s’est pas tant voulue historique et charnelle qu’intellectuelle et morale. En 1989, on a décidé tout à la fois d’exalter la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et de saluer la génération Mitterrand, une nouvelle génération morale supposée fonder son action sur cette fameuse Déclaration. Même si on laisse de côté la récupération politique, inhérente à toute célébration, il reste qu’à l’occasion du bicentenaire on a édulcoré la Révolution de ses violences et de ses passions, de toute sa dialectique subtile et terrible, pour n’en conserver que le corps abstrait d’une déclaration. Et on s’est seulement risqué sur le terrain miné de la nature humaine et de la pédagogie. Pour résumer cette commémoration : on n’a pas fêté la Révolution française mais la Révolution, une idée vague et stérile. Et dans le même ordre d’idées, on a chanté les Droits de l’Homme en se gardant d’y inclure ceux du citoyen.

Flash-back

1895 : des spectateurs perçoivent une durée matérialisée. Ce que ni la musique, ni la peinture, ni le théâtre, ni le livre, ni la photographie, ni le téléphone, ni même l’opéra n’ont pu faire, le cinéma le réalise d’emblée. Dès qu’un spectateur, fût-il illettré, entre dans une salle de cinéma, il obtient à peu de frais ce dont les métaphysiciens ont toujours rêvé, lire dans la pensée, visionner des idées, traquer le temps, saisir directement la durée. Le temps n’est plus inimaginable, il se réalise directement sous nos yeux. 1895 : Bergson, Proust et Raymond Roussel sont hantés par la durée filmique. Mais, contrairement à ce qu’avait craint Bergson, notre culture ne travaille pas pour l’espace mais pour la durée. Le cinéma est notre grand initiateur, notre grand pourvoyeur en durées. Alors qu’il faut des années pour accéder au livre, tout un cérémonial pour pénétrer dans un théâtre, le cinéma offre immédiatement et à chaque séance le traitement d’une passion. Il nous montre sans difficulté que le pauvre espace n’est qu’une espèce de durée. Sous couvert de distraction ou d’évasion, un apprentissage qui ne dit pas son nom se fait en jouant. La salle de cinéma est transformée en amphithéâtre, en salle d’opération. Le spectateur observe consciencieusement le découpage de l’histoire, la distribution des rôles, les contours des séquences. Tantôt le chirurgien a effacé soigneusement les traces de son intervention, tantôt le boucher étale une chair à vif, pantelante. La mise à nu des articulations, la mise en pièces des séquences exigent un débit, une cadence et surtout l’arbitrage du chronomètre. Il faut savoir insérer dans le champ de vision, où l’éblouissement peut servir de preuve, des plans d’une seconde, de trois secondes, de dix secondes. Les contractions, les rétentions, les raccourcis, les coupures, les censures concernent moins les contenus que le défilement des secondes et des minutes. On peut en rajouter aussi, noyer l’attention, distiller l’ennui. Chaque plan, chaque séquence, chaque plan-séquence a une trotteuse dans le ventre. Chacun d’eux renferme la nuit de noces d’une durée hallucinée et d’un temps chronométré.

Le grand et le petit écran

On rumine la matière d’un livre. D’un théâtre, on perçoit la scène, cela donne matière à spectacle. On hallucine un film, qui donne toute garantie en matière de réel. La durée mentale de l’écrit, la durée fictive de la scène n’égalent pas la durée métaphysique du film. Le cinéma ne tient pas lieu de rêve, il se substitue au réel. Le film ne vise, ni plus ni moins, qu’à supprimer la dualité du sujet et de l’objet et à inventorier les modalités de la durée. Comme la musique, le cinéma est minuté, chronométré. C’est pourquoi il mobilise l’attention et l’émotion. Désormais, l’homme assis dans son fauteuil, scrutant le grand écran, perd la position inattaquable, privilégiée de l’observateur. Il est amené à enregistrer pour son compte des durées artificielles qu’il ne déguste ni comme des tranches du réel ni comme les purs produits de sa fantaisie. Mais si, depuis plus d’un siècle, le public planétaire a franchi le seuil du temps et s’est familiarisé avec le montage et la mise en pièces des durées, voilà au moins quatre décennies que le modèle temporel cinématographique est mis à mal par le modèle télévisuel. Aux durées essentiellement fictives et mythiques, qui fascinaient les spectateurs du samedi soir, répondent à présent des collections de microdurées plaisantes ou séduisantes, des séries documentées, des provisions d’actualités qui retiennent quotidiennement à leur domicile ou ailleurs des nuées de téléspectateurs. Alors que le grand écran dispensait en une séance toute la matière du temps dont il dessinait le patron en pointillés, le petit écran  consume des quantités de matière temporelle dont il esquisse à peine la forme et justifie encore moins la nécessité. L’un condensait, ciselait les durées en échafaudant des plans et des séquences étincelants, l’autre reproduit l’une des variantes, l’une des nombreuses versions d’un certain type d’émission.

Antonioni et Bergman

Nés respectivement le 29 septembre 1912 et le 14 juillet 1918, les cinéastes Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman se sont éteints le même jour, le 30 juillet 2007. On a parfois associé ces deux sondeurs de l’âme humaine. Pourtant ce qui les oppose l’emporte sur ce qui les réunit. D’abord, chacun d’eux semble vouloir jouer sur le terrain de l’autre ; il y a chez l’italien de Ferrare, qui excelle dans l’esthétique de l’indifférence et l’art de la retenue, un tempérament nordique, alors que la palme de la commedia dell’arte revient au suédois tellement familier des planches et des troupes de théâtre, des plateaux et des comédiennes. Ensuite, pendant qu’Antonioni monte au filet pour rendre compte du présent pressant, de l’architecture moderne ou du tournoiement des mœurs, Bergman réitère quelques souvenirs marquants de l’enfance ou de l’âge mûr pour les graver à jamais, le premier ayant donc en charge le présent et le second le passé. Enfin, si le metteur en scène suédois traque le gros plan dans une sorte de huis clos, la caméra d’Antonioni observe à l’air libre, dans un plan-séquence conséquent, la déambulation serpentine d’une actrice ou d’un acteur voué à la solitude la plus sublime. En résumé, Antonioni dessinait la trajectoire affolante de l’imprévisible, Bergman traçait la ligne fatale de l’inéluctable. Deux lignes et deux styles différents qui néanmoins ont fini par se croiser le 30 juillet 2007.

L’an deux mil n’a pas eu lieu

S’il y a un événement qui est passé inaperçu ou qui n’a pas marqué les esprits, c’est bien le passage à l’an 2000. Pourtant, au cours du siècle écoulé, on avait plutôt attendu comme le messie cette année-là. Certains y avaient vu l’horizon obligé de l’accomplissement du communisme ; d’autres, façon Jules Verne ou à la mode science-fiction, imaginaient les terriens en pionniers et colonisateurs de l’espace pour cette échéance ; d’autres encore, plus prosaïquement, se persuadaient que la paix règnerait enfin sur terre à cette date-là. À Paris, le 31 janvier 1987, tout en fêtant les dix ans du centre Georges Pompidou, on installait en grande pompe devant Beaubourg l’horloge de l’an 2000. Ce chronomètre géant devant égrener un compte à rebours de 407 655 400 secondes. Cependant, à mesure qu’on approchait de la date fatidique l’engouement s’essoufflait, la curiosité même fléchissait. Et dans les mois et les jours qui précédèrent l’an 2000, ce fut le calme plat. Ni grande tension, ni excitation particulière parmi les individus du grand nombre. Il y eut toutefois un formidable battage médiatique sur un éventuel bug informatique affectant les ordinateurs dépourvus d’une horloge adéquate. On s’aperçut donc le jour venu, peut-être sans trop de surprise, que le 1er janvier 2000 n’était pas un jour historique. On eut aussi le sentiment que le calendrier de l’ère chrétienne, marquant deux mille ans à son compteur, se faisait oublier. Était-ce de la part des chrétiens une volonté de discrétion ? Voulaient-ils éviter de rappeler au monde entier que le calendrier le plus en usage était indexé sur la naissance de Jésus-Christ ? Ou plutôt tout cela ne trahissait-il pas un sérieux malaise dans l’idée même de calendrier, de chronologie ou encore d’histoire ? En résumé : 1. il n’y eut aucun bug informatique lors du passage à l’an 2000 ; 2. avec la perspective d’une entrée dans le troisième millénaire ce jour-là ou l’année suivante, on eut davantage le sentiment d’avoir aboli un repère historique que d’avoir gagné un repère hors pair.

Georges Sebbag

Références

« Histoire subjective du présent », Conférence, n° 26, printemps 2008. Sera repris dans Microdurées / Le temps atomisé, éditions de la Différence, 2012 (comme chap. I et sous le titre « Le temps sans fil »).