Fin de l’énigme Vaché ?

Georges Sebbag

Jacques Vaché : 79 lettres de guerre

L’Imprononçable jour de sa mort, Jacques Vaché, janvier 1919

L’Imprononçable jour de sa naissance, 17ndré 13reton

Jean-Michel Place éd.

Il y a une énigme Vaché. Elle a hanté Breton toute sa vie. La publication, aujourd’hui, de ses lettres à sa famille ne fait que l’épaissir. Fut-il, selon la légende, le premier dépositaire du surréalisme, inventa-t-il son « umour », à défaut de son esprit ? Les lettres télégraphiques du vaguemestre Vaché étaient-elles déjà nourries de l’esprit « sans fil » du « peu de réalité » ?

Ou ne fut-il plutôt qu’un soldat bizarre, potache, mais le cas essentiel an point d’être le dernier du médecin Breton ? Quand, dans le Manifeste, il écrit : « Vaché est surréaliste en moi », il lui enlève déjà de son charisme ; de fait, à quelques détails près, ces lettres pourraient tenir lieu d’un beau document de guerre : demandes d’argent et de vêtements, croquis, souvenirs, notations, journal… À quelques détails près cependant, car souvent, nous sommes surpris par la qualité d’abandon de cette écriture quasi-gestuelle, vagabonde, nonchalante, dictée peut-être plus par l’ennui que par les sentiments, où l’humour, l’ornement, font figure d’exutoire à l’absurde.

Curieusement d’ailleurs, le ton change dès après la première lettre à Breton ; le semblant d’intéressement militaire devient sarcastique et déçu. Même avec sa mère, Vaché pratique l’humour noir :

Je ne vois en somme pas pourquoi la guerre ne durerait pas encore deux ou trois ans – C’est très champêtre, et maintenant tout à fait habituel – des tanks paissent dans les champs, au lieu de vaches, voilà tout –

Ce que nous apprennent ces lettres luxueusement publiées, c’est que, sans doute, Breton a autant apporté à Vaché qu’il lui a inconsciemment rendu.

À cet égard, l’intérêt capital du second volume, consacré à la lettre-collage du 13 janvier 1919, que Vaché ne reçut jamais, est de montrer que l’importance historique du personnage tint surtout à l’obsessionnel souvenir de Breton, à ses dons secrets d’analyste impressionné. Cet ouvrage est d’une originalité captivante. Chacune des trente-deux découpures qui composent la lettre (reproduite dans un beau fac similé) est prétexte à enraciner le devenir de Breton dans ces quelques années et ces quelques mots partagés avec Vaché. Une série de hasards proprement subjectifs les lie à la production future de l’écrivain. Pas un détail, ici, qui ne soit appelé à des retentissements futurs ; pas plus, d’ailleurs, que de place laissée au hasard.

Les recherches de Georges Sebbag l’ont conduit à démonter la belle apparence de fouillis du document. Le moins que l’on puisse dire est que l’automatisme y eut peu de place ! Bouleversant témoignage, et lucide, enfin, que ce papier qui, au début de 1919, est déjà le premier rendez-vous des amis : Breton et Vaché y bousculent Swift, Aragon, Jacob, Reverdy, Adrienne Monnier, Fargue, et feu Guillaume Apollinaire ; Dada naît avec cette lettre à un mort que Tzara n’a qu’incomplètement remplacé.

La méthode d’explication « sans fil » de Sebbag, pour démêler les faux hasards de Breton, et qui apprend au moins à se méfier des coïncidences, est un bel exemple d’orthodoxie surréaliste. L’hommage est plus mimétique encore dans L’Imprononçable jour de ma naissance, un exercice de numérologie magique dans l’esprit ésotérique de Breton, peut-être excessif, mais qui, je crois, est le plus bel essai paranoïaque-critique publié depuis le Mythe tragique de l’Angélus de Millet de Dalí. Cette mine de renseignements, de coïncidences numériques troublantes, ce retour obsessionnel des mercredi et des vendredi dans l’histoire bretonienne, sont vertigineux, à défaut de toute preuve. À des années de distance, chiffres et souvenirs se télescopent : le V de Vaché, le 17et le 13 des initiales de Breton en bâtardes… D’obscurs poèmes plus tardifs ne sont que des réminiscences sur des thèmes de Vaché.

Pourtant, quel crédit apporter au hasard si, comme le débusque Sebbag, même les lapsus sur les dates de Breton sont, sinon prémédités, étrangement justifiables. Breton se fait naître un 18 au lieu du 19, troquant ainsi le Poisson pour le Verseau, les Cendres pour Mardi-Gras. Dans les Vases communicants, malgré les relectures, et son scrupule, il y a trois mardi du 20 au 23 avril. Des fautes qui s’expliquent.

Il est grisant de voir ainsi l’anodin toucher au merveilleux, le futile au nécessaire ; comme de constater, enfin, penaud et complice, que l’imprimeur de ce jeu de trois livres a achevé son travail un 22 avril, au 113 d’une rue… André Breton ! Un perfectionnisme qui est le signe de cette archéologie de la rencontre avec Vaché.

Olivier Philipponnat

Références

Olivier Philipponnat, « Fin de l’énigme Vaché ? », La Quinzaine littéraire, n° 551, 16 au 31 mars 1990.

Cet article porte sur la trilogie « Entre deux jours » :

Georges Sebbag, L’Imprononçable jour de sa naissance, 17ndré 13reton, Jean-Michel Place, 1988.

Georges Sebbag, L’Imprononçable jour de sa mort, Jacques Vaché, janvier 1919, Jean-Michel Place, 1989.

Jacques Vaché, Soixante-dix-neuf lettres de guerre, réunies et présentées par Georges Sebbag, Jean-Michel Place, 1989.