D’une génération à l’absence de génération

Arthur Koestler publie en 1968 Drinkers of Infinity qui sera traduit chez Calmann-Lévy sous le titre Le Démon de Socrate. Dans cet étonnant recueil d’articles portant sur la science, l’histoire et l’art, l’écrivain s’attarde en particulier en 1959 sur la jeunesse dont il brosse un portrait rapide, décennie après décennie. Dans les années 1920, la jeunesse, qui danse au son du jazz, lui paraît émancipée et tapageuse, les filles ont les jupes au-dessus des genoux et les cheveux au-dessus des oreilles. Au cours des années 1930, éprise de questions sociales, la jeunesse s’adonne à d’âpres discussions et se mobilise dans les meetings ou les marches de protestation. La génération des années 1940 affronte la guerre et la détresse. Si ces trois générations, la libertine, la rebelle et la guerrière sont entrées avec fracas dans l’Histoire, il n’en va plus de même de celle des années 1950 qui semble indifférente à la politique, aux idéaux et à la phraséologie. Elle aspire à avoir un métier, à fonder une famille peu nombreuse, à aller en vacances dans une nouvelle voiture. Koestler appelle cette jeunesse planétaire qui cultive son jardin, ne croit ni à Dieu ni au diable et ne veut pas se faire remarquer, « la génération invisible ».

Je compléterais volontiers cette typologie en disant que les générations qui se sont succédé depuis les années 1960 jusqu’à aujourd’hui sont demeurées « invisibles » à l’échelle des individus alors même qu’on célébrait et surexposait la jeunesse en général sur la place publique. Étaient-ce les jeunesses des années 1960 puis des années 1970 qui s’autocélébraient ou bien étaient-ce leurs parents qui les adulaient tout en entonnant un hymne à la jeunesse éternelle ? Le certain est que depuis 1968, symbole de la révolte et de la jeunesse, la relation entre les âges a été chamboulée : le jeune est devenu infiniment supérieur à l’adulte au point qu’aux alentours de l’an 2000 on est entré dans l’ère du gâtisme volontaire. Quand l’enfance et l’adolescence se prolongent indéfiniment, la nouvelle génération devient gâteuse dès le plus jeune âge.

Autre événement considérable et connexe : la périodisation propre à l’histoire a eu du plomb dans l’aile dès la fin des années 1970. Les nouvelles jeunesses ont eu le sentiment d’être des générations artificielles qui s’auto-engendraient, des « secondes générations » sans aucun lien avec d’hypothétiques générations antécédentes. Cet étrange milieu ambiant est aux antipodes d’une histoire chronologique, linéaire et fléchée. Les générations dont Koestler pouvait relater les ébats et les débats, les angoisses et les conquêtes, semblent s’être évanouies sous nos yeux et avoir cédé la place à un organisme hypertrophié, incurablement jeune.

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