Bordeaux et son double

 

Couverture Devesa

Jean-Michel Devésa, Bordeaux la mémoire des pierres, Mollat, 2015.

 

Quelle était la forme de Bordeaux en 1962, une ville qui abritait en son sein un quartier de républicains espagnols ? Pourquoi la vierge rouge Rosario Santiago, agent de liaison du clandestin Julián Grimau qui sera bientôt exécuté par le pouvoir franquiste, repoussait-elle les avances de son jeune amoureux François Lister et lui donnait-elle en permanence des leçons de militantisme ? Quelle configuration la métropole aquitaine a-t-elle prise en 2013 ? Comment François Lister revenu sur place arpente-t-il la ville et ses souvenirs lancinants après une aussi longue absence ?

L’auteur de ce roman tissé de déambulations à base de flashes et de surimpressions fait une entrée singulière dans le champ littéraire. Certes le récit semble lui coller à merveille : Devésa a une ascendance espagnole, il connaît Bordeaux comme sa poche et il enseigne la littérature à l’université Bordeaux Montaigne. Mais ce n’est qu’un effet de ressemblance ou peut-être même de brouillage. Car si l’auteur est présent, autant que la femme à qui le roman est dédié, il a pris soin de déléguer à des doubles divers sentiments, pensées et agissements. Sa doublure François Lister, qui appartient à une génération antérieure, fonce tête baissée dans le communisme alors qu’il en dénoncera plus tard les mirages et les impostures. Quant à la jeune pasionaria Rosario Santiago, si indifférente aux choses du sexe, elle sera remplacée en 2013 par Rosario Paradis, une doublure tout aussi séduisante qu’elle mais qui finance ses études d’histoire de l’art en s’exhibant dans un peep-show. Toute l’intrigue est là : d’une part, la militante Rosario s’interdit la bagatelle avec le jeune Lister, d’autre part le vieux Lister résiste vaillamment aux vibrants élans et aux désirs incandescents de la seconde Rosario énamourée.

On n’a cependant rien dit quand on a brossé ce schéma. Un acteur de taille s’interpose : Bordeaux via rues et trottoirs, bars et restaurants, boutiques et enseignes, bâtiments et monuments, habitat et population, artères et trafic, spectacle et divertissement, citoyens et institutions. De même que Louis Aragon témoignait dans Le Paysan de Paris de la disparition des Passages du côté des Grands Boulevards, Bordeaux la mémoire des pierres enregistre les bouleversements, substitutions, usures, patines, dégradations, embellissements qui n’ont pas manqué d’innerver ou d’énerver la ville depuis les années 1960.

Les pages soutenues et compactes de ce beau roman ont la particularité de recéler de très longues phrases économes en virgules, où des « je » se relaient, se superposent dans un courant alternatif masculin/féminin au milieu d’une réjouissante pagaille entre les âges. Ici le choix est volontaire de dénier à la description, au commentaire ou au dialogue toute spécificité et de les traiter tous comme autant de points de vue. C’est qu’il est grand temps de tordre le cou aux habitudes de lecture, aux recettes d’écriture qui encombrent notre mémoire et nous bouchent la vue. En convoquant à dessein des doublures de différentes générations, Devésa nous suggère qu’il n’est pas tenu comme romancier de brosser un tableau historique mais de déceler l’incroyable différence qui grésille entre deux événements qui se répètent. Le François Lister de 2013 s’est dépris de celui de 1962. À quoi cela tient-il ? Au regard subjugué de la seconde Rosario ? À un objet fantôme de la rue du Port ? Ou à une pierre qui n’amasse pas mousse du côté du cours Victor-Hugo ?

 Georges Sebbag

 

Références

« Bordeaux et son double », publié en mars 2015 sur le site de la librairie Mollat : www.mollat.com