André Breton collagiste

Breton, collage

En juin-juillet 1918, André Breton écrit un poème, intitulé « Pour Lafcadio », qui s’achève ainsi :
« Mieux vaut laisser dire
qu’André Breton
receveur de Contributions Indirectes
s’adonne au collage
en attendant la retraite »

À cette époque, alors que la fin de la Grande Guerre approche, André Breton découvre une activité inédite, déniche un emploi rare. Il se lance dans une longue carrière qu’il assumera jusqu’à la retraite, pour ne pas dire jusqu’à la fin de ses jours. Il s’adonne au collage, il devient collagiste. « Receveur de Contributions Indirectes », percepteur de taxes, telle est la définition, institutionnelle, ironique et limpide, du collagiste.

Au début de l’été 1918, Breton découvre simultanément la recette du poème-collage, du recueil-collage et de la lettre-collage.

Le poème-collage d’abord. C’est dans « Pour Lafcadio » que Breton, pour la première fois, s’adonne au collage et se définit comme collagiste. Rappelons que Lafcadio, protagoniste des Caves du Vatican, réalise et symbolise l’acte gratuit selon André Gide. Comment Breton fabrique-t-il son poème-collage ? Il monte son poème  de toutes pièces en empruntant, à Rimbaud ou à ses amis Jacques Vaché et Théodore Fraenkel, des mots, des expressions, légèrement rectifiés, sans jamais citer les sources, alors que paradoxalement le nom d’André Breton occupe une place de choix à la fin du poème.

Le recueil-collage ensuite. Breton étend sa fonction de collagiste en intitulant son premier recueil de poèmes Mont de piété. Le titre Mont de piété, écrit sans traits d’union, condense évidemment deux sens : crédit sur gages et pic de dévotion. Dans ce recueil, Breton se recueille. Le collagiste, l’emprunteur sur gages voue un culte à ceux qu’il a eu l’occasion d’admirer et de piller — Mallarmé, Gide, Derain, Valéry, Vaché, et en tête de liste Arthur Rimbaud. Avec Mont de piété, Breton suit la trace de Rimbaud et retrouve l’état d’esprit du poème « Dévotion » des Illuminations : une immense ferveur teintée de provocation.

Lorsque Valéry eut connaissance du titre Mont de piété, il se souvint de cette parole de Rimbaud dans « Dévotion », en forme d’ex-voto : « À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou — l’herbe d’été bourdonnante et puante. — Pour la fièvre des mères et des enfants. » Et aussitôt il retourna au jeune Breton cette interprétation : « Mont de piété est un titre délicieux — à toutes les reconnaissances… Baoû ! » Ajoutons qu’au moment où Breton étalait l’étendue de ses emprunts, tout en rendant grâce à ses débiteurs anciens ou contemporains, au moment où il s’emparait de l’expression « mont-de-piété » et lui faisait subir une reconversion, il eut comme un pressentiment. En effet, quelques mois après, la presse devait annoncer une réforme des établissements de prêts sur gages avec pour commencer un changement de sigle. Au vénérable « Mont-de-piété » allait succéder le « Crédit municipal ».

Enfin, outre le poème-collage et le recueil-collage, Breton invente la lettre-collage. C’est l’époque où Breton expédie des lettres-collages à Aragon, Fraenkel et Vaché. À la mort d’André Breton, le communiste Aragon rendra hommage à son ex-ami surréaliste en première page des Lettres françaises. Tout son propos s’appuiera sur la lettre-collage destinée au soldat Aragon en route vers l’Alsace : « Il y aura bientôt quarante-huit ans, le 9 novembre 1918 [il s’agit en réalité du 10 novembre], André Breton m’écrivait une de ces lettres-collages dont il avait alors l’habitude, où, sur un papier fort, il disposait en tous sens des coupures de journaux, des textes copiés par lui et des nouvelles pour le soldat que j’étais. » En octobre 1966, la mémoire surréaliste d’Aragon exhume spontanément l’activité collagiste d’André Breton, à savoir la confection d’une lettre reposant sur un pêle-mêle de découpures de journaux ou d’emballages, de citations manuscrites et de brèves nouvelles personnelles. Ce témoignage significatif, mais tardif, sur le collagisme de Breton, doit être complété par un document encore plus probant, du même Aragon, Projet d’histoire littéraire contemporaine, publié dans Littérature. Cette historiographie en cours du dada-surréalisme qui va de 1913 à l’été 1922 se réduit en fait au plan détaillé de l’ouvrage. Pour la période novembre 1918–janvier 1919, on peut lire cette série de rubriques : « Manifeste Dada 1918. — Codification du cubisme littéraire. — Aujourd’hui naît et meurt. — Valori Plastici. — Art et Vie devient Art et Action. — Cocteau prend figure.— Mort de Jacques Vaché.— L’époque des collages. »

La chronologie de toutes ces rubriques est loin d’être impeccable. En revanche, les deux repères « Mort de Jacques Vaché » et « L’époque des collages », sont correctement situés. Notons que l’intitulé « L’époque des collages » ne peut viser rien d’autre que le collagisme d’André Breton. Le 6 janvier 1919, Jacques Vaché meurt à Nantes, dans une chambre d’hôtel, en compagnie d’un ami, à la suite d’une overdose d’opium. Comportement suicidaire ? Bien sûr. Suicide délibéré ? Rien n’est moins sûr. Une semaine plus tard, André Breton, qui réside à l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, à Paris, expédie une lettre-collage à Vaché, ignorant tout de sa mort.

La lettre-collage en question se compose de trente-deux découpures et d’un texte manuscrit qui pour l’essentiel revient à citer le passage des Instructions aux domestiques de Swift sur l’art d’éteindre une chandelle et la réponse d’Aragon à une enquête sur l’humour. Il y a déjà là une préfiguration de l’Anthologie de l’humour noir. Le support de la lettre-collage est composé d’une feuille maîtresse, augmentée d’un rabat et d’un pliage en accordéon.

Examinons deux éléments de la lettre-collage qui n’est donc jamais parvenue à son destinataire et qui n’a refait surface qu’en 1989, lorsque je lui ai consacré un ouvrage.

Sur la face externe du rabat, Breton a collé un fragment du bulletin de souscription du roman de Pierre Reverdy Le Voleur de Talan. Sous ce titre, se mêlent deux drames. D’une part, Le Voleur de Talan illustre la terrible guéguerre qui oppose depuis 1915 Reverdy et Max Jacob, car tous deux revendiquent la paternité du poème en prose moderne. D’autre part, Le Voleur de Talan, est un autoportrait masqué, dissimulé, enfoui, comme Reverdy le confessera beaucoup plus tard dans un envoi à la libraire Adrienne Monnier. Sachant que Breton fréquentait assidûment Reverdy, on ne s’étonnera pas qu’il ait apposé sur le bulletin de souscription une sorte de petit poème en prose où il divulguait son propre signalement. Relisons ce poème en cinq vers ayant pour titre « A. B. », les initiales du collagiste :
Cheveux blonds
Yeux gris
Front découvert
Nez aquilin
Visage ovale.

André Breton s’est bien gardé de se décrire en se regardant dans une glace. Il aurait alors signalé qu’il avait les cheveux châtains, les yeux plutôt verts et le nez droit. Il a adopté une démarche collagiste, en allant recopier le signalement plutôt trompeur figurant dans son livret militaire.

Il faut associer à la découpure du Voleur de Talan, une autre découpure de monte-en-l’air, de personnage inquiétant arborant un loup noir. Cette fois-ci le collagiste a découpé dans Cauchemars d’André de Lorde un dessin de Gus Bofa illustrant la nouvelle « Le Bal Rouge ». Surtout il a agrémenté l’image de cette légende exclamative : « C’était vous, Jacques ! » Il faut comprendre que la pratique collagiste opère des trocs ou des transferts d’identités, tout un jeu de substitutions sur le mode du travestissement. Que cela se produise avec Jacques Vaché, la dandy des tranchées, l’inventeur de l’umour sans h, cela n’a rien de surprenant.

Souvenons-nous du palmarès figurant dans le Manifeste du surréalisme : « Swift est surréaliste dans la méchanceté. / Sade est surréaliste dans le sadisme. / Chateaubriand est surréaliste dans l’exotisme. / Constant est surréaliste en politique. […] » Breton finit par glisser : « Vaché est surréaliste en moi. » Et il enchaîne, sentant sans doute qu’il était allé trop loin dans l’aveu : « Reverdy est surréaliste chez lui. »

L’introjection de Vaché en Breton relève davantage du collagisme que d’une psychologie de l’inconscient. Mais le collagisme de Breton, déjà actif du vivant de Vaché, va prendre son véritable essor à partir de l’imprononçable jour de la mort du scripteur des Lettres de guerre. La disparition de Vaché va tout précipiter. La pratique artistique et documentaire du poème-collage ou de la lettre-collage va se répandre et s’amplifier. Elle orientera l’esprit nouveau surréaliste, nourrira l’activité dada-surréaliste. Si on donnait à « collage » le sens de « concubinage », on pourrait même dire que Breton n’aura de cesse d’être à la colle avec Vaché. Le dandy Vaché hantera Breton dans ses rêves. En juillet 1945, Breton hallucinera Vaché dans un bar en plein désert du Nevada.

Le duo Breton-Vaché, leur collage, leur union libre, est une bonne introduction aux formes surréalistes et à la formation du groupe surréaliste. La lettre-collage de Breton à Vaché est à l’image d’un groupe en formation, dont elle annonce le programme. Elle rassemble et mêle des identités et des intensités, des événements et des fantasmes, des vivants et des morts. Elle est anthologique à souhait. Elle regroupe trois ancêtres (Rimbaud, Lautréamont, Jarry), trois amis (Aragon, Fraenkel, Soupault), deux alliés provisoires (Adrienne Monnier, Léon-Paul Fargue), un étonnant poète en prose (Pierre Reverdy) et son faux frère (Max Jacob). Deux articles nécrologiques sont consacrés à Guillaume Apollinaire et deux autres à Samuel Pozzi et Edgar Degas. Un florilège de poésies familières comprenant une berceuse, une chanson populaire et une sorte de comptine, se démarque nettement de deux redoutables sonnets. L’humour est à la fête avec une enquête, un extrait de Swift et un mot d’esprit sur la Révolution, ainsi libellé : « Nous ferons la Révolution, me dit un ami. Nous nous emparerons du Matin et nous l’appellerons le Grand Soir. », cette phrase avoisinant une caricature de Clemenceau, travesti en demi-mondaine, avec chapeau, bottines et parapluie.

Tzara, à Zurich, Breton, à Paris, entament une correspondance en janvier 1919. La dadaïste Tzara prend en fait le relais du dada-surréaliste Vaché. Le 2 mars, le 4 avril, Breton lui réclame une photo. Le 12 juin, en possession de la précieuse image, il confie au double de Vaché : « J’interroge longuement cette photographie. Même de traits, il me semble vous avoir toujours connu. » Lorsque Tzara débarquera à Paris, en janvier 1920, les trois directeurs de Littérature seront déconcertés, comme le relate Aragon dans son Projet d’histoire littéraire contemporaine : « […] la porte de la chambre voisine s’ouvrit et donna passage à un petit homme brun qui fit trois pas précipités, et nous comprîmes qu’il était myope. C’était Tzara que je venais voir, mais ne l’ayant jamais imaginé de ce format, un jeune Japonais à binocle, j’eus une petite hésitation, lui aussi. Le voici donc cet agitateur que nous avons appelé à Paris, celui qui sur sa photographie aux gants de cuir ressemblait à Jacques Vaché et dont la poésie était couramment comparée à celle de Rimbaud […] »

Le collagisme bretonien, dont la lettre-collage représente une forme externe, s’accomplit à l’intérieur de soi, par introjection ou incorporation d’une seconde, d’une troisième, voire d’une quatrième identité. C’est ainsi que peut se constituer, par un processus d’agglomération interne et d’agglutination externe, un duo, un trio, un quatuor, un quintette dada-surréaliste. En 1918, le collagisme bretonien est tricéphale : Breton-Vaché-Aragon. L’année suivante, il sera quadricéphale : Breton-Vaché-Tzara-Soupault. Voyons un exemple de transfert ultra conscient de la figure de Vaché sur la personne de Tzara. Le 28 juillet 1919, alors que Littérature du mois écoulé a consacré la moitié du numéro à Vaché et Tzara, Breton déclare au dadaïste de Zurich : « Je pense à vous comme je n’ai jamais pensé… qu’à Jacques Vaché, je l’ai déjà dit (c’est-à-dire qu’avant d’agir je me mets presque toujours d’accord avec vous). » Un autre exemple. Le 26 décembre 1919, quand Breton presse Tzara de venir à Paris : « Mon cher Tristan, je vous attends, je n’attends plus que vous », il reprend spontanément le message « JE VOUS ATTENDS », qui figure en lettres capitales dans la lettre-collage à Vaché.

En 1919, le collagisme bretonien met au jour le quatuor Breton-Vaché-Tzara-Soupault. Vaché est mort mais déjà renaissant, Tzara est loin mais déjà présent, quant à Soupault, il expérimente avec Breton une écriture plurielle, l’écriture automatique. Soupault et Breton écoutent avec l’oreille interne, la voix surréaliste. Et ils entendent avec l’oreille externe, la voix de l’autre scripteur. « Prisonniers des gouttes d’eau, nous ne sommes que des animaux perpétuels » : ainsi commencent Les Champs magnétiques. Le comportement des deux scripteurs est manifestement collagiste. D’abord, Breton et Soupault veulent être les appareils enregistreurs, les sténographes d’une parole intérieure. Ensuite, ils se comparent eux-mêmes à deux pagures ou bernard-l’hermites, à deux crustacés logeant dans des coquilles abandonnés et échangeant leur voix. Enfin, la raison commerciale « André Breton & Philippe Soupault / Bois & Charbons » qui est affichée à la fin des Champs magnétiques  désigne des duettistes,  deux associés la main dans la main.

Le collagisme formel et son prolongement existentiel tiennent-ils à la seule individualité d’André Breton ? Il ne le semble pas. Cette propension à l’incorporation d’autres personnes est justement partagée par Philippe Soupault. Dans son roman familial de 1924 Les Frères Durandeau, Soupault dépeint sa façon d’être, son allure à travers le regard de ses amis surréalistes : « Les amis prétendaient pouvoir le reconnaître uniquement grâce à son ombre frissonnante ». Or Soupault a raconté à plusieurs reprises sa rencontre avec Apollinaire à qui il réclamait un poème et qui s’exécuta. Dans ce poème intitulé « Ombre », Apollinaire évoque sa propre ombre. Cette ombre rampante, telle « Un Indien à l’affût pendant l’éternité », est une ombre frissonnante peuplée de souvenirs relatifs à de nombreux compagnons morts à la guerre. Précédé ou suivi de son ombre multiple, Apollinaire est aussi entouré, protégé par cette troupe de défunts virevoltant à ses pieds. La transformation du multiple en un est à la fois admirable et cruelle :
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal

Apollinaire, en plein jour, contemple la cinématographie de son ombre et redécouvre la topographie de sa mémoire :
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière

On ne comprendrait rien à l’amitié et à la furie propre au groupe dada-surréaliste, si on ne décelait pas chez chaque participant la faculté de s’agréger des êtres chers, morts ou vifs. Nous ne sommes sans doute pas loin de la possession chamanique. Le dada-surréaliste est un être à deux têtes, à trois têtes, à dix têtes, à cent têtes. Avec le collage, Breton tient le procédé formel ou l’aiguillage technique qui le conduisent vers un groupe, vers une formation dada-surréaliste. En ce sens, est dada-surréaliste celui qui projette autour de soi une ombre ou un halo peuplé d’amis morts ou vivants et qui reste obstinément attaché à cette présence fantomatique. Dans les années soixante, Aragon qui avait pourtant rompu depuis longtemps avec le groupe surréaliste, sera encore hanté par ses propres revenants. Un Soupault, un Breton, un Aragon ne peuvent guère se délester de l’ombre multiple qui les accompagne, répugnent à déchirer le somptueux collage qu’ils ont réalisé.

Sur André Breton veillent Jacques Vaché mais aussi Ducasse, Rimbaud, Léonie Aubois d’Ashby, Fantômas, Soupault, Aragon ou Desnos. L’ombre frissonnante de Soupault inclut entre autres « l’ombre errante » d’Apollinaire, l’ombre brisée et démesurée de Ducasse, les silhouettes de Nick Carter et de Charlot, un Vaché en instance de départ, le pagure Breton, l’étincelant Aragon. Et pour ce dernier, des poètes, des acteurs, des peintres se pressent à ses côtés, parmi lesquels on peut relever Rimbaud, Ducasse, Musidora, Chirico, Breton ou Soupault.

Le collagisme formel à finalité collective est toujours présent dans les revues et les expositions surréalistes.

Premier exemple : dans Littérature d’octobre 1923, on peut contempler sur une double page et sous le titre ERUTARETTIL (c’est le mot « Littérature » pris à rebours), une composition graphique, une constellation de soixante-et-onze noms d’ancêtres ou de précurseurs du surréalisme.

Deuxième exemple : dans le premier numéro de La Révolution surréaliste, vingt-huit photos de surréalistes, y compris celles de Freud, Picasso et Chirico, mêlant ainsi deux générations, gravitent autour du portrait de Germaine Berton, l’anarchiste qui assassina Marius Plateau.

Troisième exemple : sur la page qui ouvre le dernier numéro de La Révolution surréaliste des traces de rouge à lèvres ont été apposées par sept femmes surréalistes.

Quatrième exemple : à la fin de ce même numéro, seize portraits de surréalistes aux yeux clos encadrent un tableau de Magritte en forme de rébus, avec l’image d’une femme nue intercalée entre deux inscriptions. Ce qui donne à la lecture : « je ne vois pas la [femme] cachée dans la forêt ».

Cinquième exemple : Le Surréalisme ASDLR publie un photomontage de Max Ernst Au Rendez-vous des Amis 1931, où le fameux collagiste a réparti dix-huit têtes surréalistes sur une ligne serpentine.

Sixième exemple : Breton compose en 1937 un collage savant, réunissant les photos, les inscriptions ou les images de quarante-huit maîtres de l’humour noir.

Septième exemple : douze autels consacrés à des êtres ou des objets mythiques sont édifiés lors de l’exposition internationale du surréalisme de 1947 à Paris. Les visiteurs de la galerie Maeght pourront constater que les surréalistes vouent un culte à Léonie Aubois d’Ashby, qui est une émanation du  poème « Dévotion » de Rimbaud, au Soigneur de gravité, auquel Duchamp a assigné une certaine place dans le Grand Verre, ou encore à la Chevelure de Falmer, cette chevelure sanglante dont il est question dans Les Chants de Maldoror. Il paraît évident que cette installation de douze autels se situe dans le droit fil de Mont de piété. Sauf qu’entre 1919 et 1947, le recueil-collage s’est métamorphosé en collage architectural.

Huitième exemple : on pourrait aussi évoquer le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme de 1942 à New York où Breton a passé en revue quinze mythes anciens et modernes. Le collagiste a joué sur la phrase et l’image, sur la rencontre d’une citation et de deux illustrations. Pour le mythe de l’âge d’or, par exemple, Breton a juxtaposé une phrase de Ducasse, un fragment du Jardin des délices de Jérôme Bosch et une photo de L’Âge d’or de Buñuel.

Tous ces exemples soulignent à quel point le collagisme tend à dessiner une constellation mouvante d’individus et d’images, une ombre frissonnante de vivants et de morts. Mais que signifient ces cohortes grégaires, ces rassemblements divers ? Les collages ont-ils pour fonction de noyer les individualités, de dissoudre les identités ?

Face à cette question, on peut ébaucher une première réponse : le collage produit une reconnaissance soudaine. Une identification inattendue se déclare. Et la révélation est performative, exclamative : « mais… c’est toi ! ». Voyons quelques identifications, quelques reconnaissances entrant dans le sillage du collagisme bretonien.

1° La révélation brutale de l’identité de Jacques Vaché. Dans la lettre-collage du 13 janvier 1919 destinée à Vaché, Breton légende ainsi le monte-en-l’air portant un loup noir, l’assassin déguisé en seigneur vénitien : « C’était vous, Jacques ! »

2° La brusque révélation d’une entité géographique lors de l’interprétation d’un rêve. La première phrase d’Arcane 17 tourne autour de la surprenante personnification de l’île Bonaventure. Repensant à un personnage perçu en rêve par Elisa Breton, l’auteur d’Arcane 17  s’écrie : « Dans le rêve d’Elisa, cette vieille gitane qui voulait m’embrasser, mais c’était l’île Bonaventure, un des plus grands sanctuaires d’oiseaux de mer qui soient au monde. » C’est le Breton collagiste qui fait le lien entre la vieille gitane et le sanctuaire d’oiseaux de mer.

3° La surprenante identification des toits de Saint-Cirq La Popie à Elisa Breton. Sur le Livre d’or de Saint-Cirq La Popie, Breton raconte dans quelles circonstances se produisit son coup de foudre pour le village. Il note  que Saint-Cirq La Popie s’apparente à certaines Illuminations de Rimbaud car il est « le produit du plus rare équilibre dans la plus parfaite dénivellation de plans. » Puis soudain, s’adressant secrètement à Elisa, car son nom n’apparaît pas, il lui confie : « Ses toits, c’est toi. »

4° L’identification du pic du Teide à André Breton. Dans L’Amour fou, à l’issue du récit relatant son voyage aux Canaries, Breton apostrophe le pic volcanique : « Teide admirable, prends ma vie ! » Breton s’identifie à un Teide cosmique et mythique : « Je ne veux faire avec toi qu’un seul être de ta chair, de la chair des méduses, qu’un seul être qui soit la méduse des mers du désir […]  Puisse ma pensée parler par toi […] ». Le Teide et le désir de Breton se mêlent et s’aiguisent l’un l’autre : « […] tu te confonds avec mon amour, cet amour et toi vous êtes faits à perte de vue pour vous égriser. »

5° L’identification de la cinéaste Nelly Kaplan à la lampe au bec d’argent de Lautréamont. Rappelons qu’après la lutte victorieuse de Maldoror avec l’ange de la lampe au bec d’argent, cette dernière est arrachée à son lieu de culte. Désormais la lampe au bec d’argent navigue sur la Seine, où elle « s’avance comme une reine, solitaire, impénétrable ». Durant l’été 1957, une querelle éclate entre André Breton et Nelly Kaplan. Il faut dire qu’André Breton, amoureux de Nelly Kaplan, est le rival de Philippe Soupault. Dans un pneumatique à Nelly Kaplan, Breton revient sur l’épisode en faisant jouer un rôle étonnant à la lampe au bec d’argent de Lautréamont : « À quoi je pense ? Je pense à cette lampe, sœur de celle au bec d’argent qui glisse sur la Seine et qui s’est posée entre nous ce matin avec une telle gravité. » Premier acte : la lampe au bec d’argent s’est interposée entre André et Nelly.

Breton poursuit : « Je vois les protagonistes qu’elle éclairait à les aveugler, dont deux qui s’étaient perdus de vue dans la jeunesse [il s’agit évidemment de Breton et Soupault] et que revoici, sans qu’on puisse rien préciser de leurs relations qui ont à coup sûr été intimes, ne fût-ce que par le regard qu’ils ont eu jadis pour cette lampe au bec d’argent (qu’ils ont alors été seuls à avoir). » Deuxième acte : Breton dénombre la lampe au bec d’argent, Nelly Kaplan, Breton & Soupault, les associés de l’entreprise Bois & Charbons, admirateurs inconditionnels de la lampe au bec d’argent.

Puis, inopinément, Breton évoque une phrase de Charles Fourier : « Je pense à la formule si belle, mais aussi si mystérieuse — qui l’expliquera ? — qui dit que les attractions sont proportionnelles aux destinées. » Renonçons, comme nous y invite d’ailleurs Breton, à expliciter la phrase de Fourier. Mais le troisième acte paraît clair : le hasard objectif qui avait jadis réuni les deux zélateurs de Lautréamont, les deux pagures des Champs magnétiques, quel air va-t-il jouer à présent, celui de la désunion ?

Sautons quelques lignes et nous arrivons au dernier acte, à l’identification de Nelly Kaplan à la lampe au bec d’argent : « Et la lampe au bec d’argent, c’est donc toi [toi est souligné] à quoi ils risquent tous autant de se brûler les ailes […] ». Au fur et à mesure que Breton repense à la scène fatidique du matin, la lampe au bec d’argent vient au premier plan et finit par incarner Nelly Kaplan.

Récapitulons. Le collagisme bretonien ne contribue pas à brouiller les cartes, mais à faire surgir des identités nouvelles, à opérer des appropriations. Le collagisme esquisse même des lignes et des formes. Pour le « ses toits, c’est toi » d’Elisa Breton, une ligne oblique architecturale semble résulter de l’équilibre dans la dénivellation des plans. Pour Nelly Kaplan, la lampe au « sourire inextinguible » suggère plutôt une ligne de fuite. Quant au pic volcanique incarné par André Breton, tantôt il prend la forme d’un cône, tantôt celle d’un diamant.

Mais c’est dans la graphie, dans le tracé de l’écriture, que le collagisme atteint des sommets. En effet, au milieu des années vingt, André Breton a remarqué qu’il avait une curieuse façon de signer. En traçant l’initiale A de André il confectionnait le nombre 17, et en traçant l’initiale B de Breton il confectionnait le nombre 13. Ainsi lors du tracé, par définition automatique, de sa signature, il faisait surgir le nombre 1713. En signant son monogramme AB, il signalait en fait l’année 1713. C’est pourquoi depuis cette époque André Breton se surnommait lui-même 1713.

Avant d’aller plus avant dans notre enquête sur le collage, Breton et le dada-surréalisme, il faut comprendre que le receveur de Contributions Indirectes qui s’adonne au collage en attendant la retraite, le fait aussi bien sur le terrain de l’objet, de l’objectivité, donc sur le plan spatial et matériel, que dans la représentation intime du sujet, donc sur le plan mental, temporel et sensible.

Au fond, il y a trois sens du mot collage.

Premier sens, le plus connu : le collage spatial. C’est le sens formel du collage. Sur une surface ou dans un espace donné, sont rapprochés, installés, montés, collés, des phrases, des images, des photos, des objets. Partant d’éléments disparates, on aboutit à une contiguïté artificielle.

Deuxième sens, sens plus argotique : le collage passionnel. C’est le sens intuitif et collectif du collage. C’est l’union libre des corps, l’association libre des esprits, c’est le désir amoureux avec toutes ses variantes fouriéristes. Mais le deuxième sens s’articule sur le premier sens. En effet, le collage spatial est un détonateur pour le collage amoureux, car comme dans un test projectif, il peut révéler soudain la nature du lien passionnel. Par exemple, Breton & Soupault s’identifient eux-mêmes à Bois & Charbons. Ou encore, Breton identifie Nelly Kaplan à la lampe au bec d’argent de Lautréamont.

Troisième sens, sens plus poétique, existentiel et historique : le collage temporel. C’est la survenue de coïncidences. En un temps donné, des micro-événements viennent s’ajuster les uns aux autres, comme s’ils contredisaient le cours habituel des choses. Ainsi se produit une contiguïté de faits inattendus. C’est ce que les surréalistes nomment hasard objectif, et qu’on pourrait appeler, magnétisation des durées ou collage des âges.

Voyons un bel exemple de hasard objectif, de survenue de coïncidences. En mars 1922, Littérature publie « L’esprit nouveau », un récit impersonnel daté mais non signé. Le propos paraît banal. Louis Aragon, André Breton et André Derain qui se retrouvent au café des Deux Magots constatent qu’ils viennent successivement de manquer leur rencontre avec la même jeune femme, dont chacun avait pu observer la dérive rue Bonaparte ou devant la grille de l’église Saint-Germain-des-Prés. C’est ce non-événement qui fait événement. Car la coïncidence des trois non-rencontres produit une durée significative, une durée automatique. La déconvenue de trois amis face à une jeune fille d’une beauté peu commune, « avec on ne sait quoi dans le maintien d’extraordinairement perdu », face à un « véritable sphinx » qui ne les a pourtant pas interrogés, c’est cette déconvenue qui provoque le premier procès-verbal de hasard objectif.

Il y a donc trois genres de collage, le collage spatial, le collage passionnel et le collage temporel. Et l’attitude dada-surréaliste consiste à passer de l’un à l’autre. André Breton y excelle. Cependant, il faut lever un malentendu. Le collage ne recherche pas plus l’unité qu’il ne cultive l’insolite à tout prix. Car le collage reconnaît à la fois la perte et le gain, la part du feu et la part du jeu.

Le collage, et c’est là souvent son gage d’authenticité, ne tend à produire ni un poncif ni un bel emballage. Deux événements fondateurs du dada-surréalisme le montrent à leur façon. D’une part, au tout début de 1919, Breton entend, pour la première fois, un message automatique. D’autre part, vers 1925, les membres du groupe surréaliste jouent au cadavre exquis.

Relisons le passage du Manifeste du surréalisme relatant la découverte du premier message automatique : « Un soir donc avant de m’endormir, je perçus, nettement articulée au point qu’il était impossible d’y changer un mot […] une assez bizarre phrase  […] qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. En vérité cette phrase m’étonnait […] c’était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne pouvait souffrir d’équivoque, accompagnée qu’elle était de la faible représentation visuelle d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe du corps. »

On sait que la phrase de présommeil, le premier message automatique : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » a donné naissance à l’écriture automatique, et en tout premier lieu, à l’expérience des Champs magnétiques conduite par les deux pagures Breton & Soupault. On admettra que la représentation visuelle de la phrase en question est plutôt sanglante et macabre. J’ai eu l’occasion de montrer que « l’homme coupé en deux par la fenêtre » n’était pas étranger à toute une série de faits divers émaillant l’actualité journalistique depuis l’année 1900. Déjà en leur temps, Jean Lorrain, Alphonse Allais ou Alfred Jarry avaient eu à traiter diverses affaires d’homme coupé en morceaux ou de femme coupée en morceaux. D’ailleurs Breton envisageait, comme il l’a confié à Aragon en novembre 1918, d’écrire un conte intitulé « L’Homme coupé en morceaux ». Mais à défaut de réaliser ce projet, il l’a récupéré dans le premier message automatique.

Le collagiste Breton est un chirurgien découpant, greffant, recousant. Ses collages recomposent des hommes ou des femmes coupés en morceaux. Et il n’est pas le seul. Car il faut être à plusieurs pour réaliser les trois, quatre ou cinq morceaux d’un cadavre exquis. Rappelons que le cadavre exquis est un jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par des joueurs ignorant la part prise par les autres collaborateurs. Le jeu doit son nom à la première phrase obtenue selon cette règle : Le cadavre —  exquis — boira — le vin — nouveau.

Le cadavre exquis et la lettre-collage utilisent tous deux le pliage. Le premier cadavre exquis, « Le cadavre exquis boira le vin nouveau », fait sans doute écho au premier message automatique, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », qui lui-même fait écho au fait divers de l’homme coupé en morceaux.

Au point où nous en sommes, quel est le dénominateur commun du cadavre exquis, du message automatique et du collage ? C’est l’automatisme, bien entendu. Car le collagiste dada-surréaliste est plus automaticien que dialecticien.

Reprenons alors nos trois genres de collage. Dans le collage spatial, l’automatisme balaie l’esthétisme. Dans le collage passionnel, l’automatisme compose avec le désir. Dans le collage temporel, l’automaticité supplée la durée.

Revenons-en à 1713, au surnom que Breton a déchiffré dans la tracé automatique de sa signature. À ce sujet, Breton confectionnera en 1941, à New York, un poème-objet intitulé « Portrait de l’acteur A. B. dans son rôle mémorable de l’an de grâce 1713 ». Ce tableau-collage, qui est composé d’objets, de phrases et d’images, forme un dispositif qui enserre des durées survenues en 1713. Le collagiste a projeté un faisceau de durées propres à l’histoire européenne. Tout spécialement, il retient des événements de 1713, la naissance de Diderot et de Vaucanson, le mariage du mathématicien aveugle Saunderson, inventeur d’une machine à calculer décrite par Diderot dans la Lettre sur les aveugles. Il évoque aussi la paix d’Utrecht et la bulle Unigenitus du pape Clément XI, qui consacre le triomphe des jésuites sur les jansénistes. L’abbaye de Port-Royal est détruite. Breton traite Clément XI de vieux chien car il a porté ombrage à Pascal et à Racine.

À travers cette sélection de durées automatiques, l’automatique est clairement pointé dans la machine à calculer de Saunderson et dans les automates de Vaucanson, dont le fameux canard. Mais le poème-objet porte aussi la trace de l’exil de Breton à New York, puisque le canard de Vaucanson transparaît dans une vue aérienne de la pointe de Long Island, dénommée justement « Tête de canard ».

Le poème-objet « Portrait de l’acteur A. B. dans son rôle mémorable de l’an de grâce 1713 » soulève la question de l’autoportrait et la question de la durée automatique.

Commençons par la question de l’identification. Dans la lettre-collage à Vaché, André Breton, réduit justement aux initiales A. B., s’était identifié à son signalement militaire : « Cheveux blonds / Yeux gris / Front découvert / Nez aquilin / Visage ovale. » Rappelons aussi qu’il avouait dans le Manifeste : « Vaché est surréaliste en moi. » Puis, dans L’Amour fou, il se confondra avec le pic volcanique du Teide. Enfin, en  exil à New York, partant de l’équation A.B. = 1713, il s’identifie à tout un réseau d’individus et d’événements. Le dada-surréaliste ne manque pas une occasion de renverser l’idole philosophique Moi = Moi.

Toutefois, l’incorporation collagiste d’autrui en soi n’est pas une pratique exclusivement bretonienne. Elle s’exprime aussi dans la dernière lettre écrite par Nietzsche juste avant son effondrement. On sait que dans cette lettre euphorique Nietzsche s’identifie au roi Victor-Emmanuel, aux criminels Prado et Chambige, à Ferdinand de Lesseps, au comte Robilant, à l’architecte Antonelli, etc. Or en 1930 Breton publiera cette lettre dans Le Surréalisme ASDLR. Et en 1940, comme en témoigne ce vers du poème Fata Morgana, il s’identifiera à Nietzsche s’appropriant tous les grands noms de l’histoire :

« Je suis Nietzsche commençant à comprendre qu’il est à la fois Victor-Emmanuel et deux assassins des journaux Astu momie d’ibis »

Après la question de l’identification, où Breton s’accorde avec Nietzsche, pour faire le procès de la subjectivité, il faut examiner la façon dont le poème-objet met en scène les durées automatiques. Breton joue le jeu en retenant uniquement les événements survenus durant l’année 1713. Mais la pratique collagiste l’engage, bien entendu, à sélectionner, à découper, à rectifier, à ajuster et à coller. Le plus étonnant alors est que l’année 1713 tourne autour de l’automatisme. Car Pascal, qui inventa la machine arithmétique, comme l’aveugle Saunderson, qui inventa la machine à calculer sans voir, abordent la question des jeux et des probabilités. Et ces deux mathématiciens en appellent un troisième que Breton aurait pu invoquer. En effet, en 1713 paraît l’Ars conjectandi, l’ouvrage posthume du mathématicien Bernoulli. Dans cet Art de conjecturer, Bernoulli manifeste l’intention d’appliquer le calcul des probabilités aux sciences morales et économiques. L’année 1713, en tant qu’année de l’automatisme ouvre curieusement la voie au hasard objectif surréaliste. 1713 est l’an I du dada-surréalisme.

Doit-on assigner des limites à notre existence ? Peut-on écrire le nom d’André Breton, suivi de l’année de naissance et de l’année de mort : André Breton (1896-1966) ? Ces questions sont clairement posées, en janvier 1925, par l’auteur de l’Introduction au discours sur le peu de réalité, qui ne se résout pas à s’enfermer dans les cadres conventionnels du temps. Saluant l’invention du sans-fil, André Breton prend le parti de la télégraphie sans fil, de la téléphonie sans fil et même de l’imagination sans fil des futuristes. Il a alors le sentiment de se lancer dans une grande aventure, « de ressembler quelque peu à un chercheur d’or ». C’est le moment où il prononce la très belle formule résumant la problématique des durées magnétiques ou du temps sans fil : « je cherche l’or du temps ».

Comme chacun sait, Nadja est le récit par excellence du hasard objectif. Ce récit documentaire, truffé de « rapprochements soudains » ou de « pétrifiantes coïncidences », poursuit l’engagement collagiste de Breton. Par exemple, se promenant tout un dimanche avec Soupault, Breton, alors obsédé par l’enseigne BOIS-CHARBONS, acquiert subitement un don de voyance dans le dédale de la capitale :

« Il me semble que je pouvais dire, dans quelque rue qu’on s’engageât, à quelle hauteur, sur la droite, sur la gauche, ces boutiques apparaîtraient. Et que cela se vérifiait toujours. »

Le lundi 4 octobre 1926, descendant la rue Lafayette, Breton croise une jeune femme « très pauvrement vêtue », qui « va la tête haute », « curieusement fardée ». Il s’adresse aussitôt à l’inconnue qui lui sourit « très mystérieusement ». C’est Nadja « l’âme errante ». Le mercredi 6, à la tombée de la nuit après maintes péripéties, Nadja et Breton prennent leur repas à une terrasse de la place Dauphine. Au dessert, la jeune femme qui parcourt du regard la place désigne à son compagnon de table une maison : « Vois-tu là-bas, cette fenêtre ? Elle est noire, comme toutes les autres. Regarde bien. Dans une minute, elle va s’éclairer. Elle sera rouge. » Breton poursuit ainsi son récit : « La minute passe. La fenêtre s’éclaire. Il y a, en effet, des rideaux rouges. »

Une autre rencontre fatale, celle de L’Amour fou, se produit le soir du 29 mai 1934 entre Breton et une jeune inconnue aux cheveux « de pluie claire sur des marronniers en fleurs. » Il s’ensuit une longue promenade nocturne dans Paris, en particulier dans les petites rues du quartier des Halles. Quelques jours après Breton prend conscience que les circonstances mêmes de la rencontre sont inscrites dans le poème automatique « Tournesol » écrit le 26 août 1923. Passant en revue le poème il conclut : « Je dis qu’il n’est rien de ce poème de 1923 qui n’ait été annonciateur de ce qui devait se passer de plus important pour moi en 1934. » Ainsi la poésie peut anticiper sur la réalité. Écoutons quelques vers qui tracent donc à l’avance « la nuit du tournesol » :
La voyageuse qui traversa les Halles à la tombée de l’été
Marchait sur la pointe des pieds
[…]
Le bal des innocents battait son plein
Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers
La dame sans ombre s’agenouilla sur le Pont-au-Change
[…]
Les pigeons voyageurs les baisers de secours
Se joignaient aux seins de la belle inconnue
[…]
Des survenants qu’on sait plus dévoués que les revenants
Les uns comme cette femme ont l’air de nager

Nous nous contenterons d’un seul rapprochement. L’expression « l’air de nager » et le mot « lampions » s’appliquent à merveille à la belle inconnue qui donne quotidiennement un numéro de danse aquatique dans un music-hall où elle surnommée Quatorze Juillet.

Il ne faut pas croire que les surréalistes guettent la venue du hasard objectif les bras croisés et la bouche bée. De même que sans ville la dérive est impossible ou triste, sans désir les événements ne se précipitent pas. Breton rencontre Nadja le 4 octobre 1926, dans la deuxième partie du livre, parce que le décor du film qu’ils commencent à tourner est déjà planté. L’hôtel des Grands Hommes, la statue d’Étienne Dolet, Paul Éluard, Desnos endormi, la très belle et très inutile porte Saint-Denis, l’enseigne BOIS-CHARBONS, le serial en quinze épisodes L’Étreinte de la pieuvre, la librairie de L’Humanité, etc., ces illustrations, ces photographies, en réalités ces durées intensément vécues, élaborées, transcrites par Breton seul, n’attendent plus que l’entrée en scène de Nadja. Sans décor, sans photographies de plateau prises sous un certain angle, sans caméra attentive, sans répliques, sans voyante, sans poésie, sans durées préenregistrées, sans la théorie du temps sans fil, sans la pratique collagiste, Breton n’aurait jamais rencontré la vedette du film et tourné avec elle des séquences exigeant des deux acteurs, des deux metteurs en scène une égale disponibilité.

Qui le premier, en accouplant des textes et des photos, a engendré des durées ? Qui nous a proposé des films sans en adapter les livres ? C’est André Breton, dont le collage formel a rendu sensible le collage passionnel et temporel. Les dizaines de photographies de Nadja, strictement documentaires, ne représentent-elles pas des pièces maîtresses ravivant l’imagination du lecteur ? Le collage documentaire éveille, stimule la vision. Il est la condition d’une circulation des images et des événements, non pas au fil du temps, mais au gré du temps sans fil.

Dans la vie quotidienne selon Breton tout se passe comme si la réalité se pliait au désir, comme si les faits objectifs épousaient la cause de la subjectivité. Mais pour approcher ces durées réparties au gré du temps sans fil et des pages imprimées, encore faut-il décrypter les messages de l’écriture automatique, redistribuer les coïncidences du hasard objectif, arracher les documents photographiques à leur légende, toucher de près les nombreux objets que les surréalistes ont eu l’occasion d’échafauder ou de manipuler.

Il faut surtout comprendre que le collage formel se réalise dans collage temporel, via le collage passionnel. Le plus bel exemple de collage temporel concerne le jour de naissance de Breton.

Premier indice. Le poème « Âge », poème rimbaldien figurant dans Mont de piété,  est daté du 19 février 1916, jour anniversaire des vingt ans d’André Breton.

Deuxième indice. Breton, qui est né à Tinchebray, mais qui n’y a guère séjourné, repasse le 5 août 1931 par Tinchebray, d’où il expédie deux cartes postales. Sur l’une, adressée à Paul Éluard, on peut lire sur quatre lignes :

19 février 1896, 22h 30
……………………….
5 août 1931, 16 h 35
17.13.

Sur l’autre, adressée au ménage Thirion, le message est moins chiffré :
« Avec le signalement
d’André Breton [signature complète, initiales marquées 1713]
qui revient. »

La carte postale envoyée à Thirion représente une église et un monument aux morts, qu’André Breton a bel et bien barré. En effet, il a mis une croix sur le monument aux morts et a rectifié la légende de la carte postale ; au lieu de « Vieille Église St Rémi et Monument aux Morts pour la France », il invitait André Thirion à lire : « Vieille Église St Rémi et Monument futur ».

Ces deux exemples témoignent qu’André Breton est un « soigneur de gravité », un « jongleur » de durées, pour reprendre l’expression de Duchamp. Le message à Éluard, comporte trois durées automatiques : jour, heure, et année de naissance ; jour, heure et année de passage à Tinchebray ; année 1713. Dans le message à Thirion qui supprime un Monument aux Morts et annonce un monument à venir, Breton accommode le temps à sa façon.

Passons au troisième indice. Consultons le prière d’insérer de Point du jour, le recueil d’articles qu’André Breton a publié en 1934. On peut y lire cette brève notice :  « André Breton, né à Tinchebray (Orne) le 18 février 1896 (vers 20 heures 30) :  Ascendant dans la Balance, Soleil en exil […], etc. »

On découvre donc que 1713, le collagiste des âges, a deux jours de naissance. C’est ce que j’ai appelé « l’imprononçable jour de naissance » d’André Breton. Je n’ai pas inventé l’expression, Breton non plus, elle appartient à Lautréamont. Chant cinquième des Chants de Maldoror :
« Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes, arrachées à la poitrine de l’eider, sans remarquer qu’il se trahit lui-même. Voilà plus de trente ans que je n’ai pas encore dormi. Depuis l’imprononçable jour de ma naissance j’ai voué aux planches somnifères une haine irréconciliable. »

Plusieurs raisons expliquent la caractère indécidable du jour de naissance de 1713. J’en retiendrai deux. Né le 19 février 1896, conformément à la date portée sur l’acte de naissance et reprise dans le poème « Âge », André Breton naît un Mercredi des Cendres, premier jour du Carême. En revanche, s’il était né le 18 février 1896, conformément à la date inscrite dans le prière d’insérer de Point du jour, son jour de naissance coïnciderait avec le Mardi Gras, jour de Carnaval.

Un poème d’Aragon publié en 1926 intitulé « Chanson pour mourir d’amour au temps de Carnaval » donne le ton du balancement de Breton face à ses deux jours de naissance :
« Mardi Mardi gras tous les toits sont frits
Mardi Mardi gras Mardi Mardi gris
Par où t’en viens-tu Mercredi des Cendres
Mardi Mercredi
Mon cœur s’y perdit
[…]
Le ciel est ouvert tout rouge à l’endroit
Par où tu t’en vas Mercredi descendre
Mardi Mercredi
Mon cœur s’y perdit »

André Breton a une autre raison de se pencher sur son jour de naissance. Avec le 19 février, il naît sous le signe des Poissons, tandis qu’avec le 18 février, il devient Verseau. On peut se demander si Breton n’a pas exposé ce dilemme lors de la réédition en 1965 du Surréalisme et la peinture. Car sur la jaquette de l’ouvrage figure une composition inédite d’Yves Laloy. N’y voit-on pas, à travers un coloriage enfantin, deux bocaux à poissons, présentant  deux versions d’un même visage ? En tout cas, les deux bocaux à poissons sont ainsi sous-titrés :
les petits pois sont verts…
les petits poissons rouges…

Cependant, le collage temporel des deux jours de naissance ne nous dirait rien sans les collages passionnels, engageant le couple Breton-Vaché ou le duo Breton/Soupault. En effet, « les petits pois sont verts… les petits poissons rouges » donnent aussi l’occasion à Breton de remonter à 1917 et de redire ces trois vers de Soupault tirés de son recueil Aquarium :
« Tout autour de ma pensée
virevoltent
les poissons verts ».

Mieux vaut laisser dire qu’André Breton s’adonne au collage, en attendant « la beauté sans voiles, la terre sans taches, la médaille sans revers ».

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « André Breton collagiste », inédit en français. Traduit en espagnol, sous le titre « André Breton, collagiste », dans El Surrealismo y sus imágenes, Mapfre Vida, Madrid, 2002.

Couverture El Surrealismo y sus imagenes
Couverture El Surrealismo y sus imagenes