Un classique du surréalisme

André Breton, Philippe Soupault, Les Champs magnétiques suivi de Vous m’oublierez et de S’il vous plaît, Gallimard éd. 192 p.

On sent bien qu’il n’y a rien à dire des Champs magnétiques car ce texte a joué si profondément son rôle qu’aujourd’hui il n’est plus possible d’écrire autrement que cela n’est fait là. Encore autrement, bien entendu, il faudrait écrire. Si seulement on avait écrit depuis 1919 ainsi, si seulement on ne s’était pas égaré dans certains retours en arrière, si seulement Les Champs magnétiques avaient coupé court à de nombreux développements historiques et littéraires qui n’en finissent pas, on ne serait pas obligé de répéter (en singeant, en contournant) ce que les audacieux Breton et Soupault avaient entrepris.

D’abord, ils ont parlé ensemble. Ils ont mêlé leurs voix non pour se cacher mais pour éclater. Ils ont fait éclater les rengaines et les habitudes de pensée. En 1968, quand on lit un tel texte, on n’est déjà plus en présence d’un écrit poétique – celui par exemple qui chanterait, qui exalterait certaines passions –, on assiste à la dénonciation des voix de fausset lyriques ainsi que des écrits travaillés (rimés par conséquent) qui prennent pour prétexte, dans l’accomplissement de leurs œuvres, le soin ordurier qui serait dû à toutes sortes de vérités.

Breton-Soupault parle : on le comprend, on le suit ; on le devine ; on l’admire; on le suit à nouveau.

Non seulement Breton-Soupault dit diversement ce qui lui passe par la tête – là n’est pas tout à fait la question – mais il avance des combinaisons de mots, de phrases, qu’on ne peut décemment lui retourner. On l’écoute, on voudrait qu’il précise sa pensée, ses arrière-pensées ; on aimerait connaître davantage ses dépits, son ironie, ses souvenirs.

Certainement, Breton-Soupault se donne : mais cette forme d’écriture est peut-être la première à demander au lecteur de combler les vides, qui évidemment se proposent après presque tous les mots. Il ne s’agit pas en fait d’associer des images ou idées aux mots du texte, mais de s’arrêter de temps à autre, de frôler le plus souvent des lumières clignotantes dont on ne sait jamais si on les saisit dans leur clarté ou dans leur obscurité.

Il ne semble pas que le beau ait poursuivi Breton-Soupault ; ce n’est pas non plus le désir d’étonner le monde ; c’est plutôt une aventure, simple, aisée, incomparable, qui surprend celui qui se révolte, celui qui désire violemment, celui qui découvre.

Nous ne pouvons nous interroger – sérieusement et désespérément – aujourd’hui qu’à condition que l’envie nous prenne de dérober à nos tristes villes, à nos tristes contemporains, à nos tristes maîtres au pouvoir, une parcelle de vie : à condition que nous ayons aussi de quoi perdre la vie.

C’est un nous réconfortant que celui de « La glace sans tain », premier morceau des Champs magnétiques. Ce nous, désolé comme l’espace cosmique dans lequel il se déplace, s’avance résolument : nous détruisons sur notre passage ce que nous avons pu aimer, nous n’arrachons pas aux objets humains ou autres nos paroles, nous les disons malgré la nuit, malgré une absence scintillante de faim.

Certes Les Champs magnétiques attirent les nombreuses images de cette terre, voire les images bariolées des autres astres, mais ils exploitent à fond certains gisements ; qui s’épuisent ? Non, qui ne s’épuisent pas ! D’ailleurs il faudrait peut-être des siècles pour commencer à arrêter ces paroles. Mais qui voit si loin ? Qui parle de mourir aussi loin ?

Pour bien montrer que Breton-Soupault a rencontré ce qu’il fallait rencontrer, disons que, au passage, des symboles sexuels sont aimablement prêtés aux femmes et aux jeunes filles (voir « Barrières »). Ces rencontres étaient indispensables (inattendues en 1919, attendues et déjà défraîchies en 1968). Parmi les innombrables rencontres, signalons celles (voir « Barrières ») où comme un dialogue s’instaure entre Breton et Soupault, ce qui semble compliquer ou plutôt simplifier l’écriture : mais comment savoir s’il y a ou non, dans ces charmantes répliques, dans ces répliques qui paraissent s’écouter, une volonté déguisée, un désir déguisé de nous surprendre, de nous obliger à faire des rapprochements, à comprendre l’esprit de suite.

Droit de suite ou de poursuite ou fait de suivre ? Ou mieux, envie de poursuivre ? Selon les critères les plus éprouvés de la littérature et de la raison, c’est en vertu d’un droit de regard sur les mots (et leur association, leur genèse, leur production) qu’on parle et qu’on répond. Ce droit de regard est aussi un droit de poursuivre les mots, de les enchaîner dans des règles et surtout dans des habitudes et selon une étiquette rarement renouvelée. Le droit de suivre les mots (et même de les poursuivre, méchamment) voilà à quoi se résume la culture – actuelle (la seule que nous puissions connaître). Mais si des idées morales poursuivent telle ou telle femme, comment ne pas voir qu’il s’agit pour nous de suivre – en fait – les femmes et non de nous perdre dans la suite des idées sociales ? Comment ne pas remarquer que l’envie de poursuivre vient avant tout droit de poursuite ? Comment alors ne pas se moquer des suiveurs qui n’ont de cesse de poursuivre – avec leurs droits en mains, en tête – celles que nous, nous suivons avec nos corps et nos idées sans suite ? Les mots sans suite sont ceux qui viennent les uns à la suite des autres. Les mots sans suite sont ceux qui sont pensés de suite. Tout de suite, penser. Penser d’une façon urgente : penser de suite (et non à la suite des suiveurs ou de leurs maîtres).

L’écriture des Champs magnétiques est un exemple frappant de pensées saisies au vol ; nous qui sommes aussi fugitifs que des pensées, sachons nous envoler et non traîner la patte (et peser aussi lourd qu’un droit de suite). Il n’y a que des poursuites sans droit. Il n’y a que des pensées alignées sans ordre. Il y a le magnifique alignement des pensées vite pensées (au moment où il le fallait). En effet, que dire d’une pensée morte ? C’est-à-dire de celle qui viendrait vingt ans après raconter sa belle jeunesse. Il est temps en 1968 de penser ; il faut penser tout de suite ; cela veut dire, penser avec ce que l’on a, faire bouger le monde avec ce que l’on a, car dans vingt ans nous n’aurons que de vieux os ; car à quoi servent les mots sinon à être utilisés sur-le-champ ? À quoi servent Les Champs magnétiques ? À quoi pensez-vous, vous qui ne pensez déjà plus ?

Le quatrième acte de S’il vous plaît n’était pas connu du public. Il contenait de la vie, de la vie qu’on n’imprime pas, mais qu’on aurait jouée sur une scène, dans la salle d’un théâtre. On aimerait que des textes comparables, ignorés du public, restent dans la vie ; on aimerait qu’ils existent.

Georges Sebbag

Références

« Un classique du surréalisme », La Quinzaine littéraire, n° 49, 15 au 30 avril 1968.