Un beau jeu de constructions

      

Avant de déambuler dans Paris, les surréalistes ont gambergé dans « Chirico city[1] ». Avant de déclarer que l’architecture Modern’ style était terrifiante et comestible, Dalí a hésité entre l’architecture de Gaudí et celle de Le Corbusier. De même que les photogrammes de Nadja trahissent la cinématographie du récit de Breton, un lieu, comme la place de l’Étoile à Paris, et des édifices, comme la Mole Antonelliana de Turin ou la Sagrada Familia de Barcelone, trahissent le génie constructif ou destructif des surréalistes.

La Mole Antonelliana

Ayant obtenu leurs droits civiques et la liberté de culte, les Juifs de Turin décident de pérenniser l’événement par la construction d’un temple monumental, symbole de leur émancipation et témoignage de leur gratitude. En 1863, ils confient, après un concours, à Alessandro Antonelli le soin d’édifier la synagogue. Cet architecte renommé cache un tempérament original. Il a beau assumer dans ses nombreux ouvrages une esthétique néo-classique, il finira par dévoiler sa démesure, durant sa période de pleine maturité, avec ce bâtiment hors norme, trapu et aérien, fiché dans le sol et aspiré par le ciel, à l’allure simple et aux coutures compliquées.

Le projet initial comprenait un sous-sol et deux niveaux abritant une école, divers locaux et une synagogue pouvant accueillir de nombreux fidèles. On s’acheminait vers la construction d’un temple imposant qui allait dépasser 47 mètres. Toutefois, après un bon démarrage, les travaux furent suspendus en 1869. La coupole restait inachevée, faute de crédits. Pour relancer le chantier, la municipalité de Turin acquit l’édifice en 1877. L’année suivante, à la mort de Victor-Emmanuel II, le bâtiment fut dédié à sa mémoire. Il abritera désormais le musée du Risorgimiento national. Jusqu’à sa mort, le vieil Antonelli poursuivra inlassablement l’édification de cette œuvre atypique, conjuguant l’intuition de l’architecte et les prouesses de l’ingénieur, rivalisant avec Soufflot et Labrouste, expérimentant de nouveaux matériaux. Il lui fallait résoudre les problèmes d’architectonique ou de statique soulevés par son idée fixe : sur un emplacement exigu de le ville de Turin, élever le plus haut édifice en maçonnerie du monde. Quand Antonelli meurt, le 18 octobre 1888, la Mole culmine à 153 mètres. Son fils, l’ingénieur Costanzo Antonelli, prend le relais. Le 10 avril 1889, conformément à l’ultime projet de l’architecte, la Mole est couronnée d’un génie ailé coiffé d’une étoile. L’édifice atteint alors une hauteur de 163, 35 mètres, dont exactement la moitié fuse de la coupole quadrangulaire.

Nietzsche à Turin

Les derniers ouvrages de Nietzsche portent la marque de Turin[2]. Le philosophe apprécie le printemps et l’automne à Turin. Frappé par l’unité de goût, « jusque dans la couleur (toute la ville est jaune ou ocre rouge) », il admire l’urbanisme classique de l’ancienne capitale de la maison de Savoie. Tout lui convient, les gens, la musique, la cuisine, les vins. Et il succombe au charme du Pô et des collines alentour, un paysage à la Claude Lorrain, selon lui. « Qui se fixe ici, devient roi d’Italie… », écrit-il à Peter Gast. Or le fait surprenant est que la mort d’Alessandro Antonelli, « vieux comme Mathusalem », qui coïncide avec l’achèvement de la Mole, intervient dans la philosophie et l’imaginaire de Nietzsche. Deux lettres importantes en témoignent. D’abord la fameuse dernière lettre de Nietzsche adressée au professeur Burckhardt. Dans cette lettre euphorique du 6 janvier 1889, parfait exemple d’humour noir[3], Nietzsche, qui se prend pour Prado et Chambige, deux « honnêtes criminels » de l’époque, et qui remarque : « au fond je suis tous les grand noms de l’histoire », Nietzsche n’a aucun mal à s’approprier l’identité de deux personnalités italiennes, se payant le luxe de suivre deux fois ses propres funérailles : « cet automne, j’ai sans aucun étonnement assisté à deux reprises à mon enterrement, la première fois sous le nom du Comte Robilant (non, c’est mon fils, dans la mesure où, infidèle à ma nature, je suis Charles-Albert), la seconde j’étais moi-même Antonelli. » Devenu l’architecte Antonelli et prenant à témoin l’historien d’art de la Renaissance Jacob Burckhardt, Nietzsche soumet à son jugement une de ses réalisations architecturales : « Cher Monsieur, vous devriez voir ce monument d’architecture ; comme je suis absolument sans aucune expérience dans mes propres créations, toutes les critiques que vous pourrez formuler vous vaudront ma reconnaissance sans que je puisse toutefois vous promettre de les mettre à profit. Nous autres artistes, nous sommes inéducables. »

L’architecture en question est évidemment la Mole Antonelliana. La double identification de Nietzsche à Antonelli et à la Mole est clairement exprimée dans un brouillon de lettre du 29 décembre 1888 destiné à Peter Gast mais transmis à Jean Bourdeau, rédacteur du Journal des Débats. Face au bâtiment le plus élevé d’Europe, face à un monument hétérodoxe dont la base massive est surmontée d’un étagement baroque et d’une flèche invincible, Nietzsche dit son admiration et sa stupéfaction : « Tout à l’heure, je suis passé à la Mole Antonelliana, l’édifice le plus génial peut-être qui ait été construit – curieusement il n’a pas encore de nom – jailli d’un désir absolu de hauteur – il n’évoque rien en dehors de mon Zarathoustra. Je l’ai baptisé Ecce Homo et je l’ai entouré en imagination d’un gigantesque espace découvert. » Premièrement, nous voyons que Nietzsche fait le vide autour du monument, afin de le mettre encore plus en valeur. Deuxièmement, il rapporte la construction géniale de la Mole à Ainsi parlait Zarathoustra, autre jaillissement de vie, autre ascension vers les cimes et plongée dans l’abîme. Troisièmement, reprenant l’appellation qui commençait à s’imposer, celle de Mole Antonelliana, et sachant qu’il était fort rare alors de désigner un monument par le nom de son architecte, il entreprend de le baptiser. Il songe à lui-même, plus précisément à Ecce Homo, l’autobiographie philosophique qu’il vient d’écrire et dont le sous-titre est : « Comment on devient ce que l’on est ».

Un post-scriptum à la lettre à Peter Gast permet de deviner les circonstances de l’identification à l’architecte de la Mole Antonelliana : « J’ai également assisté, en ce mois de novembre, aux funérailles du vieil Antonelli. Il vécut, jusqu’à ce que Ecce Homo, le livre, soit terminé. Le livre, et en plus, l’homme. » En cette année 1888, Nietzsche est attentif aux coïncidences[4]. Ce que découvre le philosophe à travers le corps de l’édifice, c’est la conjonction de Zarathoustra et de Ecce Homo, de la plus haute cime de son œuvre et de la profondeur abyssale de son être. La dimension sublime de l’édifice, sublime artificiel et non naturel, l’y invite. Un infini en hauteur ancré dans les tréfonds. De plus, le terme même de « Mole », inhabituel en architecture, évoque une quantité prodigieuse, une masse moléculaire. En fait, Nietzsche détecte dans cette masse élémentaire un pur jaillissement, un élan vital, ou mieux encore, une série de transformations des étagements de l’existence.

Chirico peintre de la Mole

Familier du vertigineux et de l’insondable (« Abgründlich »), Nietzsche ne pouvait que s’approprier la Mole Antonelliana, d’autant plus qu’il se sentait chez lui à Turin. Touché par l’accueil des Turinois, il admirait aussi la souveraineté de la ville, son unité, sa forme, ses hauts portiques, ses larges avenues, ses profondes arcades, ses places solennelles et désertes, bref le calme aristocratique de Turin. En fait, Nietzsche campe, avant Giorgio De Chirico, le décor urbain hallucinatoire et immémorial du peintre métaphysicien. Dans un article de novembre 1918, au ton et au titre nietzschéens, « Nous les métaphysiciens », Chirico se situe dans la lignée de Nietzsche : « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient à Nietzsche. Si Rimbaud fut le premier à l’appliquer en poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture. »

Né en 1888, Chirico découvre Nietzsche très tôt. Dès 1910, il écrit à son ami Fritz Gartz : « Le poète le plus profond s’appelle Friedrich Nietzsche. […] Maintenant je voudrais vous souffler quelque chose à l’oreille : je suis le seul homme à avoir compris Nietzsche. Toutes mes œuvres le prouvent. » À cette époque, avec son frère Alberto, il compose des morceaux de musique sous le titre Révélation sur l’énigme de l’éternel retour. L’année suivante, il persiste : « L’après-midi d’automne est là, les ombres allongées, l’air clair, le ciel serein. En un mot, Zarathoustra est arrivé, m’avez-vous compris ? »

En juillet 1911, Chirico quitte Florence pour rejoindre son frère à Paris. Passant par Turin, il s’imprégnera, deux jours durant, de la cité du Risorgimiento et des illuminations de Nietzsche : « la ville carrée des vainqueurs, des grandes tours et des grandes places ensoleillées ». Dès son arrivée à Paris, il détient la clé de sa peinture métaphysique, à savoir l’espace urbain turinois hanté par Nietzsche : « Une révélation peut naître tout à coup, quand nous l’attendons le moins, et peut être aussi provoquée par la vue de quelque chose comme un édifice, une rue, un jardin, une place publique, etc. » En février 1912, comme le consulat italien l’avise d’une plainte pour désertion, Chirico décide d’obtempérer, sachant qu’il sera justement enrôlé à Turin. Mais après un bref séjour de dix jours il préférera déserter. Il retournera à Paris et ne sera pas inquiété. Un texte de 1935 dit la dette envers le Turin de Nietzsche : « C’est Turin qui m’a inspiré toute la série de tableaux que j’ai peints de 1912 à 1915. À la vérité j’avouerai qu’ils doivent beaucoup également à Frédéric Nietzsche dont j’étais alors un lecteur passionné. Son Ecce Homo […] m’a beaucoup aidé à comprendre la beauté particulière de cette ville. […] L’après-midi, les ombres sont longues, partout règne une douce immobilité. […] Le charme automnal de Turin est rendu plus pénétrant encore par la construction rectiligne et géométrique des rues et des places et par les portiques […] À Turin tout est apparition. On débouche sur une place et on se trouve en face d’un homme de pierre qui nous regarde comme seules savent regarder les statues. […] toute la nostalgie de l’infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place. »

Le tableau métaphysique qui dépeint sans conteste la Mole Antonelliana se nomme La Nostalgie de l’infini. Ce tableau réalisé à l’automne de 1912, Chirico prend soin de le dater de 1911, année de son premier séjour à Turin. Comme s’il retrouvait l’image nietzschéenne d’une Mole à l’air libre, souveraine et isolée, le peintre métaphysique campe sur un monticule, pour qu’elle se détache dans le ciel, la silhouette massive d’une tour agrémentée de trois péristyles. Par son indétermination même (est-ce un donjon, un fort, un phare, une stèle, un mausolée ?), ce monument provoque un sentiment mêlé de jamais vu et de déjà vu. Le but n’est pas de reconnaître la Mole Antonelliana mais de recréer les conditions d’une apparition. Il y a une vie impérissable des espaces métaphysiques. On pourrait se moquer et parler de maquette posée sur un tapis. En fait, Chirico qui comme Nietzsche veut fixer le calme alcyonien d’un instant fatal, use d’étonnants artifices : le monochrome assure la sérénité, la longueur des ombres équivaut à un cadran solaire, le plein n’est que l’envers du vide, les oriflammes signalent un frisson sur les hauteurs.

La Mole Antonelliana resurgit dans La Grande Tour, du printemps 1913, toile offerte à Apollinaire, et dans sa variante La Tour, où se tient en contrechamp et dans l’ombre une sorte de Mole en creux, puis dans le dessin Le Rêve mystérieux, et enfin en 1915 dans La Pureté d’un rêve, où une Mole d’empilements et d’ouvertures fait face à une Mole aussi extravagante.

Le 15 octobre 1888, Nietzsche « enterre sa quarante-quatrième année » en écrivant Ecce Homo. Le 18 octobre, le vieil Antonelli meurt, ayant juste achevé ce qui devient enfin la Mole Antonelliana. Le philosophe assiste aux funérailles de l’architecte et termine Ecce Homo. Son devenir coïncide avec celui du génial édifice « jailli d’un désir absolu de hauteur ». Nietzsche peut baptiser la Mole Ecce Homo. La lecture d’Ecce Homo bouleversera Chirico, qui inventera la peinture métaphysique pour relater le séjour de Nietzsche à Turin et l’identification à la Mole Antonelliana. Mais l’histoire n’est pas finie, la peinture métaphysique de Chirico ayant foudroyé les surréalistes, ce sera au tour d’André Breton de s’identifier en 1940 à Nietzsche dans son poème de fatalité Fata Morgana : « Je suis Nietzsche commençant à comprendre qu’il est à la fois Victor-Emmanuel et deux assassins des journaux Astu momie d’ibis ».

Synagogue de l’émancipation des Juifs turinois, Panthéon du Risorgimiento, symbole de la ville de Turin, Musée National du Cinéma aujourd’hui, le devenir de la Mole Antonelliana n’est-il pas proprement nietzschéen et surréaliste ? Sur le plan architectural, la Mole, produit composite de stratifications ou d’empilements, n’est-elle pas le résumé succinct et dynamique de la monumentalité grecque, romaine, française ou italienne ? N’est-elle pas, ce que dit exactement Nietzsche de lui-même, un objet décadent et un commencement, un fruit mûr et une promesse ? À l’instar de Nietzsche, n’est-elle pas « née posthume », sujette à des révélations et à des interprétations à venir ?

Paris, terrain de jeu des surréalistes

Association collagiste de poètes et d’artistes, le groupe surréaliste peut se transformer à l’occasion en collège ou en institut de recherche. En 1922, dans une enquête menée au sein du groupe, il est demandé à chacun de décliner ses préférences relativement à trente-sept objets ou items allant du « Jardin de Paris » jusqu’à la « Manière de faire l’amour » en passant par un « Quartier de Paris ». L’évocation de Paris n’est pas fortuite, la ville étant le véritable terrain de jeux des surréalistes. Voyons les quartiers retenus par les membres du groupe : Carrefour Belleville-Oberkampf (Louis Aragon), Porte Maillot (Jacques Baron), Porte Saint-Denis (André Breton), Opéra (Paul Éluard), Place d’Italie (Théodore Fraenkel), Bercy (Max Morise), Boulevard Sébastopol (Benjamin Péret), Passy (Georges Ribemont-Dessaignes), Canal Saint-Martin (Jacques Rigaut), Chaussée d’Antin (Philippe Soupault), Les Halles (Roger Vitrac). Il est aisé de remarquer qu’à l’exception de la place d’Italie tous les quartiers de Paris élus par les surréalistes sont situés sur la rive droite. Ce choix de la rive droite au détriment de la rive gauche ou, si l’on préfère, de Montmartre au détriment de Montparnasse, sachant d’ailleurs qu’à partir de 1922 André Breton habite au pied de Montmartre, au 42, rue Fontaine, ce choix donc sera une constante dans l’histoire du mouvement puisque le café surréaliste, lieu de ralliement par excellence des surréalistes, sera le plus souvent situé sur la rive droite.

En 1933, le collège surréaliste s’adonne à diverses recherches expérimentales portant notamment sur « certaines possibilités d’embellissement irrationnel » de Paris, les participants ayant à se prononcer dans ce cas sur la conservation, le déplacement, la modification, la transformation ou la suppression de trente et un monuments de la capitale. Voici quelques initiatives urbaines ou architecturales préconisées alors par les surréalistes : – l’Arc de Triomphe, le coucher et en faire la plus belle pissotière de France (Paul Éluard) ; – l’Obélisque, à transporter à l’entrée des Abattoirs où une immense main gantée de femme le tiendra (André Breton) ; – la Tour Eiffel, à conserver telle quelle, changer son nom en le Verre de lait (Tristan Tzara) ; – la Tour Saint-Jacques, à conserver telle quelle, mais démolir le quartier environnant et interdire pendant cent ans l’accès des environs à un kilomètre sous peine de mort (André Breton) ; – la République (place de la République), à supprimer, à remplacer par une statue du marquis de Sade, défense de pénétrer sur la place (Maurice Henry) ; – la colonne Vendôme, à remplacer par une colonne de matière molle qui s’inclinerait sous le vent (Arthur Harfaux) ; – le Sacré-Cœur, en faire un dépôt de tramways après l’avoir peint en noir et transporté dans la Beauce (André Breton) ; – la Sainte-Chapelle, l’emplir de sciure de bois (Tristan Tzara) ; – le Panthéon, le trancher verticalement et éloigner les deux moitiés de 50 centimètres (Tristan Tzara) ; – la statue de Camille Desmoulins, à installer dans une station de métro, un mécanisme lui ferait poinçonner les billets et fermer le portillon (Paul Éluard).

Transfigurer des artères de la capitale, transmuer certains édifices, comme déambuler dans Paris, cela fait partie de la respiration même des surréalistes. Dès 1921, dans son roman Anicet ou le Panorama, Louis Aragon imagine une rencontre au cours de laquelle Arthur Rimbaud confie à son jeune héros Anicet une méthode hallucinatoire propre à réédifier et à enchanter la ville : « Paris devint pour moi un beau jeu de constructions. J’inventai une sorte d’agence Cook bouffonne […]. L’Obélisque fit pousser le Sahara place de la Concorde, tandis que des galères voguaient sur les toits du Ministère de la Marine […]. On habita sans inquiétude dans des immeubles en flammes, dans des aquariums gigantesques. Une forêt surgit soudain près de l’Opéra, sous les arbres de fer de laquelle on vendait des étoffes bayadère. » C’est ainsi que le jeune poète Anicet, suivant la leçon de son aîné, entreprit d’explorer le passage Jouffroy, cette trouée dans la minéralité urbaine, ce seuil emprunté tous les jours par des milliers de badauds ou des gens du quartier, cet entre-deux menant « des plaisirs aux affaires, des boulevards aux quartiers commerciaux. » Dans ce passage à l’abri des intempéries, aux antipodes de nos actuelles galeries marchandes fades et fonctionnelles, Anicet allait se lancer dans une rêverie éveillée : « Décor où se complaît ma sensibilité, je te baptise Passage des Cosmoramas. » Car ce haut lieu, à l’image d’une boîte de prestidigitation, possédait assurément « tout l’attirail d’un transfigurateur des mondes. »

En 1924, Aragon prolonge ses voyages, ses expéditions dans les galeries couvertes (cela donnera la première des deux parties du Paysan de Paris) en se consacrant entièrement au passage de l’Opéra, dont les galeries du Thermomètre et du Baromètre sont d’ailleurs vouées à une prochaine démolition. Ces « aquariums vivants », ces « sanctuaires d’un culte de l’éphémère » méritent d’être regardés, selon notre reporter surréaliste, « comme les receleurs de plusieurs mythes modernes ». La métaphysique ne trotte plus dans les têtes mais circule dans les voies urbaines : le sacré déserte les temples pour se répandre dans les villes. Au diapason de Lautréamont, Rimbaud et Chirico, les surréalistes sont en mesure de détecter au hasard des rues ou des bâtiments les signes de la modernité ou de l’extériorité et de les insérer dans la trame de leurs désirs. C’est pourquoi, André Breton, depuis sa rencontre avec Nadja le 4 octobre 1926, non loin des grands boulevards, se met à cartographier Paris, en s’aidant en particulier des photographies de Jacques-André Boiffard, pour mieux fixer sa dérive mentale et ses allées et venues. Ainsi surgissent, comme autant de repères ou de points d’appui : 1. l’hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon ; 2. la statue d’Étienne Dolet, place Maubert ; 3. la boutique Bois Charbons, rue Mouffetard ; 4. la Porte Saint-Denis ; 5. la librairie de L’Humanité, rue Lafayette ; 6. le café À la Nouvelle France, à l’angle de la rue Lafayette et de la rue du Faubourg-Poissonnière ; 7. le marchand de vins de la place Dauphine ; 8. le jet d’eau des Tuileries ; 9. le magasin « Camées durs », situé dans une galerie du Palais-Royal ; 10. le Sphinx-Hôtel, boulevard de Magenta ; 11. le buste d’Henry Becque, place Villiers.

Man Ray, place de l’Étoile

Pour tout surréaliste, la ville, à l’instar de la vie, « demande à être déchiffrée comme un cryptogramme », selon les propres termes de Breton dans Nadja. En 1923, Man Ray, le peintre et photographe new-yorkais né à Philadelphie, vit depuis deux ans à Paris. Justement la ville de Paris, pour reprendre la formule d’Aragon, « devint un beau jeu de constructions » pour Man Ray, ce bricoleur de génie qui avait troqué des études d’architecture contre un approfondissement de la peinture. Cela est manifeste dans son tableau Place d’Italie. En effet, cette toile propose une vue plongeante et épurée d’une place circulaire et verdoyante bordée de quatre rangées d’immeubles et d’autant de voies de pénétration. Le point de vue du peintre s’éloigne tout autant de la déconstruction cubiste que d’une restitution axonométrique des trois dimensions. À cause de ce regard plongeant, le contraste paraît saisissant entre le premier plan et le second plan, entre le vide central et la barrière périphérique, entre l’aplatissement des véhicules et des gens gravitant autour de la place et la forte inclinaison des bâtiments bouchant presque, avec leurs façades et leurs pignons, l’horizon. D’ailleurs, dès 1915, comme il le suggérait dans son poème Three Dimensions, Man Ray s’était juré de traiter les trois dimensions avec les ressources des deux dimensions : « Plusieurs petites maisons / […] / Sans faire masse elles se dressent / Telles des remparts / Enveloppantes et isolantes / Telles des foulards[5] ». La place d’Italie apparaît dès lors comme la piste circulaire d’un cirque enveloppée ou enfermée sous le plus vaste chapiteau du monde.

En fait, Man Ray avait déjà éprouvé ce dépaysement de la vue plongeante en photographiant le Grand Verre de Duchamp posé à plat et recouvert de poussière. Le résultat de cette expérience fut un cliché énigmatique, connu sous le nom d’Élevage de poussière, révélant une sorte de champ de fouilles archéologiques. Il convient de préciser à ce propos que, lorsque cette photo mystérieuse est reproduite dans Littérature d’octobre 1922, elle est légendée comme étant le domaine « aride » et « fertile », « joyeux » et « triste » de Rrose Sélavy, autrement dit de Marcel Duchamp, mais aussi comme étant une « vue prise en aéroplane par Man Ray ». En tout cas, en 1923-1924, Man Ray fait un sort aux places et aux monuments de Paris. Comme pour la place d’Italie, il adopte résolument un regard de surplomb sur la place de la Concorde et la place de l’Étoile. L’Obélisque ne dresse plus son dard mais semble étaler un énorme fût de cheminée au cœur de la place. Quant à l’Arc de Triomphe, qui est à la fois survolé et cadré de fort près, s’il impose naturellement sa présence pachydermique et massive, c’est qu’il est sans conteste la seule curiosité de ce coin de savane ou, pour le dire autrement, le clou de cette piste aux étoiles.

En 1929, les surréalistes porteront sur deux quartiers de Paris un regard ironique et critique. Le lecteur du numéro spécial surréaliste de la revue Variétés est invité alors à comparer les vues aériennes de deux quartiers de Paris fort peu prisés par les surréalistes. D’une part, un périmètre centré sur la place de l’Étoile, d’autre part, une section du cimetière Montparnasse. D’un côté, la densité minérale d’un urbanisme étoilé, d’un autre côté l’alignement monotone des pierres tombales et des caveaux. L’étonnant est que, sur la photographie du quartier de l’Étoile, l’Arc de Triomphe, qu’on a gommé ou dégommé, ne trône plus au centre de la place. Cette élimination en 1929 d’un monument à forte connotation symbolique est à rapprocher des mauvais traitements que les surréalistes lui feront subir par la suite. En 1933, comme nous l’avons déjà vu, Paul Éluard transforme l’Arc de Triomphe en « plus belle pissotière de France », alors qu’André Breton, plus radicalement, le fait sauter « après l’avoir enfoui dans une montagne de fumier ». Quant à Benjamin Péret et Tristan Tzara, ils préfèrent en détourner la symbolique, soit en le remplaçant « par un volubilis grimpant à une hallebarde », soit en l’arrondissant et en le surmontant d’une plume en acier à sa mesure. En 1965, l’Arc de Triomphe de l’Étoile resurgit à la galerie de l’Œil à Paris, lors de l’exposition internationale du surréalisme « L’Écart absolu », en hommage à Charles Fourier. Mais cet Arc de Triomphe reconstitué sous forme de décor exhibe une béquille en lieu et place de l’un de deux piliers. Un Arc de Triomphe qui a bel et bien l’allure d’un Arc de Déroute !

Breton et la Sagrada Familia

En novembre 1922, les deux principaux animateurs de Littérature, Breton et Picabia, séjournent à Barcelone. Breton préface l’exposition Picabia chez Dalmau et prononce une conférence à l’Ateneo, « Caractères de l’évolution moderne et ce qui en participe ». Mais son séjour à Barcelone est gâché car sa femme Simone qui l’accompagne, tombe malade. Toutefois, il peut admirer pour la première fois des toiles de Miró ainsi que la Sagrada Familia de Gaudí, comme en témoigne la carte postale adressée à Picasso : « Connaissez-vous cette merveille ? […] Ici, je vous cherche un peu sans vous trouver. »

Dans les années vingt, ce qui fera événement à Barcelone ce n’est pas la brève équipée de Picabia-Breton de 1922, c’est la venue de Le Corbusier en mai 1928. Si au sortir de la guerre Albert-Birot est un bon modèle pour les Catalans modernistes et les ultraïstes, un autre modèle plus puriste s’imposera vite à Barcelone et à Madrid, sur un mode majeur, celui des artistes et architectes de L’Esprit nouveau, et sur un mode mineur, celui du médecin lyonnais Malespine dont la revue Manomètre, « indique la pression sur tous les méridiens ». Le Corbusier, accueilli avec ferveur en 1928 par les étudiants en architecture de Barcelone, le leur rendra bien, puisqu’il marquera de son empreinte le centre historique de la ville avec son plan Macià de 1932-1934.

Fin août 1932, Breton, à l’invitation de Dalí, se rend à Cadaquès. Mais son séjour sera abrégé par « les mouches, moustiques et cafards de toute espèce », comme il s’en plaint dans des lettres à Thirion et Tzara. Sachant que Breton n’aura franchi les Pyrénées que deux fois dans sa vie, que faut-il penser de ses incursions en Catalogne ?

Breton, lors de sa conférence du 17 novembre 1922, donne, comme en passant, son sentiment sur Barcelone, un sentiment où se mêlent l’embarras et la retenue. Le retient de se prononcer, son « ignorance parfaite de la culture espagnole, du désir espagnol ». L’attirent et le déconcertent, la Sagrada Familia, le climat et les Barcelonaises. L’évocation de la Sagrada Familia exprime assez bien l’ambivalence de Breton : « […] une église en construction qui ne me déplaît pas si j’oublie que c’est une église ». Cette note antireligieuse, il la partage avec l’auteur de Jésus-Christ rastaquouère. Justement, Breton en profite pour révéler le sentiment de son « grand ami Francis Picabia [pour] l’Irlande du Nord de l’Espagne », Picabia présenté par Dalmau comme « le plus sceptique des peintres » : « […] Picabia qui se voudrait insensible et dont le cœur est un peu pris par ce pays ». Dernière touche au tableau : Breton « aime à croire aussi » que Pablo Picasso « se souvient » de la Catalogne. Au fond, ni Breton, ni Picabia, ni Picasso ne sont indifférents à la métropole catalane.

Aux antipodes d’une manifestation dada, la conférence de Barcelone analyse de façon étincelante la sensibilité dada-surréaliste. Breton n’entend pas convaincre l’auditoire mais toucher de rares individus : « il y a peut-être parmi vous un grand artiste ou, qui sait, un homme comme je les aime qui, à travers le bruit de mes paroles, distinguera un courant d’idées et de sensations pas très différent du sien. » Au bout du compte, il ne sera entendu que par Cassanyes qui publiera, dans La Publicitat, un article favorable à Breton et Picabia, un article repris dans Littérature. L’expédition Picabia-Breton aura donc tourné court. De plus, le projet de publier à Paris la conférence, augmentée de reproductions et de poèmes, et le projet d’éditer chez Dalmau, « Le Volubilis et je sais l’hypoténuse », poème écrit par Breton à Barcelone, ces deux projets tomberont à l’eau.

À ce propos, relisons la fin de ce long poème :
C’est la Nouvelle Quelque Chose travaillée au socle et à l’archet de l’arche
L’air est taillé comme un diamant
Pour les peignes de l’immense Vierge en proie à des vertiges d’essence alcoolique ou florale
La douce cataracte gronde de parfums sur les travaux

La Sagrada Familia de Gaudí ne transparaît-elle pas dans ces vers ? N’est-elle pas « l’immense Vierge en proie à des vertiges d’essence alcoolique ou florale » ? N’est-ce pas « la Nouvelle Quelque Chose » de Barcelone « travaillée au socle et à l’archet de l’arche » ? Une douce cataracte de parfums ne gronde-t-elle pas sur les travaux de Gaudí ? Quoi qu’il en soit, en 1950, Breton n’hésitera pas à déclarer à José Valverde : « Goya était déjà surréaliste, au même titre que Dante, ou qu’Uccello, ou que Gaudí. » Gaudí surréaliste ? Breton l’avait-il décrété dès 1922 ou en a-t-il pris conscience au contact de Dalí ? En tout cas, le 5 septembre 1952, Péret reconnaîtra à son tour le génie de Gaudí dans l’hebdomadaire Arts : « Avec Gaudí, pour la première fois, la poésie fait irruption dans l’architecture, l’envahit et la transforme de fond en comble. […] Au parc Güell, […] l’architecture de statique devient dynamique, la pierre s’anime et, prise de frénésie, saute, rampe et s’envole. […] la Sagrada Familia montre le christianisme exalté d’un poète s’exprimant dans la pierre […] débordant de la passion qui emporte ses édifices comme dans une tempête. »

Dalí et Le Corbusier

En 1927, la revue de Dermée et Seuphor, Documents internationaux de l’Esprit nouveau, réclame une fédération des avant-gardes, une internationale de l’Esprit nouveau foncièrement décentralisatrice. Tous les ismes sont convoqués et réconciliés : futurisme, expressionnisme, cubisme, dadaïsme, purisme, constructivisme, néoplasticisme, surréalisme, abstractivisme, babilisme, soporifisme, mécanisme, simultanéisme, suprématisme, ultraïsme, panlyrisme, primitivisme, et tous les ismes à venir. Telle phrase de Dalí de L’Amic de les Arts de novembre 1927 a une tonalité dada-surréaliste : « Un matin j’ai peint avec du ripolin un nouveau-né que j’ai ensuite laissé sécher sur le court de tennis. » Mais Dalí est aussi un lecteur et admirateur de Le Corbusier, au point qu’il publie, en mai 1928, toujours dans la revue de Sitges, un article expressément dédié à Le Corbusier, « un des plus purs défenseurs du lyrisme de notre temps, un des esprits les plus hygiéniques de notre époque. » En fait, le Manifeste anti-artistique catalan, où le trio moderniste Dalí-Gash-Montanyà veut réconcilier les courants les plus divers et composer des couples aussi improbables que Picasso et Maritain, Aragon et Cocteau, Desnos et Stravinsky, Chirico et Miró, Le Corbusier et Breton, ce fameux Manifeste Groc de mars 1928, n’est pas si éloigné de la plate-forme de Dermée et Seuphor. En ce qui concerne le couple Le Corbusier-Breton, gageons que c’est une obsession de Dalí. D’ailleurs la synthèse de Breton et Le Corbusier serait tout un programme pour comprendre l’entre-deux-guerres, comme l’a écrit le pénétrant Walter Benjamin dans son livre sur les passages parisiens : « Comprendre ensemble Breton et Le Corbusier, cela voudrait dire tendre l’esprit de la France d’aujourd’hui comme un arc qui permet à la connaissance de frapper l’instant en plein cœur ».

On perçoit dans L’Amic de les arts de mars 1929 un bouillonnement collectif dada-surréaliste. Gash accepte Miró, Picasso, Dalí quand ils assassinent la peinture et il accepte Le Corbusier à titre d’ingénieur. Il est contre les Ballets russes et pour les revues de girls, rejoignant en fait Soupault dans son essai Terpsichore. Le trio Dalí-Gash-Montanyà salue la figure scandaleuse de Péret et publie en français la fin, un peu désespérée, de Dormir dormir dans les pierres. Le plus étonnant est que l’hommage au documentaire et l’insertion de photos de doigts, de jambes de girls et d’un œil d’éléphant donnent l’impression qu’à Sitges on est en avance sur Documents, dont la première livraison n’a encore rien de troublant. Mais le numéro dada-surréaliste de Sitges n’aura pas de suite, Dalí s’agrégera au groupe surréaliste de Paris. Et son appétence pour l’architecture de Gaudí, en particulier pour la Pedrera, se manifestera de manière éclatante et provocante en décembre 1933 dans Minotaure : « Il s’est donc agi de construire un bâtiment habitable (et de plus, selon moi, comestible) avec les reflets crépusculaires sur les eaux d’un lac, l’œuvre devant en outre comporter le maximum de rigueur naturaliste et de trompe-l’œil. Je crie que c’est là un progrès gigantesque sur la simple submersion rimbaldienne du salon au fond du lac[6]. »

Quand, en 1925, Louis Aragon se moquait de l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de Paris, il mettait dans le même sac le « désert de murs » de l’architecture fonctionnelle et l’art utilitaire décoratif empêtré dans des prétentions artistiques et des considérations sociales ou commerciales. Ainsi, pour l’art décoratif, « tour à tour une table n’est plus une table mais un dieu, puis une table tout de même fière de ses pieds et de ses rallonges[7]. » Au contraire, quand Dalí exalte les réalisations de Gaudí, il se réjouit de la jonction de l’architecture et de la décoration. Et il tombe en extase devant la vitalité végétale et la puissance ondulante d’une architecture ornementale.

L’architecture dynamique de Matta

Au printemps de 1938, sous le nom de Matta Echaurren, paraît dans Minotaure un article original intitulé « Mathématique sensible – Architecture du temps », venant illustrer un projet d’architecture intérieure dessiné par le jeune chilien. L’audacieux projet de Matta est remarquable à trois titres. D’abord, dans cette maquette d’appartement s’étageant sur trois niveaux, il n’y a ni barre d’appui autour du grand puits de lumière donnant sur le plan inférieur, ni rampe dans l’escalier perçant les différents plans, et cela dans l’intention évidente d’affronter le vide et de surmonter le vertige. Ensuite, une « colonne ionique psychologique », tel un totem s’élevant dans l’habitation, aiderait à prendre conscience de la dimension verticale. Enfin, le seul mobilier apparent est constitué de lits ou de fauteuils pneumatiques épousant la forme du corps humain. À quoi vient s’ajouter dans le texte, outre des références implicites à la mie de pain de Dalí, à la fumée de Paalen, aux miroirs de Mabille ou au silo de Le Corbusier, un rejet systématique de l’angle droit et une affirmation tenace d’une expérience émotionnelle de l’espace et du mouvement, de la matière et du temps. Par exemple : « Et restons immobiles parmi des murs qui circulent […] Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques ».

L’architecture dynamique et psychologique de Matta a des antécédents parmi les surréalistes. En décembre 1920, Louis Aragon publiait dans Littérature un « Projet de réforme des habitations », où il envisageait, pour la disposition des pièces, un « plan continuellement mobile ». Tout dans l’habitation nouvelle a une portée sensible ou psychomotrice : « Portes en lames de rasoir », « Portes intérieures ne laissant passer que les cœurs purs », « Chaises vivantes », « Fauteuils boxeurs », « Tables-cinéma avec vues suggestives », « Lits en oiseaux captifs », « Tentures de caresses », « Radiateurs répondant quand on les appelle », etc. Cet animisme des objets se poursuit jusque dans le jardin avec des « Buis en fils de fer », des « Kiosques de cheveux » ou des « Arbres humains touchant les promeneurs ».

L’architecture dynamique de Matta se retrouve pour l’essentiel dans sa peinture et dans celle de ses amis Gordon Onslow-Ford et Esteban Francés. En effet, le Chilien, l’Anglais et le Catalan jouent avec les échelles de grandeur et multiplient les points de fuite ou les lignes d’horizon. D’ailleurs, quand Onslow-Ford  décrit, dans l’ultime livraison de London Bulletin de juin 1940, Psychological Morphology n° 104 de Matta et Psychological Landscape de Francés, il note l’existence d’espaces cloisonnés à la tonalité psychique différente, sans compter les constructions proprement architecturales ou les objets métaphysiques à la Chirico. Ce principe de division et d’organisation de l’espace, Onslow-Ford le met en pratique en 1940 et 1941 dans Cycloptomania, Propaganda for Love, The Transparent Woman, The First Five Horizons et  The Voyage of the Painter. Ainsi, sur le plan constructif, si dans Propaganda for love il se sert de quatorze « lignes de forces-horizons », d’une grille de damier et de plans architecturaux flottants, dans The Voyage of the Painter, il utilise quatre couleurs d’atmosphère, deux axes, cinq vues concentriques, deux grilles de damier et des plans architecturaux jaunes.

Quant aux murs mobiles et changeants de Matta, ils cohabiteront bientôt avec de Grands Transparents, des giclées spermatiques ou des animaux totémiques. Matta élaborera une peinture architectonique et colorée, pulsionnelle et cosmique. Chacun de ses tableaux étant une opération chirurgicale destinée à nous ôter la taie des yeux pour nous faire découvrir, entre les murs et hors les murs, le jamais vu de créatures mi-organiques mi-artificielles. Une architecture à découvert qui soulève les murs, les plafonds ou les parois pour mieux laisser filtrer les phénomènes intérieurs et pour cantonner autant que faire se peut dans leurs boîtes les créatures bioniques récalcitrantes. Dans cet univers décloisonné où règne le vertige, qui est aussi celui de la physique quantique ou de l’imagination créatrice, les particules comme les images les plus excentrées sont, un jour ou l’autre, mais aussi à tout moment, susceptibles de se rencontrer.

Lors des expositions internationales du surréalisme, qu’elles se tiennent à Paris ou à New York, un concepteur comme Marcel Duchamp ou un architecte comme Frederick Kiesler savent créer une ambiance et dérouter le visiteur. Mais avec ces installations s’arrêtent la réalisation ou l’objectivation d’une architecture proprement surréaliste. C’est dire que les surréalistes ne sont ni des utopistes voulant refonder la ville, ni des bâtisseurs désirant élever pour leur propre compte un Palais idéal, comme le facteur Cheval. Ils enchantent la ville en rebattant les cartes des rues et des monuments. Ils ne voient pas plus d’issue dans l’aménagement du territoire que dans l’entassement de cagibis hygiéniques. Leur seul guide est la rencontre ou la rêverie. Nietzsche a rapporté Ecce Homo et Zarathoustra à la Mole Antonelliana. Chirico a rapporté sa peinture métaphysique à la vision nietzschéenne de Turin. Breton a tourné le film Nadja dans le décor de ses photogrammes. Aragon lui-même, pour Anicet et le Panorama, a emprunté aux Vampires de Louis Feuillade, non seulement les prises de vue des rues, des façades et des toits de Paris, mais aussi Musidora, ou la vamp Irma Vep, à laquelle il a donné le nom de Mire. Le génie du lieu n’est rien sans l’imagination amoureuse ou douloureuse du peintre ou du poète.

Georges Sebbag

 

Notes

[1] Expression de Gordon Onslow-Ford dans une lettre inédite à André Breton du 18 avril 1941.

[2] Le Cas Wagner (« Lettre de Turin, mai 1888 »), Crépuscule des idoles (achevé à « Turin, le 30 septembre 1888 »), L’Antéchrist, Ecce Homo (« l’aristocratique et calme Turin »), Nietzsche contre Wagner (« Turin, Noël 1888 »).

[3] La traduction en français de la lettre de Nietzsche du 6 janvier 1889 est d’abord publiée, dans Le Surréalisme au service de la révolution n° 2 d’octobre 1930, sous le titre « Astu », puis recueillie dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. Voir le chapitre « Astu » dans Georges Sebbag, Le Point Sublime, Breton Rimbaud Kaplan, Jean-Michel Place, 1997.

[4] Né le 15 octobre 1844, jour de naissance de Frédéric-Guillaume IV, jour doublement fêté durant l’enfance, Frédéric-Guillaume Nietzsche entame la rédaction de Ecce Homo, le jour anniversaire de ses quarante-quatre ans. Le 13 novembre 1888, toujours à son ami Peter Gast, il confie : « Mon Ecce Homo, Comment on devient ce que l’on est a jailli entre le 15 octobre, jour de mon anniversaire et fête de mon très saint patron, et le 4 novembre, avec une autorité impérieuse et une bonne humeur proprement antique, au point qu’il me semble trop bienvenu pour qu’on se permette d’en plaisanter. » Pour le philosophe qui fait coïncider l’enterrement du vieil Antonelli et l’achèvement de Ecce Homo, il est fatal que la Mole Antonelliana personnifie Zarathoustra et Ecce Homo, autrement dit Nietzsche lui-même. D’ailleurs un passage de Ecce Homo, ponctué par un hasard objectif – sans doute reçoit-il ce jour-là une carte postale l’éclairant sur son ascendance divine –, indique nettement que Nietzsche n’est plus apparenté à sa famille et qu’il s’est enfin trouvé entre le 15 octobre et le 4 novembre 1888 : « Les grandes individualités sont les plus anciennes : je ne le comprends pas, mais Jules César pourrait être mon père – ou bien Alexandre, ce Dionysos fait chair… À l’instant même où j’écris, la poste m’apporte une tête de Dionysos… »

[5] Le poème Three Dimensions de Man Ray paraît en décembre 1915 à New York dans la revue Others n° 6 : “Several small houses / […] / Not as masses they stand / But as walls / Enclosing and excluding / Like shawls”.  Nous citons la traduction française d’après Neil Baldwin, Man Ray, trad. Edith Ochs, Plon, 1990, p. 56.

[6] Salvador Dalí, « De la beauté terrifiante et comestible de l’architecture modern’ style », Minotaure n° 3-4, décembre 1933.

[7] Louis Aragon, « Au bout des quais, les Arts Décoratifs ! », La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925.

 

Références

« Un beau jeu de constructions », Mélusine n° 29, janvier 2009. Nous donnons ici la version complète de ce texte. Les trois sections « La Mole Antonelliana », « Nietzsche à Turin » et « Chirico peintre de la Mole » ont été résumées et réduites à une seule section dans la version publiée dans Mélusine.