Suzanne Muzard à Tahiti

Suzanne Fernande Muzard est venue au monde le 26 septembre 1900 à deux heures du matin, au domicile de ses parents, 84, avenue de la République, à Aubervilliers, dans la proche banlieue parisienne. Elle a été déclarée à la mairie par son père, en présence du grand-père maternel Léon Groslier, âgé de cinquante et un ans, demeurant 83, rue du Vivier, à Aubervilliers. Elle est issue d’un milieu ouvrier ; ses parents travaillent dans une miroiterie. Claude Jean Muzard, né au Creusot le 10 juin 1871, et Anne Groslier, née à Aubervilliers le 18 juin 1879, se sont mariés le 27 novembre 1897. Deux drames se produisent coup sur coup durant l’enfance de Suzanne. Le 26 octobre 1906, sa mère accouche d’une fille qui décède au bout de six semaines. Le 4 juin 1907, c’est au tour de Claude Jean Muzard de mourir. Comme elle nous le racontera en juillet 1988, Suzanne se souvenait que ses parents s’étaient mariés par amour : « C’était Juliette, c’était son Roméo. » Elle était aussi persuadée que sa mère n’avait jamais supporté d’avoir perdu son mari, ce qui expliquerait son désamour pour sa fille. Suzanne précisait même : « Elle aurait certainement préféré que je meure. »

Après la mort du père, tout s’annonce mal pour son éducation : « C’est le gâchis. » Suzanne développe des sentiments hostiles, aussi bien à l’égard de sa mère Anne hantée par son défunt époux ou de sa tante Marie divorcée après trois semaines de mariage, que vis-à-vis de sa grand-mère maternelle Madeleine. Pourtant tout ne sera pas perdu, loin de là. Léon Groslier, son grand-père maternel, qui exerce le métier de cocher, va s’occuper d’elle et lui ouvrir grand les yeux. Esprit critique, personnage affable et volubile, Léon Groslier, « le philosophe », n’hésitait pas à aborder tous les sujets : « J’ai été élevée comme une fillette ne sera jamais élevée. Les enfants viennent dans le ventre des mères, sa petite-fille devait être avertie. Moi je savais tout, j’étais tellement fière que je diffusais ça. J’avais déjà été une petite fille excentrique, qui n’avait pas les idées qu’il fallait avoir. Mon grand-père était exceptionnel, il développait ça chez moi. »

Mais cette relation privilégiée entre Suzanne et son grand-père connaît un coup d’arrêt en 1912. Léon Groslier est écrasé par un véhicule qui sortait des abattoirs de La Villette. 

Les premiers amours 

Le jeune Marcel Chrétien, qui tirait sur ses nattes quand Suzanne était adolescente, sera son premier amour. Quand ils se quitteront, à l’issue d’une brouille, il fera à celle qu’il appelait « Mon soleil », en raison de ses cheveux blonds dorés, un cadeau passablement provocateur, à savoir un tournesol (un soleil) dans un bidet. André Breton en fera état dans Les Vases communicants (1932) lorsqu’il analysera son propre rêve du 26 août 1931 : « X [Suzanne Muzard] m’a raconté jadis que le jour où elle eut vingt ans, jour où elle se trouvait très seule et d’autant plus triste que, du plus loin qu’elle se rappelait, elle avait fait tenir dans cette date anniversaire tout un monde de puissance féminine et de joie, elle resta émerveillée, à n’oser de longtemps le défaire, devant un paquet qu’on vint apporter pour elle et qui, à en juger par l’extérieur, ne pouvait contenir qu’un magnifique présent. S’étant décidée, avec mille précautions, à en explorer le contenu, je l’ai vue encore en pleurer, un bidet plein de “soleils” (tournesols). Jamais elle ne sut qui avait songé – son oncle, un amant ? – à mettre à exécution cette plaisanterie de grand style que, pour ma part, j’ai toujours trouvée d’une conception splendide et effroyable. » L’auteur de cette plaisanterie sinistre était donc son premier amant, comme Suzanne nous l’a appris. 

En conflit avec sa mère, Suzanne obtient d’être émancipée à dix-huit ans, à charge pour elle de s’occuper de jeunes enfants à l’institution La Ruchette de Viroflay. Alors qu’elle rêve d’un heureux mariage, elle vivra, entre 1920 et 1924, dans l’ombre de deux hommes mariés, Léon Segal d’origine ukrainienne et un certain Philippe provenant d’un milieu guindé et un tantinet antisémite. En 1925, se produit un événement capital, Suzanne rencontre l’écrivain Emmanuel Berl, proche de Marcel Proust, et qui a déjà à son actif deux essais sur l’amour. Était-elle alors au bord de la prostitution et Bert l’a-t-il rencontrée dans un bordel de la rue de l’Arcade, comme il l’affirmera plus tard à Patrick Modiano ? Ou bien Suzanne, selon ses propres dires,  a-t-elle fait la connaissance de l’écrivain dans le salon de Madame Seligman ? Le certain est que Suzanne s’imposera comme la maîtresse en titre de Berl à partir de cette date et que cela aura de nombreuses répercussions, en particulier au sein du groupe surréaliste. Dès son premier roman, paru en juin 1927 chez Grasset, La Route n° 10, la route par laquelle au tout début de leur rencontre il a emmené Suzanne en auto jusqu’à Biarritz, Berl prête à son héroïne de nombreux traits de sa jeune amie.

La fugue à Toulon

Il faut se replacer en octobre 1927 : Louis Aragon et André Breton ont beaucoup avancé dans l’écriture du Traité du style et de Nadja, destinés en principe aux éditions Gallimard. Or une note de Jean Paulhan dans la Nouvelle Revue Française vaudra à ce dernier une bordée d’injures scatologiques de la part de Breton. Paulhan provoque alors Breton en duel ; des surréalistes s’en mêlent, dont Aragon, qui ne ménagent pas Paulhan. On en restera là, cependant. C’est dans ce contexte de tension avec la revue-phare de Gallimard que les surréalistes Aragon et Breton accueillent favorablement l’idée de Berl d’éditer leurs nouveaux livres dans une collection intitulée « Le Salon particulier », avec comme logo une reproduction du Rêve du Douanier Rousseau. Emmanuel Berl, commence à fréquenter le café surréaliste Cyrano, place Blanche. Autour du 14 novembre, il décide d’emmener Suzanne au café. Dès l’entrée de Suzanne, c’est le coup de foudre entre elle et André Breton : « Je me trouvais en pleine lumière devant une assemblée imposante, mais je ne distinguais qu’une seule personne. Un homme se leva pour que je lui sois présentée, et attira toute mon attention. Il était grand, d’une carrure imposante, un visage étonnant avec des traits réguliers comme sculptés, pourvu d’une chevelure abondante, mais le plus important était ses yeux, d’où se dégageait une puissance magnétique. On parle souvent d’un coup de foudre, pour imager un violent coup au cœur. Je le reçus tandis qu’une voix intérieure m’avertissait : “Cet homme, s’il veut de toi, ce sera oui”, tandis, je l’ai su plus tard, qu’André Breton en même temps avait décidé de notre sort à tous les deux. Nous étions dès notre première rencontre surpris par l’émotion incontrôlable d’une passion naissante contre laquelle nous ne pouvions rien faire d’autre que de vouloir la vivre. Je pensais à ma première rencontre avec Philippe sept ans plus tôt ; elle avait été de la couleur rose pâle de mes espérances de jeune fille. André Breton c’était le rouge vif de l’inattendu. »

Breton invite Berl et Mlle Muzard à dîner rue Fontaine le lendemain. À l’issue d’une longue soirée, en présence de son épouse Simone, et où le regard d’André met à l’épreuve Suzanne, l’écrivain surréaliste projette cette fois-ci une visite chez Paul Éluard malade. Le lendemain, tous les quatre, Simone conduisant la voiture, se rendent à Eaubonne, où Suzanne admirera les peintures murales de Max Ernst. C’est là que Breton, la prenant à part, lui demande instamment de l’appeler rue Fontaine. Ce qu’elle fait, de retour à Paris, en fin d’après-midi. Rendez-vous est aussitôt pris, pour la place Victor-Hugo, à deux pas de chez elle. Ils décident de se préparer pour partir ensemble vers le Midi. Tout est donc allé très vite, entre le café Cyrano, le dîner rue Fontaine, la visite à Éluard et Gala, le rendez-vous secret et le départ à la gare de Lyon, le 17 ou le 18 novembre. Mais avec la fugue de Suzanne et d’André à Toulon, c’en est fait des projets d’édition du « Salon particulier » ! C’est au tour de Berl d’être furieux. 

Suzanne célébrée par André Breton

De novembre 1927 à l’été 1930, Suzanne va vivre tantôt avec Berl tantôt avec Breton. De fait, elle déclenche deux divorces. Berl divorce d’avec son épouse Jacqueline Bordes et se marie avec Suzanne le 1er décembre 1928. De son côté, Breton se sépare dès 1929 de son épouse Simone. Entre-temps, Suzanne participe aux activités du groupe surréaliste : « Le dialogue en 1928 », jeu de définitions dans la lignée du cadavre exquis (La Révolution surréaliste, 15 mars 1928) ; « Jeux surréalistes », avec enchaînement hasardé de deux propositions (Variétés, juin 1929) ; confection d’un jeu de l’oie avec Breton, Georges Sadoul, Pierre Unik, Jeannette et Yves Tanguy (île de Sein, 26 juillet 1929) ; des photomatons hilares, notamment avec le chien Melmoth ou Jacques Prévert ; l’enquête sur l’amour, où André Breton contresigne la réponse de Suzanne Muzard (La Révolution surréaliste, 15 décembre 1929) ; un collage de Suzanne, « Sous la verrière de Grenelle » (reproduit dans Le Surréalisme au service de la Révolution, 15 mai 1933). À l’exception de l’enquête sur l’amour, Suzanne Muzard est désignée par ses initiales dans les revues.

Truffé de « rapprochements soudains » ou de « pétrifiantes coïncidences », Nadja est le récit par excellence du hasard objectif. Première partie : Breton évoque ses amis, ses attentes, les rues de Paris depuis 1918. Deuxième partie, la plus fournie : le 4 octobre 1926, descendant la rue Lafayette, Breton croise une jeune femme « très pauvrement vêtue », qui « va la tête haute », « curieusement fardée ». Il s’adresse aussitôt à l’inconnue qui lui sourit, c’est Nadja, « l’âme errante ». Le tragique de cette histoire est qu’une bouffée délirante vaudra à Nadja d’être internée en mars 1927. Troisième et dernière partie du récit : Breton révèle qu’entre le jour où il avait bouclé les deux premières parties de Nadja, le 31 août 1927, et le moment où il rédige la dernière partie de l’ouvrage, fin décembre 1927, un événement a bouleversé sa vie, sa rencontre avec Suzanne, dont le nom ne sera cependant pas prononcé : « Toi la créature la plus vivante, […] mise sur mon chemin […]. Toi qui ne connais le mal que par ouï-dire. Toi, bien sûr, idéalement belle. » Et l’auteur de Nadja confesse que Suzanne a supplanté dans sa vie affective Simone Breton, Lise Meyer et Nadja Delcourt (l’épouse, « la dame au gant » et « l’âme errante ») : « Sans le faire exprès, tu t’es substituée aux formes qui m’étaient les plus familières, ainsi qu’à plusieurs figures de mon pressentiment. Nadja était de ces dernières, et il est parfait que tu me l’aies cachée. » Mais en écrivant à Paris la conclusion de Nadja, Breton s’adresse à une Suzanne qui l’a quitté, qui est partie avec Emmanuel Berl pour Tozeur, en Tunisie, et qu’il espère retrouver.

En juin 1931, Breton publie sans nom d’auteur ni d’éditeur, L’Union libre, un poème à la gloire de toutes les parties du corps de Suzanne : « Ma femme à la chevelure de feu de bois / Aux éclairs de chaleur / À la taille de sablier […] Ma femme aux cils de bâtons d’écriture d’enfant […] Ma femme aux jambes de fusée / Aux mouvements d’horlogerie et de désespoir / Ma femme aux mollets de moelle de sureau […] Ma femme au sexe de miroir / Ma femme aux yeux pleins de larmes […] Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache ». L’année suivante, dans Les Vases communicants, Breton clame son désarroi : il se réfugie dans le rêve nocturne et dans le rêve éveillé depuis que Suzanne l’a quitté.

Îles de Cook et la rue du Vivier

Du 28 août au 10 septembre 1928, André et Suzanne séjournent à l’hôtel Robinson à Moret-sur-Loing. Le 29 août, André écrit à son épouse Simone : « Nous sommes actuellement à Moret où il fait une lumière comme celle qu’on voit en regardant par transparence à travers le tiki de Cook. Suzanne va mieux. Je crois qu’elle veut te dire quelques mots, à part de cette lettre. » La crise entre les quatre protagonistes – Simone / André / Suzanne / Emmanuel – semble se résoudre momentanément à Moret-sur-Loing, comme si par enchantement Suzanne et André étaient transportés au milieu du Pacifique sous les cieux les plus radieux. En juin 1948, Breton publiera dans le catalogue de l’exposition Océanie à la galerie Andrée Olive, cinq poèmes, dont l’un intitulé « Tiki » : « Je t’aime à la face des mers / Rouge comme l’œuf quand il est vert / Tu me transportes dans une clairière […] ».

Le 30 août 1928, André s’adonne à l’écriture automatique : « C’est un rosier auquel pour le porter l’amour fait la courte échelle […] Le rosier s’arrête quelquefois pour boire, les ruisseaux sont bordés de cils. Il s’incline sur le passage de petites filles en tablier noir […] Le rosier aux épines de verre cassé s’engage à ce moment dans la rue du Vivier à Aubervilliers, il brille de tous les pleurs de l’enfance. Il est admis que toutes ses épines massacrent au passage les cœurs tracés au canif sur les murs éteints avec des inscriptions longues de diminutifs. » Toute l’enfance de Suzanne est ici évoquée et en particulier la rue du Vivier à Aubervilliers, où vivait son grand-père Léon Groslier, qui a joué un rôle émancipateur dans son éducation, quand elle avait de cinq à douze ans.

Breton associe spontanément Suzanne et la rose. S’il écrit dans L’Union libre : « Ma femme aux seins de creuset de rubis / Aux seins de spectre de la rose sous la rosée », c’est aussi parce qu’il a offert à son amante une rose « métaphysique », un petit tableau de Chirico de 1916 intitulé Les Adieux éternels et représentant une rose, un tableau qu’il a d’ailleurs reproduit dans Le Surréalisme et la peinture en 1928. Ce tableau donnera l’idée à Suzanne de confectionner une robe en tissu imprimé ayant une rose pour motif, un tissu procuré par la mère de Frédéric Mégret. Vers 1934, elle se fait d’ailleurs photographier, près de la place des Victoires, dans la robe à la rose de Chirico. Et la vente ultérieure du tableau de Chirico, vers 1938, au peintre surréaliste anglais Gordon Onslow Ford, aura probablement aidé Suzanne Muzard à s’installer à Tahiti avec Jacques Cordonnier. Le 25 juin 1988, Marcel Jean écrit au dos de la reproduction des Adieux éternels de Chirico ce mot : « Il vient entre mes mains cette reproduction d’une Rose métaphysique de Chirico. Est-ce là la “rose” dont vous m’avez parlé jadis, qu’André Breton vous avait donnée et que vous aviez vendue pour acheter des cocotiers ?? ».

Ombres blanches

Au printemps 1934, Alberto Giacometti et André Breton se promènent au marché aux puces. Ils sont intrigués par un masque-visière en métal que le sculpteur finit par acquérir. Puis ce sera au tour de Breton d’acheter une cuillère en bois agrémentée d’un petit soulier-talon. Tout cela sera noté et analysé dans « Équation de l’objet trouvé », paru la même année. En 1937, ajoutant un post-scriptum au texte repris dans L’Amour fou, il révélera que Suzanne Muzard se trouvait ce jour-là aux puces, accompagnée de son ami (en l’occurrence, Frédéric Mégret). Quelques secondes avant Breton et Giacometti, elle avait manipulé le masque-visière et s’en était détournée.

Durant l’été 1936, Suzanne Muzard qui est alors en instance de divorce avec Berl, fréquente Jacqueline Breton. Enlacées ou couchées sur l’herbe, comme le montrent des photos prises à Saint-Jean aux Bois, Suzanne et Jacqueline semblent s’entendre à merveille. Vers 1937, Suzanne Muzard fait la connaissance de Jacques Cordonnier. Il est marié et a des enfants. Mais son ménage bat de l’aile. Vers 1938, Suzanne arrive à convaincre Jacques et son épouse d’aller s’installer avec toute la famille à Tahiti. Le 9 juillet 1940, Suzanne Fernande Muzard se marie à Papeete avec Jacques Émile Marie-Joseph Cordonnier. Ils ont comme témoins Yvonne Sadoul et Jacqueline Lemonnier. Ils ne mènent pas alors un grand train de vie. Jacques et elle s’essaient à la culture et vivent dans des cases. Suzanne rêvait de Tahiti depuis qu’elle avait vu avec les surréalistes Ombres blanches de Van Dyke et Flaherty, un film de 1928 tourné à Tahiti. Elle ne retournera à Paris, au cours de l’été de 1947, que pour des raisons de santé.

Deux lettres de Tahiti

Vers 1944-1945, Suzanne écrit depuis Papeete à André Breton, rue Fontaine à Paris, alors qu’il est encore exilé à New York : «  Cher André, j’ai cherché en vain de communiquer avec toi. J’ai écrit en Amérique, à la suite de petits échos lus dans des journaux américains, à une galerie de tableaux, la lettre m’est revenue ; sans doute aurais-je eu plus de chance par l’intermédiaire de Dali… puis… je pense que dans la mesure où ton atelier de la rue Fontaine existe il arrivera tôt ou tard une filière entre lui et toi / J’ai donc recours à ce dernier espoir – j’ai le souvenir fidèle et j’aimerais aussi des nouvelles de vous trois. Je manque de courage pour t’en écrire davantage, cela me semble vain tant que je ne suis pas sûre de vous atteindre. / Si tu reçois ma lettre précipite-toi et si tu te sens paresseux un mot par télégramme suffirait ou plutôt plusieurs… santé, enfant et adresse / Je t’embrasse tendrement / Suzanne / Suzanne Cordonnier Papeete Tahiti Océanie Française ».

Le 27 mars 1945, à Tahiti, le gouverneur Orselli délivre à Jacques Cordonnier une nouvelle patente de fabricant de poterie en général et lui accorde une patente d’exportateur de curiosités et poterie. Le 14 septembre, Jacques Cordonnier est autorisé à installer un four à poterie dans la propriété qu’il occupe à Pirae.

Le 28 février 1947, Suzanne donne de ses nouvelles à Breton depuis Pirae à Tahiti : « Je tente un dernier effort, te sachant rentré à Paris,  j’ai essayé à deux reprises de t’atteindre… une lettre m’est revenue d’Amérique et la seconde est restée sans réponse – je suis peut-être bien présomptueuse de n’admettre ni négligence ni indifférence totale de ta part, et il y a de la mienne, crois-le bien, plus d’intérêt profond que de curiosité courante en désirant savoir ce que vous êtes devenus tous les trois… En attendant, je n’ose que très peu parler de moi-même… je pense bien souvent à toi et à nos années tumultueuses ! … je suis prête, mais n’exagérons rien, à devenir une vieille jeune dame attendrie, sinon attendrissante… je suis remariée mais seulement belle-mère de famille et pas du tout classique dans le sens marâtre… j’aime trop ce qui est vif impulsif gai et entreprenant, les jeunes me donnent la permission de danser en rond avec eux ! – cela ne veut pas dire que j’ai des amants… étant devenue fidèle et sans tourments. Il est vrai que j’ai un compagnon charmant, calme et pondéré… comme je suis aussi sage que j’ai été folle nous nous acheminons avec dignité vers la cinquantaine ! … Je souhaite te voir sourire et cela prouvera que dans ma “dignité” il y a encore trace d’humour – J’attends donc quelques mots de toi – je t’embrasse tendrement ou plutôt le fantôme de ma jeunesse t’embrasse avec émotion / Suzanne / P.S. Nous parlerons dans la prochaine lettre, si prochaine lettre il y a… de l’univers… de la bombe atomique, de la guerre passée, des amis communs également “passés” et des difficultés matérielles – / Mme S. J. Cordonnier / à Pirae / Tahiti Océanie française ».

Après leur retour d’Océanie, les Cordonnier entretiendront de bonnes relations avec André et Élisa, la troisième épouse de Breton. Jacques et Suzanne seront invités rue Fontaine et à Saint-Cirq la Popie. Suzanne reverra Jacqueline Lamba et se liera aussi avec sa sœur Huguette. De plus, dans ce cercle familial, la vivacité, le franc-parler et la gaieté de Suzanne iront droit au cœur de la jeune Aube, la fille de Breton.

Le premier voyage à Tahiti

Frédéric Georges Mégret est né à Paris le 12 décembre 1909. Il fait ses études au lycée Henri IV. À la fin de 1928, Louis Aragon l’introduit dans le groupe surréaliste ainsi qu’au 54, rue du Château où logent alors Georges Sadoul et André Thirion et occasionnellement  Louis Aragon et Elsa Triolet. En juin 1929, dans le numéro hors-série de Variétés, « Le Surréalisme en 1929 », Frédéric Mégret est présent à travers deux pages de poèmes, deux dessins et une photo de Man Ray prise justement rue du Château. Mais son appartenance au groupe surréaliste sera brève. Mégret lui-même, démentant des propos rapportés par André Thirion dans son livre Révolutionnaires sans révolution, précisera dans Le Figaro du 12 février 1972 qu’il avait été écarté par Breton à l’automne de 1928, parce que Suzanne, lors d’une séance du jeu de la vérité l’avait désigné comme celui avec qui elle pourrait coucher. Au cours de nos divers échanges, Suzanne ne nous avait pas caché qu’elle avait été la compagne de Frédéric Mégret, mais elle avait omis de nous parler de leur voyage à Tahiti. Elle a vécu avec Mégret à partir de 1933 et ils ont entrepris leur voyage à Tahiti au début de 1935. Le jeune poète qui s’est lancé dans le journalisme rêvait de parcourir le monde, à l’image de son entretien avec le dramaturge Francis de Croisset dans Le Petit Journal du 1er octobre 1934 ; sont éloquents à cet égard le titre de l’article, « Voulez-vous faire le tour du monde ? M. Francis de Croisset nous confie ses impressions de cinq mois de voyage », et les noms de quelques villes et pays visités (Aden, Chine, Japon, Honolulu, San-Francisco, Chicago, New York).

Surtout, un document exceptionnel nous apprend que Suzanne quitte Tahiti le 3 juillet 1935, avec le projet d’y retourner en octobre. Frédéric et Suzanne semblent alors follement épris l’un de l’autre. Ce départ est à ce point troublant que Frédéric resté sur place décide le jour même de tenir un journal jusqu’au retour de Suzanne. On peut lire cet engagement sur la couverture du cahier : « FRÉDERIC MÉGRET /  Ce que certains ont coutume d’appeler un / JOURNAL / mais qui n’est peut-être qu’un remède contre l’absence qui a commencé quand / SUZANNE / est repartie pour la France sur le « Commissaire Ramel » / LE 3 JUILLET 1935 / en espoir commun du / RETOUR ». On ne peut pas s’empêcher de rapprocher ces propos des dernières lignes de Nadja où Breton garde l’espoir que Suzanne reviendra bientôt vers lui alors qu’elle vient juste de partir en Tunisie en compagnie de Berl.

Le Journal donne un aperçu du déchirement ressenti par Frédéric au départ de Suzanne : « 3 juillet Le « Commissaire Ramel » part à 3 h. Je quitte le bord à 2h 30 : trop d’adieux, trop de fleurs et Suzanne y vivra trois mois sans moi ! En pirogue je gagne la passe dans la barrière. » Mégret note ensuite que le Commandant, qui cherche à le reconnaître à la jumelle alors qu’il fait de grands gestes, envoie un matelot prévenir Suzanne. « Une minute plus tard aperçois sur le pont une très petite Suzanne qui agite les bras. […] Suzanne me paraît regagner vite sa cabine : mon dernier adieu, de moi seul au milieu des vagues, a peut-être eu raison de cette force si émouvante dont elle ne s’est pas départie. Je l’imagine […] sur sa couchette penser à moi pleurant avec Poupouille. » Mégret se promet d’honorer les pages de son Journal : « Il faut que j’écrive chaque jour. M’astreindre. Aller contre ce refoulement que j’ai si profond de l’écriture – avant et après les surréalistes – à la N.R.F. milieu où avec paradoxe je parais aboutir. » Et ce Journal s’annonce comme un témoignage destiné à Suzanne : « Et dans quatre mois Suzanne accroupie sur un divan de notre faré trouvera dans ce cahier ma vie de chacun de ces jours qui restent strictement sa propriété et que la Vie nous vole. »

Mégret tiendra son Journal sur un premier cahier du 3 juillet 1935 au 9 février 1936 puis sur un second du 10 février au 26 juin 1936, la veille de son arrivée à Marseille. Le fait est que Frédéric est demeuré seul à Tahiti durant cette période, où il a pu d’ailleurs déployer ses talents de reporter et que l’attente a été longue avant de pouvoir rejoindre Suzanne. Ces mots poignants, tracés le 26 juin 1936, viennent conclure l’épisode tahitien de Frédéric Mégret : « Fini le voyage… la fuite en boomerang. 14 mois. Revoir chacun. Suzanne. Vécu sans elle 330 jours ! / Demain sur le quai. Comment vais-je être ? J’en ai mal au cœur à y penser. Comme si j’avais la certitude qu’il en éclatera. De la regarder venir à moi avec le quai me préparera. Je suis vide sans direction, sans centre de gravité depuis qu’à bord je ne résiste plus à son absence. J’ai besoin de la retrouver, de revivre tous les deux […] ».

Frédéric Mégret journaliste

Le 17 mai 1936, s’étale, sur les deux premières pages de L’Ouest-Éclair Dimanche, « L’île du bout du monde », un article de Mégret sur l’île de Pitcairn, où s’établirent en 1789 neuf mutins du bateau anglais « Bounty » et plusieurs indigènes, une île alors inhabitée. La contribution de l’ancien surréaliste est ainsi présentée : « Notre collaborateur Frédéric Mégret, qui au cours d’un voyage mouvementé sur une barque de quatorze tonneaux, montée par cinq hommes, atteignit Pitcairn et y passa deux jours, nous envoie cette passionnante relation de son escale dans l’île du bout du monde, parmi les paisibles descendants des mutinés du “Bounty”, ainsi qu’un reportage photographique qui constitue une documentation unique. » Pure coïncidence, ce même 17 mai, Paris-Soir publie un entretien de Mégret avec le tennisman Henri Cochet qui, effectuant un tour du monde était de passage à Papeete avec son épouse, le mois précédent. De retour à Paris, Mégret poursuit sa carrière de reporter. Le 12 novembre 1936, les deux envoyés spéciaux du Petit Journal en Espagne sont Henri Delmas qui évoque la résistance de Madrid assiégé et Mégret qui s’entretient à Barcelone avec le président Manuel Azaña. Le 9 mai, le 28 mai et le 7 juin 1937, les articles de Mégret sont à la une du Petit Journal : « L’arrière-petit-fils d’un mutin du “Bounty” représentera l’île de Pitcairn au Couronnement du Roi Georges VI » ; « Nos forces navales sont passées en revue par M. Gasnier-Duparc dans la rade de Brest » ; « La reine de Tahiti est enthousiasmée par sa visite… pour la première fois la fille de Pomaré a quitté ses îles pour venir à Paris ». Via Frédéric Mégret, Tahiti est à nouveau à l’honneur dans Paris-Soir du 8 septembre : « “J’aimerais bien aller à Tahiti après mon septennat” a dit M. Lebrun à la petite-fille de la reine Pomaré / “La plus haute princesse tahitienne”, qui touche 675 frs par mois de pension de la République, visite la France pour la première fois ». Le 7 septembre 1938, l’hebdomadaire Marianne publie un reportage de Mégret sur la léproserie de la vallée d’Orafara à Tahiti.

De retour en France, en juin 1936, Frédéric Mégret a sans nul doute revu Suzanne Muzard. Il est probable qu’ils se sont séparés quelques mois après. Une chose est certaine, le 6 janvier 1938, Frédéric Mégret épouse à Alexandrie Colette Poirier. Quant à Suzanne Muzard divorcée d’Emmanuel Berl, elle se marie le 9 juillet 1940 à Papeete avec Jacques Cordonnier divorcé de Marie-Louise Bazin.

Suzanne Muzard a séjourné à Tahiti avec Frédéric Mégret en 1935 puis avec Jacques Cordonnier  de 1938 à 1947. Un agenda de Frédéric Mégret permet d’affirmer que le journaliste déjeune à Paris le lundi 24 novembre 1947 avec le couple Cordonnier (ou avec Jacques Cordonnier seul) et le mercredi 26 avec Suzanne seule.

André Breton répétera que Raymond Roussel, l’écrivain pour qui l’imagination était tout, était resté plusieurs jours à écrire dans sa cabine, alors qu’il abordait pour la première fois le rivage de Tahiti. Suzanne Muzard a vécu à Tahiti deux grands amours, avec Frédéric Mégret et Jacques Cordonnier. Elle aurait sans doute aimé y entraîner André Breton, son premier grand amour. 

Georges Sebbag

Bibliographie

Emmanuel Berl, La Route n° 10, Paris, Grasset, 1927. 

                          Interrogatoire par Patrick Modiano, Gallimard, 1976.

André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1928.

                        L’Union libre, Paris, 1931. Sans nom d’auteur ni d’éditeur.

            Les Vases communicants, Paris, Éd. des Cahiers Libres, 1932.

[Frédéric Mégret], La faune de nos paupières, dessins surréalistes inédits de Frédéric Mégret, Maison Victor Hugo, 17 octobre 2013 au 16 février 2014, dossier réalisé par Gérard Audinet.  

Suzanne Muzard, « Confidences inachevées », « Entretien avec Suzanne Muzard », in Georges Sebbag, André Breton L’amour-folie / Suzanne Nadja Lise Simone, Paris, Jean-Michel Place, 2004.

Georges Sebbag, André Breton L’amour-folie / Suzanne Nadja Lise Simone, Paris, Jean-Michel Place, 2004.

Je tiens à remercier vivement Robert Veccella qui m’a donné accès à divers documents. Je tudes remercie aussi Frédérique Delmas-Mégret qui m’autorise à publier la couverture du Journal tahitien de Frédéric Mégret.

Références

Georges Sebbag, « Suzanne Muzard à Tahiti », Bulletin de la Société des Études Océaniennes, n° 355, septembre-décembre 2021« Visiteurs improbables en terre polynésienne », Tahiti.