Potence avec paratonnerre [Extrait]

potence-avec-paratonnerreAragon et Breton dans les pas de Kant

  

Très tôt, Aragon se soucie de Kant et de la philosophie. En 1918, dans « Du décor », un article audacieux sur le cinéma, il considère la philosophie comme la condition de possibilité d’un film ayant une puissance évocatrice et poétique. Un cinéaste méconnaissant les « conditions philosophiques » d’un film ne serait plus le maître de son art. « Je voudrais, écrit Aragon, qu’un metteur en scène fût un poète et un philosophe, mais aussi le spectateur qui juge son œuvre. Pour goûter pleinement par exemple, Charlot musicien, je crois indispensable de connaître et d’aimer les tableaux de l’époque bleue de Pablo Picasso, […] d’avoir lu Kant et Nietzsche, et de se croire un cœur plus haut que celui de tous les hommes[1]. » Le bagage philosophique de Kant et Nietzsche est indispensable à celui qui voudrait apprécier les gestes déconcertants ou les actions criminelles des héros modernes du cinéma. Toujours en 1918, dans un texte poétique intitulé « Bulletin météorologique », mais à propos cette fois-ci de Charlot pompier, Aragon accorde à Charlie Chaplin, qui installe délibérément dans ses films le décor de sa sensibilité et celui de l’époque, un certificat de kantisme : « La joie pure du cinématographe n’est pas à la merci des variations atmosphériques. Les contes de fées du baromètre ne sauraient nous détourner de l’écran. Magique, Charlot s’y révéla kantien décidé dans le cadre d’une caserne de pompiers. Il ne sépare pas le tragique du comique : il est l’image même de cette époque[2]. »

Les aventures d’un noumène

Mais c’est surtout dans les premières pages de son premier roman Anicet ou le Panorama que Louis Aragon juge nécessaire de multiplier les références à Kant et à la philosophie. Dès l’incipit, on découvre, à propos d’une indication sur les années de lycée d’Aragon, une allusion à Kant, pour qui l’espace et le temps, étant relatifs à notre sensibilité, ne sont plus des absolus : « Anicet n’avait retenu de ses études secondaires que la règle des trois unités, la relativité du temps et de l’espace ; là se bornaient ses connaissances de l’art et de la vie[3]. » De plus, le dernier mot du premier paragraphe revient sans conteste à Kant : « [Anicet] savait que ni les chemins de fer ni les paquebots ne modifieraient son noumène[4]. » Ensuite, le narrateur enchaîne notion empiriste (« données sensibles ») sur notion platonicienne (« intangibles réalités »), avant d’en revenir à la formulation kantienne du temps et de l’espace : « ce convive était un esprit libre qui se refusait à recourir aux formes a priori de la sensibilité[5]. » Le vocabulaire philosophique est patent tout au long de ce premier chapitre relatant la rencontre anachronique du jeune poète Anicet et du poète plus âgé Arthur, autrement dit Arthur Rimbaud : « concevoir les qualités [sensibles] », « représentation de l’étendue », « l’excellence des principes », « lieux distincts et séparés », « concessions purement formelles aux catégories », « mon professeur [m’entretenant de philosophie] démentait par sa conduite les principes mêmes qu’il avait démontrés », « le philosophe improbe répondit par la délation », « mon père […] qui ignorait tout de l’impératif catégorique », « des poèmes qui faisaient bon marché du principe d’identité lui-même », « méthodes de contemplation », « une leçon pratique de philosophie », « il me suffisait de m’abstraire du temps ou de l’étendue », « d’autres espaces que le nôtre, à n dimensions », « la relativité des concepts », « suprême abolition des catégories », « les évaluations de la durée, de l’espace, des quantités », « les idées mathématiques », « des vues de l’esprit […] qui n’ont ni fondement ni existence en dehors de celui qui les conçoit », « elle s’abstrayait des modes de la sensibilité », « je parviendrais à m’entendre avec la folle-par-philosophie », « un point de vue général, large, philosophique », « la substance réelle des choses », « l’immortalité de l’âme », « des fractions infinitésimales de la durée et de l’espace », « la confusion de temps et de lieu », « les formes de sa sensibilité », « le plaisir de nos sens ». Le côté parodique de la rencontre entre les deux poètes, comme le caractère fantaisiste de la confession d’Arthur, n’empêchent pas le narrateur d’user d’un lexique philosophique où domine la terminologie kantienne, avec ici ou là une concession à la notion bergsonienne de durée[6].

De plus, il y a dans Anicet ou le Panorama certains épisodes qui rappellent étrangement Les Déracinés. Le club des sept masques entourant la fascinante Mirabelle est comme le répondant de la bande des sept jeunes Lorrains associés dans une aventure journalistique à Paris. De même que l’entreprise de la bande des Lorrains tourne court, la dissension s’installe dans le club des masques. Et tout s’achève par un procès en cour d’assises à la suite d’un crime ou de l’apparence d’un crime[7].

En 1922, avec Les Aventures de Télémaque, Aragon démarque Fénelon tout en truffant son récit de divers textes de facture dada-surréaliste. L’épigraphe du livre I, de ce roman relativement mince divisé en sept livres, est un long passage d’une section de la « Dialectique transcendantale » de la Critique de la raison pure dans lequel Kant suggère au philosophe qui voudrait rendre le plus exactement sa pensée d’emprunter à une langue morte et savante l’expression adéquate plutôt que de créer des néologismes. Fort de ce conseil, l’aventurier Aragon s’est donc mis dans la peau du fils d’Ulysse pour narrer ses rêveries amoureuses et son vagabondage intellectuel. Il aurait aussi bien pu s’approprier l’identité du héros barrésien François Sturel, qui apparaît d’ailleurs dans l’épigraphe du livre III : « Avec toute la noblesse qu’on voudra, Sturel se créait un état d’âme d’aventurier» Aragon cueille alors son alter ego barrésien dans L’Appel au soldat, au moment où François Sturel sillonne l’Italie[8].

Parmi les apports dada-surréalistes des Aventures de Télémaque figure d’abord un passage où Aragon parle de soi sans croire à soi. Car ce n’est pas tant pour faire parler de soi qu’il parle de lui-même. Comme l’analyste Barrès du Culte du moi, il s’interroge sur la nature de son moi. Mais à l’instar du philosophe Descartes, il est en proie à un doute radical. Doutant de l’existence du monde et d’autrui, il sombre dans le solipsisme. Bien que Président dada, le poète se retrouve alors seul au monde. Louis Aragon l’expose clairement en quatre points :

  1. « Tout ce qui n’est pas moi est incompréhensible. »
  2. « Il n’y a que moi au monde […] ».
  3. « Je porte dans mon gousset gauche mon portrait très ressemblant : c’est une montre en acier bruni. Elle parle, elle marque le temps, et elle n’y comprend rien. »
  4. « Tout ce qui est moi est incompréhensible[9]. »

Au bout du compte, prenant le contre-pied de la formule ducassienne, Il n’y a rien d’incompréhensible, Aragon confesse son repli sur soi et son abandon à l’équivalent d’une théologie négative.

Le second apport dada-surréaliste des Aventures de Télémaque est un texte à prétention logique, morale et métaphysique, tenant à la fois du manifeste dada et du système D[10]. Tel un camelot, Aragon propose un « système tout nouveau, tout chaud, tout beau », qu’il baptise « système Dd ». Le dada Aragon peut développer son système avec brio, comme en témoigne cette proposition : « Le système Dd a deux lettres, a deux faces, a deux dos, admet toutes les contradictions, n’admet pas la contradiction, est sans contredit la contradiction même, la vie, la mort, la mort, la vie, la vie, la vie, avis aux amateurs[11]. » Mais le philosophe Kant de la Critique de la raison pratique peut aussi rattraper Aragon au détour de cette autre proposition : « Le premier D de mon système était le doute, le second d sera la foi[12]. »

Autre touche philosophique des Aventures de Télémaque. On s’aperçoit que le futur théoricien du « mentir-vrai » a pris conscience très jeune qu’il ne pouvait pas se soustraire au paradoxe logique d’Épiménide le Crétois : « “Je mens si je dis que je mens”, [les jeunes gens] se perdaient sans cesse au fond de ce labyrinthe : le syllogisme d’Épiménide[13]. » Décidément, le vrai comme le faux sont indécidables.

Le Ciel étoilé

En 1923, Aragon rend un clair hommage à Kant en choisissant « Le Ciel étoilé » comme titre de chronique dans Paris-Journal[14]. Il n’omet pas alors de mettre en exergue de sa première chronique la phrase par laquelle débute la « Conclusion » de la Critique de la raison pratique, celle-là même que Paul Bouteiller avait déclamée aux lycéens de Nancy : « Deux choses comblent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants, et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. » Le même Aragon qui, peu de temps auparavant, s’ingéniait à l’aide de son « système Dd » à fourbir une « morale momentanée », affiche à présent sa déférence envers la morale du devoir, plus universelle et pérenne. En fait, il associe dans un même attachement Kant et à son maître Barrès, auquel il rend d’ailleurs visite le 5 avril 1923, une visite dont il rendra compte dans l’article nécrologique qu’il lui consacrera dans L’Information d’Extrême-Orient[15].

Il faudrait ici citer deux confessions successives  relatives au lycéen Aragon guettant au bois de Boulogne Maurice Barrès dans sa limousine. D’abord, le début du plaidoyer d’Aragon lors du procès de Maurice Barrès : « À l’octroi de la porte Maillot, je me garais souvent, entre la grille et la borne, quand une limousine, à l’heure où je partais pour le lycée, manquait me consteller de boue au passage. Alors, si je me hissais sur les pointes, j’apercevais un morceau de bois mort, une chose sans autre vie que ce regard perdu et fixe, Maurice Barrès, qui faisait dans la capitale sa petite entrée de tous les jours[16]. » Ensuite, le début de la lettre qu’Aragon adresse à Barrès le 30 mars 1923 en vue d’un entretien : « Monsieur, j’ai passé ma vie à me retenir d’aller vous voir. […] je vous ai suivi au bois de Boulogne, je vous ai regardé dans votre voiture, un peu comme Ravaillac avant de prendre son élan[17]. » C’est un mouvement pendulaire d’attraction et de répulsion qui pousse Aragon vers Maurice Barrès. Depuis ses années de lycée, il guette l’idole qu’il vénère mais qu’il est aussi prêt à écharper. Il est prêt à tout, tel Ravaillac, à commettre un crime de lèse-écrivain, ou tel Lacenaire, à passer en cour d’assises et à revendiquer un « droit au crime ».

Ce mouvement pendulaire, Aragon l’éprouve également à l’égard de Kant. D’un côté, « le ciel étoilé » est la porte ouverte à l’imagination et à l’infini. D’un autre côté, la loi morale, même si elle possède la rigueur ou le tranchant de l’universel, est une barrière au désir, et en particulier à l’amour, l’infini du désir. C’est pourquoi La Défense de l’infini, le titre du grand roman auquel Aragon décidera de mettre un terme en novembre 1927, est spécialement ambivalent, maniant à la fois l’idée de sauvegarde et celle d’interdiction. À tout prendre, La Défense de l’infini est un troisième terme, opérant la synthèse entre « le ciel étoilé » et « la loi morale ». L’ombre de Kant plane sur le plus grand projet avorté d’Aragon.

En mai 1923, au moment où il rédige « Le manifeste est-il mort ? », texte sous-titré malicieusement « Manifeste », Dada est déjà de l’histoire ancienne. En fait, le manifeste d’Aragon porte sur un objet, qui nous ramène à Dada mais n’est pas propre à Dada, le scandale. Opérant une distinction kantienne, Aragon énumère d’une part, les scandales hypothétiques ou intéressés, qu’il écarte allégrement et d’autre part le scandale catégorique ou désintéressé, « LE SCANDALE POUR LE SCANDALE », qu’il revendique hautement. De cette réflexion sur le scandale, on peut retenir plusieurs points :

  1. Calquée sur l’impératif kantien « le devoir pour le devoir », qui est une fin en soi, « le scandale pour le scandale » détourne la formule morale à des fins de subversion sociale.
  2. Plus exactement, pour Aragon, tout au monde peut être occasion de scandale, qui cite pêle-mêle : « Dada, la guerre, la peinture, les femmes, mes amis, les journaux quotidiens, la hideur et la beauté, le crime, Edith Cavell, Arthur Rimbaud, la petite fille coupée en morceaux, le marquis de Sade, Jacques Vaché, l’armée […][18]. »
  3. Dada suscitant du scandale n’est donc qu’un exemple parmi d’autres.
  4. On ne saurait dire si cet amour immodéré pour le scandale provient chez Aragon de son expérience dada ou de sa récente et éphémère pratique journalistique à la direction de Paris-Journal.
  5. En remettant Dada à sa place et en suggérant que le manifeste n’est peut-être pas mort, Aragon entrouvre la porte à deux manifestes à venir, son manifeste Une vague de rêves et le Manifeste du surréalisme d’André Breton.

Dans des pages résolument philosophiques d’Une vague de rêves, Aragon ne perd pas de vue le « ciel étoilé » de Kant. Il s’interroge, dès l’incipit, sur la véritable nature du ciel, clef de voûte ou socle de tant de représentations du monde : « Il m’arrive de perdre soudain tout le fil de la vie : je me demande […] ce qu’est au vrai ce pont qu’ils ont nommé le ciel[19]. » Plus loin, un premier ajout, arguant qu’on ne saurait se contenter des faiblesses ou des misères de l’existence, vient compléter l’interrogation sur le ciel : « […] la chétive vie, ce chèvrefeuille tremblant que vous croyez suffire à nous peupler le ciel[20]. » Plus loin encore, un deuxième ajout apostrophe les personnes demeurées incrédules face aux miracles des noces de Cana ou de la bataille de Valmy qui ont pourtant illuminé le ciel : « Ô déments incrédules, vous aussi vous avez alors baissé la tête devant les mots armés qui soulevaient un long pan de l’azur[21]. » Survient ensuite une évocation concrète du « ciel étoilé » à travers la peinture de Picasso et de Chirico, interpellés ici en tant que présidents de la République des rêves : « vous avez peint la Nuit et c’était la nuit même. Et vous le ciel : et c’était tout l’émeraude du destin[22]. »  Surgit enfin la phrase conclusive d’Une vague de rêves notifiant que le surréaliste n’est pas un personnage terre à terre mais un poète ou un philosophe prêt à se frotter à l’infini : « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. »

Le « ciel étoilé », image du formidable et sublime impératif catégorique, est relayé chez Aragon par le ciel nocturne de la déferlante des rêves et le ciel diurne des textes automatiques. Les deux inventions du surréalisme naissant sont mises à contribution, le message automatique ou l’écriture automatique sur le terrain du langage, les rêves ensommeillés ou éveillés sur celui de l’image. Le concept qui offre la meilleure approche de la hauteur et de l’étendue du ciel se nomme le surréel ou la surréalité. Un concept qui ne peut plus frayer avec les notions devenues suspectes de réel ou de réalité et d’irréel ou d’irréalité.

Un ciel de mots et d’images surréalistes, tel apparaît le nouveau « ciel étoilé » d’Aragon. Les mots font images et les images se condensent en mots. Mieux encore, ces mots et ces images, qui débordent le cadre habituel de la pensée, développent un pouvoir non d’abstraction mais de concrétion. Ces images et ces mots ont le pouvoir de se transformer en objets effectifs et sensibles. Toute cette « matière mentale » vire à la matière expérimentale. En décrivant les ressources de cette « matière mentale » découverte par les surréalistes, Aragon se définit comme idéaliste sur le plan de la connaissance, ce qui n’a rien d’original, et comme nominaliste sur le plan ontologique, ce qui est beaucoup plus singulier. Son « nominalisme absolu », qui n’est certainement pas étranger aux recherches de Jean Paulhan sur le langage, tend à montrer que les pratiques surréalistes étayent la proposition « il n’y a pas de pensée hors les mots[23] ».

Se posant en idéaliste doublé d’un nominaliste, Aragon se retourne alors contre Kant, son philosophe préféré, sous prétexte qu’il faudrait ranger le métaphysicien de la « chose en soi » parmi les réalistes. Ou, plus exactement, l’auteur d’Une vague de rêves dénigre les « hommes de bonne volonté » d’aujourd’hui, « qui vivent sur un compromis entre Comte et Kant », et « qui ont cru faire un grand pas en rejetant l’idée vulgaire de la réalité pour lui préférer la réalité en soi, le noumène, ce piètre plâtre démasqué[24]. » À la réalité, qui n’est qu’un rapport à l’esprit parmi bien d’autres, il s’agit d’opposer la surréalité. Car dans le ciel du surréel, l’esprit n’aura que l’embarras du choix entre « le hasard, l’illusion, le fantastique ou le rêve ».

Le cinabre tantôt rouge tantôt noir

Kant à beau être en butte à des attaques sourdes, sa Critique de la raison pure demeure en 1924 l’ouvrage philosophique de référence d’Aragon. Des trois importantes citations de Hegel, Kant et Platon se succédant dans « Le Passage de l’Opéra » du Paysan de Paris, celle de Kant est assurément la plus significative et la plus longue : « Si le cinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd ; si un homme se transformait tantôt en un animal tantôt en un autre ; si dans un long jour la terre était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace et de neige, mon imagination empirique ne trouverait pas l’occasion de recevoir dans la pensée le lourd cinabre avec la représentation de la couleur rouge ; ou si un certain mot était attribué tantôt à une chose tantôt à une autre, ou encore si la même chose était appelée tantôt d’un nom et tantôt d’un autre, sans qu’il y eût aucune règle à laquelle les phénomènes fussent déjà soumis par eux-mêmes, aucune synthèse empirique de l’imagination ne pourrait avoir lieu[25]. » Nous aurons l’occasion de revenir sur la place éminente accordée à l’imagination dans Le Paysan de Paris, traitée d’ailleurs comme un personnage prononçant un Discours solennel. Pour l’heure, il importe de comprendre que la citation de Kant intervient juste après une double évocation sur le boulevard des Italiens, celle d’un bonisseur « frappant de la canne une affiche du Théâtre Moderne » et promettant « monts et merveilles pour le second acte », et celle d’une boutique de musique où une femme blonde amorce au piano des airs de chansons ou de danses à la mode[26]. Les badauds attirés par le bonisseur et les notes de musique se tiennent sur le pas de deux portes de l’imagination. Mais vont-ils ou non se laisser duper par la promesse de « femmes nues du harem au second acte » ou par la musique sentimentale interprétée par une femme blonde aux cheveux teints ?

En fait, le badaud, ou plus généralement l’homme, éprouve une certaine réticence vis-à-vis de l’imagination. Tout d’abord, comme les empiristes ou les psychologues lui ont parlé du mécanisme de l’association des idées, « le malheureux a cru ses idées enchaînées ». Ensuite, usant également de sa raison et de son délire, l’homme s’est enfermé, tel un paranoïaque, dans « des raisons délirantes ». Enfin, il « a médité le sophisme de Kant » relatif au cinabre tantôt rouge, tantôt noir. L’homme du commun n’a certes pas cherché à s’assimiler la synthèse de la reproduction dans l’imagination, ni le schème transcendantal, ni encore la distinction entre l’imagination reproductrice et productrice dans la Critique de la raison pure. Cependant, ayant lu avec plaisir cette citation fameuse sur le cinabre, il voit où « le petit Emmanuel veut en venir avec ces mots enchantés ».

On a le sentiment que, pour Aragon, les phrases très imagées de Kant sur les états différents du cinabre, les métamorphoses de l’homme et de la terre, le déplacement des étiquettes entre tous les mots et toutes les choses, auraient aussi bien pu attirer les badauds du boulevard des Italiens s’ils elles avaient été prononcées par le bonimenteur du Théâtre Moderne. Car il y a deux lectures du passage sur le cinabre, une lecture enchantée, cinétique ou cinématographique, de la fuite des idées ou des images, de la succession accélérée des mots et des choses, et une lecture plus posée de ce méli-mélo, déclarant inimaginable un tel chaos et inconcevable ce désordre absolu. C’est pourquoi si la lecture enchantée assimile Kant à un bonisseur ou à un sophiste, la lecture ratiocinante invoquant la nécessaire synthèse de la reproduction dans l’imagination n’épargne pas non plus le philosophe allemand dont la « démarche intellectuelle » s’appuierait en vérité sur une pétition de principe. Aragon, ironique et familier, semble vouloir s’amuser avec le « petit Emmanuel ».

Les années suivantes, la vie ordonnée et ponctuelle du philosophe Kant illustrera les mouvements d’humeur ou les démangeaisons d’Aragon. On peut ainsi lire dans les premières pages du Traité du style : « À la nouvelle d’une révolution, Kant interrompt sa promenade, Goethe ne l’interrompt pas. Quelle prétention de part et d’autre[27]. » Une réunion d’habitués dans un café sert de prétexte à son évocation dans Les Aventures de Jean-Foutre La Bite : « Tous les soirs à 7 heures exactement, et c’est là qui fait sa ressemblance avec Emmanuel Kant, la porte du Vrai Petit Pot laisse passer un cinquième habitué, dont la venue interrompt quotidiennement la partie de manille, et Burette s’exclame : “Ça schlingue ! M. l’inspecteur ne doit pas être loin.” En effet c’est l’inspecteur Étron, de la mondaine, qui vient s’asseoir à la table voisine, et dès lors, adieu manille[28] !» Aragon prend un malin plaisir à entraîner Kant, le philosophe de la pureté morale et du « ciel étoilé », jusque sur les pentes glissantes de la scatologie.

Breton et Kant descendent dans la rue

Janvier 1920 – André Breton est familiarisé avec l’œuvre de Kant. À cette date, il met en exergue de son premier article sur Giorgio de Chirico quelques lignes de Kant empruntées à la préface de la seconde édition de la Critique de la raison pure et il indique que le peintre métaphysicien, par la nature de son esprit, est le mieux disposé « à réviser les données sensibles du temps et de l’espace[29]. »

Janvier 1921 – Consignant des notes dans un carnet, Breton opère une distinction entre le maître, génial inventeur, et l’élève réfutant et dépassant le maître. Ainsi en a-t-il été de Charcot, inventeur de l’hystérie mais dont les conclusions furent mises en doute par les élèves qu’il avait formés. Deux de ses élèves, Freud et Babinski, ont révolutionné, l’un « la médecine mentale », l’autre « la médecine nerveuse ». Breton étend son appréciation ambivalente sur Charcot à la philosophie de Descartes : « L’œuvre de Charcot, comme le Discours de la méthode, demeure le type de ce que l’on nomme l’erreur de génie[30]. » Ayant sous-entendu qu’un Spinoza ou un Leibniz avaient surpassé Descartes, Breton évoque ensuite dans une parenthèse une autre filiation philosophique proprement allemande : « Ce fut l’aventure de Kant avec Hegel et Fichte[31]. » Il apparaîtrait donc que Kant serait le génial inventeur d’une philosophie erronée, tandis que ses successeurs, Fichte et Hegel, seraient les réels découvreurs de l’idéalisme philosophique.

20 mai 1921 – Dans un mémorandum adressé à Jacques Doucet relatif au passé déjà glorieux de Dada et à son avenir beaucoup plus incertain, André Breton compare les manifestations Dada à des « Enfers artificiels ». Il décèle dans les manifestations de 1920 et surtout dans la « Saison Dada » qui s’ouvre en 1921, outre le désir de scandaliser, aspect externe de la chose, une volupté plus cachée, vrai moteur de l’événement, qu’il appelle « l’étrange plaisir qu’il y a à “descendre dans la rue” ou à “ne pas perdre pied”, comme on voudra ». C’est justement là qu’il enchaîne de manière abrupte sur un épisode de la biographie de Kant : « il y a malgré tout quelque chose d’infortuné dans la vie de certains grands philosophes comme Kant qui se créent un monde à part et se mettent à la merci d’un lieu commun tel qu’un sourire de femme. » De plus, sachant que les philosophes ne sont pas les seuls concernés par une telle déconvenue, il poursuit encore, songeant à Paul Valéry : « La plupart des grands poètes, en une ou deux circonstances de leur vie, tombent pareillement de haut[32]. » Que signifie cette apparition inattendue de Kant dans le paysage dada-surréaliste ? La vie réglée de Kant surgit ici comme un contre-modèle. Car le surréalisme naissant, ne veut pas, à l’exemple des philosophes, s’isoler dans les rites d’un monde à part. Il ne désire pas non plus, à l’image des poètes, poursuivre des chimères sur le chemin de ronde d’une tour d’ivoire. Le surréalisme naissant, « en joignant le geste à la pensée, a quitté le domaine des ombres pour se lancer sur un terrain solide[33]. »

Au printemps de 1921, le dada-surréaliste commence à éprouver la volupté qu’il y a à s’aventurer sur le terrain, à descendre dans la rue sans perdre pied, à organiser par exemple une visite à l’église Saint-Julien-le-Pauvre. Or tel n’a pas été le cas de l’infortuné Kant, qui a été à la merci d’un incident à la fin de sa vie. Donnons la parole à Thomas de Quincey retraçant Les Derniers jours d’Emmanuel Kant : « il avait adopté une manière de pas […]. Malgré cette précaution, il tomba une fois dans la rue : il fut tout à fait incapable de se relever, et deux jeunes dames qui aperçurent l’accident coururent l’aider. Avec sa grâce habituelle, il les remercia chaudement et présenta à l’une d’elles une rose qu’il tenait à la main. […] Cet accident, comme j’ai raison de croire, fut cause qu’il renonça désormais à tout exercice[34]. » Les poètes et les philosophes qui se créent un monde à part tombent de haut quand ils descendent dans la rue. Il a fallu à Kant pour se relever, le secours et le sourire d’une femme. Le fait que Kant ait offert une rose à une inconnue a peut-être eu un prolongement en 1930. En plein désespoir après le départ de Suzanne Muzard, André Breton décida un soir d’aborder des femmes dans les rues de Paris en leur offrant une rose rouge[35].

Reposons la question : pourquoi Kant surgit-il le 20 mai 1921, après la visite à l’église Saint-Julien-le-Pauvre, après le vernissage de l’exposition Max Ernst et surtout après la mise en accusation de Maurice Barrès ? En fait, Breton l’énonce clairement. Si l’année 1920 était « purement artistique » ou « anti-artistique », en revanche, en 1921, « Dada [il faut lire “le Surréalisme”] se propose d’élever le débat et de porter la discussion sur le terrain moral[36]. »  De plus, Breton enfonce le clou quand il déplore que le « volumineux dossier » de l’Affaire Barrès soit destiné « à rester dans l’ombre[37] ». À y regarder de près, le procès de Maurice Barrès a été avant tout un procès moral, celui érigé par le tribunal kantien de la raison rattrapant l’auteur des Déracinés qui avait initié Aragon et peut-être même Breton au « Ciel étoilé ». Car tout oppose Maurice Barrès et Emmanuel Kant, celui-là, écrivain brillant et personnage public, kantien de façade à la Paul Bouteiller, celui-ci, philosophe menant dans l’ombre une vie exemplaire conforme à « la règle morale[38] ».

23 avril 1924 – Dans un des cahiers d’écolier de Poisson soluble, recueil de textes automatiques et de poèmes-collages, André Breton célèbre le bicentenaire de la naissance d’Emmanuel Kant en rassemblant divers titres de journaux. La typographie et le contenu de ce poème-collage ne laissent aucun doute sur l’hommage rendu au philosophe né le 22 avril 1724 à Königsberg. Si l’on écarte la partie du texte relative à la chevelure d’une femme et à une relation amoureuse[39], tout le reste semble pouvoir être rapporté à la vie et à la philosophie de Kant : « Une grande flamme s’éteint / La réalité / merveilleuse légende / […] / Une tête de sûreté / EMMANUEL KANT / naquit il y a 200 ans / La jeunesse intellectuelle / Elle lui résistait / En cherchant des escargots / sur les confins / du monde / Mais oh ! / qui finit bien / La vraie raison / « La voiture / qui dure » / Une première Jérusalem aurait / fait panache / Les Noms et l’Idée / Ravis, extasiés / Médusés…..[40] […] ». Dans ce poème-collage, des faits biographiques (« Une grande flamme s’éteint », « Une tête de sûreté Emmanuel Kant naquit il y a deux cents ans »), des notions philosophiques (« La réalité » qualifiée de « merveilleuse légende », « la vraie raison » assimilée à une « voiture qui dure », « les noms et l’idée » pris sous l’angle du ravissement, de l’extase ou de la stupeur), une double allusion à la délimitation  kantienne des domaines de l’entendement et de la raison et aux discussions du trio Hegel, Hölderlin et Schelling au séminaire de Tübingen désigné comme « une première Jérusalem » (« La jeunesse intellectuelle, elle lui résistait en cherchant des escargots sur les confins du monde, mais oh ! qui finit bien, une première Jérusalem aurait fait panache »), tous ces éléments esquissent un portrait de Kant et donnent une idée des turbulences ayant accompagné son œuvre.

Octobre 1924 – Le non-conformisme absolu du surréalisme est incompatible avec le monde réel. Il s’agit de parvenir ici-bas à un « état complet de distraction ». Telle est la proclamation finale du Manifeste du surréalisme. Trois distractions symptomatiques sont convoquées : « la distraction de la femme chez Kant, la distraction des “raisins” chez Pasteur, la distraction des véhicules chez Curie[41] ». Kant célibataire endurci, Pasteur buvant l’eau dans laquelle il avait trempé ses raisins, Pierre Curie inattentif mort écrasé par un véhicule, ces trois exemples illustrant des formes de détachement propres aux savants et aux philosophes commandent aux surréalistes un certain surplomb de la réalité. La présence de Kant atteste une fois de plus que la préoccupation morale est pleine et entière dans le surréalisme, contrairement à Dada.

Janvier 1941 – André Breton, réfugié à Marseille, griffonne des notes sur le désastre politique ambiant. Lui reviennent en mémoire l’attitude de Kant interrompant sa promenade à l’annonce de la prise de la Bastille et l’attitude de Goethe beaucoup moins soucieux des Trois Glorieuses de juillet 1830 que du débat contemporain sur les céphalopodes opposant à l’Académie des Sciences Georges Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire[42]. En effet, comment se déterminer quand l’heure est grave ?

20 décembre 1944 – Lors d’une conférence à Port-au-Prince, Breton rappelle deux filiations de la pensée moderne, qui « est venue normalement à Marx par Hegel, comme elle était venue normalement à Hegel par Maître Eckhart et par Kant[43]. » Kant est officiellement remis en selle dans le surréalisme.

18 janvier 1945 – Dans un numéro de la revue View de New York consacré à Marcel Duchamp, André Breton établit un parallèle entre la Critique de la raison pure et La Mariée mise nu par ses célibataires, même : « On a dit que dès sa publication, il devint impossible de penser comme si la Critique de la raison pure n’avait jamais existé. On peut de même se demander dans quelle mesure il sera un jour légitime d’avoir continué à peindre comme si La Mariée mise nu n’avait jamais été faite[44]. » Le rapprochement de l’ouvrage de Kant et du Grand Verre de Duchamp a pu être surdéterminé par la vie si peu mondaine du célibataire de Königsberg et par le grand détachement du joueur d’échecs et du surréaliste off Marcel Duchamp.

Le tribunal de la raison

Lorsqu’ils édifient, en mai 1922, leur bibliothèque philosophique, ce n’est ni par maladresse ni par accident que Louis Aragon et André Breton affirment que Kant « fut commis » à sauver leur génération. Aragon et Breton ont éprouvé une commotion analogue à celle ressentie par Maurice Barrés et ses condisciples du lycée de Nancy pendant les cours de Paul Bouteiller. Mais c’est surtout en lisant les romans de Maurice Barrès et peut-être en écoutant leur professeur de philosophie qu’ils ont succombé au sublime du « ciel étoilé » ou à la « préoccupation morale ». Le procès Barrès tombe à pic, révélant toute une série de bouleversements et d’élucidations : 1. le surréalisme moral prend la relève de l’esthétisme de Dada ; 2. l’Affaire Barrès n’est pas une farce, l’écrivain et l’homme Barrès sont jugés par un tribunal de la raison ; 3. Maurice Barrès et Paul Bouteiller sont rattrapés par l’impératif catégorique kantien ; 4. si Maurice Barrès est accusé de crime contre la sûreté de l’esprit, c’est avant tout au nom de la tête de sûreté Emmanuel Kant, qui sera désigné comme tel par André Breton le 23 avril 1924 ; 5. tout l’acte d’accusation converge en sa conclusion sur la formule des Déracinés assignant à la génération de Barrès, et par conséquent à celle d’Aragon et Breton, d’affronter la négation sans y perdre toute valeur morale ; 6. Maurice Barrès aurait aussi trahi sa propre génération ; 7. le procès Barrès marque l’engagement de la génération surréaliste de faire face à la négation Dada sans y perdre toute valeur morale.

En février et mars 1923, Louis Aragon intervient dans La Vie moderne à l’occasion du centenaire d’Ernest Renan et de Louis Pasteur et du tricentenaire de Blaise Pascal. Dans un premier écho, alors qu’on fête Pasteur et que toute une presse s’oppose à ce qu’on mette Renan au Panthéon, Aragon interpelle l’homme public Barrès pour qu’il rende justice à l’auteur de La Vie de Jésus. Dans un second écho, il ironise à propos d’un article de Paul Bourget, élevant Pascal et rabaissant Renan[45]. Une fois de plus, à travers le vieux Renan, qui, dans Les Déracinés, avait suscité le regroupement des bacheliers de Nancy, Aragon demande à l’écrivain Barrès d’exprimer son estime à l’un des penseurs iconoclastes de la génération antérieure. C’est sans doute à l’issue de ces deux échos que Louis Aragon se décide à écrire enfin à Barrès le 30 mars 1923 pour solliciter un rendez-vous. Lors de leur entretien  du 5 avril, il est d’ailleurs bien question de Renan : « Un mot qu’il me dit de Renan me fit comprendre pourquoi il me tolérait, et ce qui l’inquiétait dans ma désinvolture[46]. » Ensuite, dans la lettre à Barrès du 20 avril, il soulève, en ouvrant une parenthèse, la question cruciale qui agitait tant l’auteur des Déracinés et qui est reprise par les surréalistes, notamment depuis le procès Barrès : « Je vous l’ai dit, je ne crois pas que d’une génération ou deux à l’autre les raisons d’agir restent compréhensibles, et la sympathie possible, mais tant pis[47]. »

Quand, depuis le procès Barrès, Aragon et Breton essaient de pousser dans ses retranchements Maurice Barrès qu’ils admirent, c’est, faisant fi de son esthétisme décadent ou de son anarchisme annonciateur de Dada, pour lui rappeler les noms de Pascal, de Kant et de Renan, trois noms ayant une valeur morale et nourrissant son œuvre. Pour leur part, ils n’oublient pas que Barrès fut un grand passeur de penseurs, tels que Hegel et Proudhon, et en particulier Emmanuel Kant, qui « fut commis » à sauver leur génération.

En août 1925, huit communistes ou communisants de Clarté, les Belges Goemans et Nougé de la feuille Correspondance, dix collaborateurs de Philosophies, vingt-huit surréalistes de La Révolution surréaliste et cinq indépendants, dont Queneau et Ribemont-Dessaignes, signent le tract « La Révolution d’abord et toujours ! » pourfendant la patrie et la civilisation occidentale, l’esclavage du travail et l’économie de marché et exaltant la révolte de l’esprit et la révolution sanglante. Des formules inattendues, aux accents anarchistes, courent au long de cette profession de foi révolutionnaire : « Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure. […] nous nous déclarons en insurrection contre l’Histoire. L’Histoire est réglée par des lois que la lâcheté des individus conditionne […]. L’époque moderne a fait son temps. La stéréotypie des gestes, des actes, des mensonges de l’Europe a accompli le cycle du dégoût. C’est au tour des Mongols de camper sur nos places[48]. » De plus, une note fournit la liste des philosophes et des poètes sur lesquels les jeunes intellectuels des quatre revues s’appuient : « Spinoza, Kant, Blake, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche : cette seule énumération est le commencement de votre désastre. »

Sachant que le premier jet de cette déclaration est dû à Louis Aragon, il est possible d’avancer que les formules scandaleuses citées, y compris la liste des philosophes (Spinoza, Kant, Hegel, Schelling, Proudhon, Marx, Stirner, Nietzsche) qui aurait pu être établie par le jeune Barrès, reflètent le dialogue que l’auteur d’Anicet ou du Paysan de Paris poursuit avec l’auteur de Sous l’œil des Barbares. Maurice Barrès, dans l’optique d’un Fichte ou d’un Stirner, appelle Barbares tous ceux, et ils sont innombrables, qui veulent réduire son Moi, au même titre qu’ils immolent sans vergogne l’Idéal ou la Beauté. En août 1925, Aragon joue au chat et à la souris avec Barrès. Car tantôt il le nargue : « Nous sommes certainement des Barbares puisqu’une certaine forme de civilisation nous écœure. » Et tantôt il lui sourit : « C’est au tour des Mongols de camper sur nos places », reprenant très exactement la formule du narrateur de Sous l’œil des Barbares accoudé devant Paris, devant « cette immense plaine où campent les Barbares[49] ».

Georges Sebbag

Notes

[1] Louis Aragon, « Du décor », Le Film, n° 131, 16 septembre 1918, repris dans Aragon, Chroniques 1918-1932, éd. Bernard Leuilliot, Paris, Stock, 1998, p. 26.

[2] Louis Aragon, « Bulletin météorologique » [inédit], in Œuvres  poétiques complètes (en abrégé : OPC), t. I, éd.  Olivier Barbarant, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 38. Le film Charlot pompier est aussi cité dans l’article « Du décor ».

[3] Louis Aragon, Anicet ou le panorama (1921), in Œuvres  romanesques complètes (en abrégé : ORC), t. I, éd. Daniel Bougnoux, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 13.

[4] Ibidem.

[5] Ibidem.

[6] Aragon, qui a proposé pas moins de cinq clés ou commentaires d’Anicet ou le Panorama, admet dans son ultime commentaire qu’on pourrait rire de « sa prétention à philosopher » au début d’Anicet. Cependant, il pense trouver une sorte de raison ou d’excuse à cette prétention en évoquant « la production littéraire » de l’époque où « le pataquès bergsono-kantien [était] installé dans le rocking-chair de l’ignorance satisfaite » (ORC, t. I, p. 179). En 1932-1933, au moment où il avance cette explication, le communiste Aragon, partisan du matérialisme historique, n’est plus supposé invoquer Kant ni Bergson.

[7] Dans Anicet ou le Panorama, il y a apparence de crime : Pedro Gonzalès, mari de Mire et banquier en banqueroute, s’est servi du revolver d’Anicet pour se suicider. Jugé aux assises, Anicet se laisse accuser d’un crime qu’il n’a pas commis. Anicet semble s’identifier à l’assassin Lacenaire et revendiquer comme ce dernier un « droit au crime ». On pourrait ainsi mieux comprendre ce passage de la lettre qu’il adresse à Maurice Barrès le 30 mars 1923 : « Plus tard [lors du procès Barrès du 13 mai 1921], dans une mascarade noire qui n’était pas une plaisanterie, je vous le jure, je me suis fait votre avocat comme on débattait de vos mobiles. Mais c’était pour plaider coupable, en faveur du droit au crime. » (Aragon, Papiers inédits, De Dada au surréalisme (1917-1931), éd. Lionel Follet et Édouard Ruiz, Gallimard, 2000, p. 405). Il y aurait donc un « droit au crime » que pourraient revendiquer Barrès et Aragon, à la suite de Lacenaire.

[8] Dans des « Notes » sur Les Aventures de Télémaque, écrites « probablement en 1922 », Aragon ne peut s’empêcher d’associer Barrès à la dernière phrase du livre III, en citant un échange plaisant entre Maurice Barrès et deux députés à propos de statue, de gloire et d’immortalité, tout en précisant que ce dialogue est extrait du Journal officiel du 29 octobre 1907 (Aragon, « Notes pour un collectionneur », ORC, t. I, p. 243-244). Une fois de plus, la source d’Aragon se trouve être l’anthologie de l’abbé Brémond, où figure en appendice le « Discours prononcé à  la chambre des députés le 28 octobre 1907 » (Maurice Barrès, Vingt-cinq années de vie littéraire, op. cit., p. 429-437).

[9] Louis Aragon, « Moi », in « Vingt-trois manifestes du mouvement Dada », Littérature, n° 13, mai 1920. Inséré dans Les Aventures de Télémaque (1921), ORC, t. I, p. 196. Le titre « Moi », dans Littérature, étant assorti de la note « Puits profonds et Sources », on a le sentiment qu’Aragon semble vouloir désigner certaines de ses sources : Descartes et Pascal, Ducasse et Barrès.

[10] Ce texte a été prépublié dans Littérature n° 15 de juillet-août 1920 sous le titre « Système Dd. (Introduction à une morale momentanée) ».

[11] Louis Aragon, Les Aventures de Télémaque, ORC, t. I, p. 200.

[12] Ibid., p. 201.

[13] Ibid., p. 208.

[14] Du 30 novembre 1923 au 4 janvier 1924 Aragon écrira cinq articles pour sa chronique « Le Ciel étoilé » de Paris-Journal : « Guillaume Apollinaire »,  « Pierre Reverdy », deux articles sur Henry Bataille, et « André Breton, Clair de terre ».

[15] L’article est précédé de quelques lignes présentant Aragon comme un disciple de Barrès et comme un philosophe : « M. Louis ARAGON, disciple de BARRÈS, homme remarquable, styliste et philosophe de grande valeur, a bien voulu nous réserver ces pages inédites qu’il a écrites sur son maître. […] » (Louis Aragon, « Barrès », L’Information d’Extrême-Orient (Saigon), 28 janvier 1924, in Chroniques 1918-1932, op. cit., p. 183).

[16] Louis Aragon, « Plaidoyer pour Maurice Barrès », Procès surréalistes, op. cit., p. 45.

[17] Aragon, Papiers inédits, De Dada au surréalisme (1917-1931), op. cit., p. 405.

[18] Louis Aragon, « Le manifeste est-il mort ? / Manifeste », Littérature, nouvelle série, n° 10, 1er mai 1923, p. 12. Ce texte est inséré dans la préface au Libertinage (1924), ORC,  t. I, p. 277-279.

[19] Louis Aragon, Une vague de rêves (1924), OPC, t. I, p. 83.

[20] Ibid., p. 88 (dernière ligne de la deuxième section d’Une vague de rêves).

[21] Ibid., p. 90 (dernière ligne de la troisième section d’Une vague de rêves).

[22] Ibid., p. 92.

[23] Ibid., p. 87.

[24] Ibid., p. 84-85.

[25] Louis Aragon, Le Paysan de Paris, OPC, t. I, p. 186. Cette citation du livre II de l’Analytique transcendantale (trad. Jules Barni) n’apparaît que dans la première édition (1781) de la Critique de la raison pure. Signalons que les éditeurs des Œuvres poétiques complètes n’évoquent pas  l’édition de 1781 et fabriquent deux belles coquilles : « Passage extrait de la Critique de la raison pure, Ière partie, “Théorie transcendantale des événements [éléments]”, chap. II, “De la déduction des concepts pris dans [purs de] l’entendement” » (OPC, t. I, note 50 p. 1274).

[26] Ibid., p. 185-186.

[27] Aragon, Traité du style (1928), L’Imaginaire, Gallimard, 1980, p. 11.

[28] Aragon, Les Aventures de Jean-Foutre La Bite, ORC, t. I, p. 664.

[29] André Breton, « Giorgio de Chirico – 12 Tavole in Fototipia », Littérature, n° 11, janvier 1920, p. 29. Repris dans Les Pas perdus, OC, t. I, p. 251.

[30] André Breton, « Carnet 1920-1921 », OC, t. I, p. 618.

[31] Ibidem.

[32] André Breton « Les “Enfers artificiels” », OC, t. I, p. 625.

[33] Ibidem.

[34] Thomas de Quincey, Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, traduit et préfacé par Marcel Schwob, Toulouse, Ombres, 1985, p. 32-33.

[35] « Une autre fois je me promenais tenant à la main une très belle rose rouge que je destinais à une de ces dames de hasard mais, comme je les assurais que je n’attendais d’elles rien d’autre que de pouvoir leur offrir cette fleur, j’eus toutes les peines à en trouver une qui voulût bien l’accepter. » (André Breton, Les Vases communicants, OC, t. II, p. 154). Paul Éluard est témoin de l’événement : « J’ai vu mon meilleur ami / Creuser dans les rues de la ville / Dans toutes les rues de la ville un soir / Le long tunnel de son chagrin / Il offrait à / Toutes les femmes/ Une rose privilégiée / Une rose de rosée / […] / Ce petit myosotis / Une rose étincelante et ridicule / Dans une main pensante / Dans une main en fleur » (La Rose publique, Gallimard, 1934, p. 26).

[36] André Breton « Les “Enfers artificiels” », OC, t. I, p. 626.

[37] Ibid., p. 629.

[38] On peut lire dans l’acte d’accusation de Maurice Barrès écrit par André Breton : « La signification d’une vie ne regarde pas seulement celui qui l’a vécue. La règle psychologique et la règle morale auxquelles nous obéissons, permettent encore de donner cette vie en exemple. » Littérature, n° 20, août 1921, p. 4.

[39] Voici les deux fragments du poème-collage qui ne semblent pas directement liés à Emmanuel Kant : « Votre chevelure, / Madame, / Les azalées de la Ville de Paris / Une main blanche / et parfumée / Est votre couronne. /   […] / la femme aux cheveux coupés / à coups de revolver / J’aime / une étoile / Quand nous étions deux / Montagnes russes / l’“Ancre bleue” / Devant le / Parfum / des abattoirs de la Villette ».

[40] André Breton, Poisson soluble II, OC, t. I, p. 585-587. Nous avons découvert que Breton a emprunté au Figaro du 23 avril 1924, la découpure « Les Noms et l’Idée », qui est le titre de l’éditorial.

[41] André Breton, Manifeste du surréalisme, OC, t. I, p. 346.

[42] Voici la transcription de cette note inédite de janvier 1941 rédigée dans un style télégraphique et où se télescopent deux événements : « Kant : le jour de la prise Bast ce grd évént discuss. entre Cuvier et Joffroy St Hilaire sur hist. naturelle. » Dans une note suivante, Breton indique que « Mondor chirurgien (Paris) travaille sur Mallarmé pour échapper au tourment contemporain. » Voir www.andrebreton.fr

[43] André Breton, « Le Surréalisme », OC, t. III, p. 163.

[44] André Breton, « Testimony 45 », View, série V, n° 1, mars 1945, p. 5. La version anglaise de View a été retraduite en français par Marie-Claire Dumas (OC, t. III, p. 144).

[45] Les deux échos « De l’Acropole à la Coupole » et « Renan, Pascal et Bourget » paraissent successivement dans La Vie moderne du 25 février 1923 et du 4 mars 1923. Voir Aragon, Chroniques, 1918-1932, op. cit., p. 141 et p. 143. Le 28 février 1923, au nom de l’Académie française, Maurice Barrès prononce un discours à la Sorbonne à l’occasion du centenaire d’Ernest Renan. Voir Maurice Barrès, « Le centenaire d’Ernest Renan », Les Maîtres, Librairie Plon, 1927, p. 297-310.

[46] Louis Aragon, « Barrès », L’Information d’Extrême-Orient, 28 janvier 1924. Voir Chroniques, 1918-1932, p. 184.

[47] Aragon, Papiers inédits, op. cit., p. 406-407.

[48] « La Révolution d’abord et toujours ! », La Révolution surréaliste, n° 5, 15 octobre 1925, p. 31. Le tract imprimé en août 1925 est reproduit dans L’Humanité du 21 septembre 1925, La Révolution surréaliste n° 5 et Clarté n° 77. Voir Tracts surréalistes et déclarations collectives, tome I 1922-1939, éd. José Pierre, Le Terrain vague, 1980.

[49] Maurice Barrès, Sous l’œil des Barbares, in Romans et voyages, op. cit., p. 68.

 

Références

« Aragon et Breton dans les pas de Kant » est le chapitre V de la première partie de Potence avec paratonnerre, Surréalisme et philosophie, Hermann, 2012.