Matta est à tout

 

MATTA

D’emblée Roberto Matta a pris la mesure de la démesure. Il a disputé au peintre Chirico sa perception métaphysique de l’espace et du temps. Il a donné la réplique aux jeux de langage de Duchamp en intitulant ses tableaux Viol de nuit, Odieux le père, Coïgitum, United Snakes of America, Aux âmes citoyens ou L’homme descend du signe. Après que l’inventeur du ready-made eut célébré le « regardeur », Matta a fabriqué de toutes pièces des créatures aux traits les plus improbables nommées « Vitreur », « Golgoteur », « Fabricœur », « Prophéteur », « Écœurisseur » ou « Montreur ». Les surréalistes avaient inventé divers procédés automatiques comme le frottage, le fumage ou la décalcomanie sans objet préconçu. Dès son entrée dans le groupe, le jeune Chilien s’est jeté dans le bain de l’automatisme.

 

Expérience émotionnelle de l’espace

Premier coup d’éclat : au printemps de 1938, il publie « Mathématique sensible – Architecture du temps » dans Minotaure, un article novateur qui illustre un projet d’architecture intérieure, une audacieuse maquette d’appartement s’étageant sur trois niveaux. S’il n’y a ni rampe dans l’escalier perçant les différents plans, ni barre d’appui autour du grand puits de lumière donnant sur le plan inférieur, c’est dans la ferme intention d’affronter le vide et de surmonter le vertige. La « colonne ionique psychologique », qui s’élève tel un totem au cœur de l’habitation, aide aussi à prendre conscience de la dimension verticale. Le seul mobilier apparent est constitué de lits ou de fauteuils pneumatiques épousant la forme du corps humain. Dans son texte, Matta se réfère de façon implicite à la mie de pain de Dalí, à la fumée de Paalen, aux miroirs de Mabille ou au silo de Le Corbusier. Surtout, il tient à affirmer une expérience émotionnelle de la matière et du temps : « Et restons immobiles parmi des murs qui circulent […] Il nous faut des murs comme des draps mouillés qui se déforment et épousent nos peurs psychologiques ».

En écho à son architecture dynamique et à sa mathématique sensible, Matta introduit en peinture ce qu’il baptise Morphologie psychologique. Dans le sillage de la théorie de la Forme, il est en passe de découvrir des territoires frissonnants. En 1937, le psychologue Paul Guillaume fait connaître les travaux expérimentaux de Kurt Lewin et Tamara Dembo relatifs à des tâches impossibles à accomplir suscitant des conduites d’évitement ou provoquant des réactions de colère. Deux ans plus tard, cette expérience émotionnelle à forte connotation spatiale sera discutée par Jean-Paul Sartre dans son Esquisse d’une théorie des émotions. Alors que Dalí cantonnait la psychologie de la forme dans le seul domaine de la perception, Matta l’étend aux transformations et aux colorations de l’espace affectif. Il pose des questions qui ne cesseront de retentir dans son œuvre : l’espace comporte-t-il un nombre illimité de dimensions ? Le monde n’est-il pas un champ dynamique de tensions et d’émotions ? Les formes isolées, ne retentissent-ils pas, comme les monades de Leibniz, sur le plus lointain, n’agissent-elles pas sur le reste de l’univers ? Quelles figures les particules élémentaires peuvent-elles décrire dans une nature décloisonnée dominée par le vide ? Peut-on dessiner les contours de créatures existantes mais invisibles à nos yeux ? Toute forme, à l’instar d’un organisme vivant ou d’une machine artificielle, n’est-elle pas destinée à se transformer ou à se déformer ? Avec sa Morphologie psychologique, Matta lance un défi à la science et à la beauté. Il s’attaque à une nature en perpétuelle transformation qui sacrifie le monde de la représentation au profit du monde de la volonté. Loin des images doubles de Dalí, il multiplie et systématise les explorations de la décalcomanie du désir entamées par le Canarien Domínguez.

Une fois engagé dans le maelstrom de l’automatisme absolu, Matta privilégie l’expérience émotionnelle des formes et des plans, des espaces et des univers. Il a l’ambition de recréer la peinture en délaissant la voie royale de la figuration et la voie contemplative de l’abstraction. Voulant rendre visible et tangible le mouvement des affects, l’artiste s’est autant fié à ses intuitions d’architecte et d’urbaniste, à ses essais d’expérimentateur et de cosmologiste qu’à ses prouesses de peintre. L’événement brossé sur la toile est un hic et nunc, un ici et maintenant difficilement identifiable à un fait déjà répertorié. Qu’il soit étiré dans un panoramique, débité en tranches dans une série ou qu’il surgisse en gros plan tel un poing dans la figure, ce moment saisi dans son climax n’entre pas dans un registre connu ; il ne se raconte pas, il s’éprouve à travers ses extases et ses lignes de fracture. Loin de représenter quelque chose de catalogué, un tableau de Matta revient pour l’essentiel à laisser vibrer les tonalités et les intensités d’un champ émotionnel.

 

Expérience architecturale du temps

L’autre apport de Matta est relatif à son sentiment de l’existence. L’expérience émotionnelle de l’espace engage aussi une expérience temporelle. En 1927, Martin Heidegger a proposé dans Être et Temps une analytique du Dasein, une analyse de l’Être-là ou de l’existence humaine. Il ne fait pas de doute que Matta a adopté ou adapté des concepts majeurs du philosophe allemand tel que « être-au-monde », « être-avec », « être ouvert », « monde ambiant », « être pour la mort » ou « temporalité ». En témoignent, parmi bien d’autres, ces œuvres de Matta qui vont de 1938 à 1999 : La Veille de la mort / Morphologie psychologique de l’angoisse. Le Jour est un attentat. Être avec. Sévère tremblement d’être. Cata-position de l’être. Être en situation. Phénomène de la conscience émue. Être cible nous monde. Défenestrer les mondes. Être hommonde. Être Atout. Tout au temps. La Mère m’onde. Ouvrir le cube et rencontrer la vie. Réunion d’une vie ouverte. Illumine le temps. M’onde. L’Arbre l’être. Comme une conscience se fait univers. Architecture du Temps. L’intitulé Être hommonde ne nous fournit-il pas la meilleure traduction de Dasein, l’Être-là de Heidegger ? L’homme n’est-il pas cet être-au-monde, cet être à tout, cet être avec, cet être ouvert ? N’est-il pas un étant architecturé, traversé de part en part par la temporalité, un être angoissé et persuadé à tout moment d’être à la veille de la mort ?

Dès son arrivée à New York en 1941, André Breton continue à s’interroger sur les mythes qui survivent et sur les mythes qui surgissent. Il envisage avec Matta un mythe nouveau, celui des Grands Transparents. Tous deux émettent l’idée qu’il existerait des êtres naturels circulant autour de nous mais échappant à notre vigilance. Tous deux sont convaincus, à travers ce mythe, que l’homme n’est pas le centre, ni le point de mire de l’univers. Cet indice de transparence et de fluidité, impliquant une superposition de plans, un flottement immatériel, une libre circulation de créatures aplaties ou de bulles irisées, sera dès lors présent sur toutes les surfaces, petites ou grandes, brossées vigoureusement par Matta. Mais en vertu même de la présence des Grands Transparents, il deviendra de plus en plus difficile d’opérer un tri et de classer dans les toiles de Matta les entités et les objets, les vivants et les artefacts, les espèces et les individus, les particules élémentaires et les étoiles.

La peinture de Chirico transfigure la ville de Turin contemporaine des dernières illuminations de Nietzsche puis de son effondrement. Les tableaux métaphysiques construisent un espace d’attente d’où peut jaillir une révélation. La vision d’une place vide peuplée d’une seule statue et entourée d’arcades est propice à l’apparition d’un revenant ou d’un fantôme. Matta, pour sa part, a réussi à combiner plusieurs expériences constructives ou architecturales de l’espace et du temps :

  1. L’expérience émotionnelle de l’espace : il n’existe pas de séparation entre le dehors et le dedans ; les formes se déforment et les corps se mêlent ; des intensités traversent le champ spatial ; les morphologies psychologiques sont porteuses de peur et de colère, de joie et d’effroi.
  2. L’expérience existentielle du Dasein ou de l’Être-là : j’éprouve un sévère tremblement d’être ; l’homme est au monde et la terre est un homme ; le monde est onde et la mère m’inonde ; je suis avec, je suis à tout.
  3. L’expérience architecturale du temps : le temps éclot comme un œuf ; le jour est un attentat ; je suis en situation, à la veille de la mort ; comme tout appartient a u temps, j’illumine le temps ; il n’y a pas de fin du monde mais une conjonction de mondes et de moments ; un corps a la forme d’un événement.
  4. L’expérience plastique de la réversibilité du moi et du monde : peignons-nous le monde ou sommes-nous la cible du monde ? Suis-je l’archer ou suis-je la cible ? Est-ce le regardeur qui montre ou est-ce le tableau qui montre le montreur ? L’image n’est pas inerte ; l’image est animée. L’image est acte, désir et volonté. Les grands transparents nous regardent et nous narguent. Les murs ont des oreilles, nos ennemis nous entendent.
  5. L’expérience explosive du langage : quand Matta dit et écrit « Je m’arche », il faut comprendre que quand il marche il est aussi une arche et une architecture. Il arrive que Matta traduise Mercredi, Jeudi, Vendredi par « Mercrenuit », « Jeunuit », « Vendrenuit ». Enfin, selon Matta, je ne peux pas être « seul à seul » mais « seul à seuil » ; je suis toujours sur le pas de quelqu’un d’autre ou bien au seuil d’un autre monde.

 

Une agate mentale

Roberto Matta a précisé à maintes reprises qu’il était né le 11 novembre 1911 à 11 heures du soir à Santiago du Chili. Si cette série de 4 fois 11 est parfaite sur un plan mnémotechnique, il semblerait pourtant que cette date de naissance ne soit pas tout à fait conforme à la réalité. L’artiste Matta a manifesté son désir de maitriser son destin comme son aîné André Breton qui a préféré naître sous le signe du Verseau, le mardi 18 février 1896, un Mardi gras, plutôt que sous le signe des Poissons, le mercredi 19 février 1896, un Mercredi des cendres. Mais cette souveraineté sur le temps, Matta l’a étendue naturellement à l’espace qui n’est à vrai dire qu’une annexe du temps. Comment un créateur se situe-t-il dans son odyssée ? Où va-t-il planter son moi totémique dans les espaces qu’il a conçus et façonnés ? Le choix de très grands formats par le peintre n’est pas un effet mégalomaniaque, ce choix s’impose à qui veut déplier et déployer toute l’architecture du temps, ses structures et ses ossatures, ses sutures et ses fêlures.

Matta est sans doute l’artiste le plus puissant de la seconde génération surréaliste. En 1944, à New York, André Breton consacre une importante préface à l’exposition Matta de la galerie Pierre Matisse. D’emblée, il discrédite la perle brillante et convoitée et jette son dévolu sur la modeste agate : « La perle est gâtée à mes yeux par sa valeur marchande. » Et il poursuit en rapportant un souvenir récent d’un voyage au Canada : « sur la plage de Percé, en Gaspésie, du matin au soir les gens de tous âges, de diverses conditions, sont en quête d’agates brutes rapportées par la mer. » Les agates, ces petites pierres ingrates en apparence présentent une lueur caractéristique pour qui sait voir sous un certain angle. Breton se demande comment le génie humain pourrait égaler ce « compromis passé entre le nuage et l’étoile », cette goutte du « sperme universel ». Il en vient à penser que les premiers essais surréalistes furent une quête de l’agate mentale nécessitant la compagnie des plus modestes cailloux du langage. Tombe enfin la formule définissant la peinture de Roberto Matta, qui est une expérimentation d’un animisme total, une révélation de l’imagination de la nature, une recherche éperdue d’une lumière astrale : « Matta s’est jeté à l’agate […] » Formule qu’on pourrait ainsi compléter : Matta s’est jeté à l’eau, il s’est jeté à l’eau pure et au feu de l’agate. Depuis, rien ne l’a arrêté. Il s’est enfoncé dans les océans, jusqu’au cœur des atomes et dans la matière galactique. Il a peuplé ses fresques passionnelles et cruelles de morphologies psychologiques. Et son architecture du temps ou plutôt du temps sans fil, Matta l’a hérissée avec les lignes géodésiques des contractures musculaires, avec les sinusoïdes des fêlures psychiques, sans jamais oublier les lignes de fracture métaphysique.

Quand Matta concevra des colliers ou des pendentifs, il invoquera des divinités amérindiennes, un hibou, une ronde de chauves-souris, sans oublier leurs yeux de rubis ou de saphir. Et quand il introduira une perle c’est à condition qu’elle soit sertie dans un coquillage adossé aux ouïes ou à l’ossature d’un fabuleux animal marin.

 

matta-musique-nucleaire-1988Dix dessins

L’exposition Matta à la galerie Thessa Herold représente un superbe échantillon de l’art et de la manière propres à l’artiste. De ces œuvres à la fois singulières et exemplaires, on peut détacher une série de dessins allant de 1947 à 1988 et qui pourraient être lus comme une bande dessinée :

  1. Comment (1947) présente sous différents angles des humanoïdes aux corps effilés dont l’aérodynamisme tient autant de l’engin spatial que de la pirogue avec pagaies. Ces créatures taillées sur un même modèle exhibent parfois leurs entrailles ou leurs composants internes. Toutefois, au sein de cette escadrille volante, il faudrait accorder un sort à un être immobile et replié sur lui-même à l’apparence d’enfant boudeur. Le titre du dessin qui peut être entendu en anglais comme en français pourrait faire allusion au médecin pédiatre Alfredo Commentz, ce qui indiquerait que Matta fait ici un saut dans la petite enfance.
  2. To observe into imagination ou Science exacte (1948) joue sur le contraste entre l’observation statique et le traitement dynamique. D’un côté, sont rangés des humanoïdes ou des animaux totémiques, tous marqués d’un point vert. D’un autre côté, sont répertoriées des situations explosives et vivement colorées. Matta jette là les bases d’une cartographie des étants, des émotions et des conflits.
  3. An Outlook into (1950) expose dans un beau triptyque de façon encore plus spectaculaire toutes les créatures bioniques ou totémiques qui hantent l’artiste. À droite, aiguillonnée par des sortes de calmars volants, une cavalerie aux formes courbes et bleutées sonne la charge. Au centre, une impressionnante infanterie attend de pied ferme l’adversaire, apparemment une mystérieuse boule multicolore. À gauche, le caractère paisible du tournoiement bleu semble menacé par les créatures ocres en surplomb.
  4. Composition I (1950), permet, grâce à une débauche de pointillés, de comparer le champ d’action d’un corps recroquevillé au trait net et le champ de force d’une figure géométrique élémentaire. Ou pour le dire autrement : quel est le champ d’action d’une main au regard du champ de force d’un œil ?
  5. Composition II (1950) poursuit la comparaison mais aussi la confrontation entre le champ gravitationnel d’un corps et le rayonnement d’une source lumineuse, en l’occurrence une simple lampe de chevet.
  6. Œficiency (1951) met en scène une cérémonie dans un espace bien structuré. Au centre, une population d’êtres ovoïdes agglutinés paraît devoir être l’objet d’un sacrifice. Formant deux rangs à angle droit, des personnages casqués se tiennent immobiles. Ce service d’ordre observe d’inquiétantes créatures démoniaques en train de fondre sur la proie placée au centre. Que peut-il en résulter, sinon une déflagration, un incendie et du sang, à l’image du magma rougeoyant que l’on aperçoit en hauteur ? Ce dessin est contemporain de la grande toile Les Roses sont belles, qui illustre le procès des époux Julius et Ethel Rosenberg, condamnés à mort pour espionnage par la cour fédérale de New York.
  7. Sans titre (1957) marque une pause par rapport aux dessins antérieurs. L’atmosphère y est bucolique et pacifique. Sept drones ou insectes pollinisateurs tournoient autour d’une magnifique fleur bleue qui pourrait être tirée des rêves de Novalis.
  8. Composition (1958) nous fait pénétrer dans l’atelier d’un peintre architecte, d’un cosmologue tireur de cartes. Ici quatre robots de haute technologie procèdent à des manipulations ultrafines ou à des recherches microphysiques. Au cours de ces opérations la traversée des miroirs ou des écrans est de rigueur.
  9. Heraclion (1959) entremêle tous les plans d’investigation de l’artiste : la science et le rêve, la mythologie et la guerre, la contemplation et l’action. Mais il est entendu que l’esquisse de ces trois plans ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan des traversées.
  10. Musique nucléaire (1988) comprend trois portées musicales colorées avec oiseaux. Chez Matta la gravité tragique n’exclut pas la facétie. Musique nucléaire n’est pas une surprise ; il est dans la lignée de Project for a concert for dogs, with music by John Cage, un dessin de 1942 où le surréaliste avait ébauché deux portées musicales constellées de signes en guise de notes. Cependant Matta a un prédécesseur en la personne de Grandville, l’inventeur de la « Musique animée ». En 1840, le dessinateur de Nancy avait publié dans le Magasin pittoresque des partitions où les notes, qui incarnaient divers personnages, laissaient voir et entendre des séquences burlesques ou mélancoliques.

 

Six toilesmatta-sans-titre-1958

Matta joue cartes sur table mais sur la base des règles du jeu qu’il a lui-même inventées. C’est pourquoi, devant chacun de ses  tableaux, nous pouvons suivre le déroulement d’une partie tout en essayant d’en deviner les règles ou les conditions de possibilité. Il en va ainsi pour Enlevons les cartes de 1957. Quatre artefacts disposés autour d’une table, ou plutôt d’une tabula rasa, semblent tout à la fois jouer aux cartes, trinquer, scruter une maquette, mettre des vivants en boîte, filmer une scène de près, conduire des négociations, engager des hostilités, consolider ou réparer un élément du système, débattre d’une question de vie ou de mort, procéder à une opération alchimique. Sont-ce des insectes omnivores ou des robots surdoués ?  La rapacité de l’instinct se distingue-t-elle de l’intuition intellectuelle ?

Toujours en 1957, un tableau Sans titre, encore plus débridé et explosif, accentuant les coulées et multipliant les spots, aurait pu être titré Manifeste de la Polyvision, pour reprendre une expression de la cinéaste Nelly Kaplan. En différents points de l’espace, ou plutôt des espaces, les écrans comme les couleurs vibrent, les incendies se consument, les mues bioniques se parachèvent, les scénarios les plus invraisemblables se réalisent.

Le foyer nodal sur lequel convergent les quatre artefacts doués et sensibles d’Enlevons les cartes, on le retrouve dans un tableau Sans titre de 1958, mais cette fois-ci dans le cadre d’une architecture à découvert qui soulève les murs, les plafonds ou les parois pour mieux laisser filtrer les phénomènes intérieurs et pour cantonner autant que possible dans leurs boîtes des créatures ou des artefacts récalcitrants. Il est entendu qu’en pointant un tel foyer, Matta ne renonce surtout pas à montrer que dans un univers décloisonné où règne le vertige, en physique quantique comme dans l’imagination créatrice, les particules ou les images les plus excentrées peuvent se rencontrer à tel instant prévisible mais aussi à tout moment.

En 1959, une autre toile Sans titre nous impose, dans un plan rapproché des scènes d’épouvante que le Grand-Guignol n’aurait pas pu imaginer puisque les victimes n’ont pas de visage et les bourreaux ne sont pas identifiables. Il demeure que des pointes acérées torturent et répandent le sang. Il ne faut toutefois jurer de rien. Souvent chez Matta le sens est équivoque, l’interprétation réversible. Ici même, un courant irrépressible semble repousser et unir la violence du désir et le fracas de la mort.

Clavier d’interruption de 1961 nous jette au cœur des visions ou des prémonitions grandioses de Matta. Aux espèces ovipares, aux œufs qui éclosent, succèdent désormais des individualités bioniques qui brisent leur coque et naviguent dans une capsule. Une nouvelle catégorie de monades cybernétiques essaime dans les multivers. Nous n’avons pas fini de fabriquer des créatures hybrides et de nous frotter aux Grands Transparents. Clavier d’interruption indique que nous avons franchi un seuil et que nous nous éloignons à toute allure des cadres de la planète et de notre humanité obsolète.

Toujours en 1961, l’huile et sable Sans titre (Study for Bella Ciao), qui redessine à sa façon le corps recroquevillé de Composition I (1950) nous offre en gros plan une face ou un masque rétractile. Nous sommes conviés à affronter le pouvoir hypnotique et l’étrange beauté d’un portrait percutant et sombre.

Les murs mobiles et changeants, les Grands Transparents, les giclées spermatiques ou les animaux totémiques représentent quelques-unes des facettes de la peinture architectonique et dynamique, colorée et pulsionnelle, inventive et cosmique de Matta. Mais ses facultés de préhension ou de compréhension, de vision ou de prémonition ne se satisfont jamais d’une portion congrue. Quand il se lance dans de grands formats, le natif de Santiago du Chili a le sentiment d’en rester au stade de la maquette. Comment affronter la démesure et s’immerger dans une matière incandescente ? Comment délimiter les atmosphères et déceler les apparitions ? L’artiste s’ouvre à tout, à l’infiniment petit comme à l’infiniment grand. Mais loin de lui la tentation de vouloir totaliser et de rationaliser. Il a conscience que le désir et le monde lui échappent. C’est pourquoi il se fie à l’automatisme et laisse la part la plus belle au jeu de l’amour, du langage et du hasard.

 

En juin 1943, à New York, André Breton publie dans la revue VVV  « La courte échelle », un poème dédié à Matta qui s’achève ainsi : « Voici le vitrier sur le volet / Dans la langue totémique Mattatoucantharide / Mattalismancenillier ». Aux yeux de Breton sont emblématiques de Matta trois espèces animales exceptionnelles : le tatou et le toucan d’Amérique du Sud, ainsi que la cantharide ou mouche d’Espagne réputée pour son usage aphrodisiaque.

Matta est tatou – recouvert d’une carapace de lames cornées articulées, il peut se rouler en boule.

Matta est atout – dans chaque tableau il abat une couleur maîtresse.

Matta est à tout – il est le grand révélateur des métamorphoses de l’homme et des arcanes du monde.

 

Georges Sebbag

Références

« Matta est à tout », préface au catalogue Matta, galerie Thessa Herold, 2015.