Marguerite Duras : Extraits ou Naissance d’un comité

En juillet 1968, le Comité d’action étudiants-écrivains décide d’éditer un bulletin, dont les textes publiées ne seraient pas signés et demeureraient anonymes. En septembre, tous les textes proposés – anonymes – sont ronéotés, le plus souvent à la machine à alcool, pour être soumis aux membres du Comité. Parmi eux, celui qui est intitulé « Extraits », écrit par Marguerite Duras, n’est pas retenu pour le premier numéro de Comité, qui paraît à la fin octobre. Il est à noter que le texte non signé de Dionys Mascolo, « Pour faire suite à Extraits » n’a pas pu être retenu.

En janvier 1969, Marguerite Duras propose le même texte sous le titre « Naissance d’un comité ». Ce texte est violemment attaqué par Jean Contenay et moqué par Jacques Bellefroid qui jette sur le papier un début de pastiche.

Les deux textes de Duras et de Contenay vont enflammer les esprits et provoquer l’éclatement du Comité d’action étudiants-écrivains lors de la réunion du 5 février 1969. Nous proposons successivement « Extraits » de Duras (Archives Georges Sebbag), le pastiche de Bellefroid (Archives Jacques Bellefroid) et le texte plus que polémique de Contenay (Archives Georges Sebbag). Des six pages du texte « Extraits », nous ne donnons que la page 1 et la page 6.

Enfin, nous proposons les quatre pages du texte de Mascolo « Pour faire suite à Extraits ».


Extraits

[Page 1]

Une seule fois nous sommes soixante. C’est le 20 mai à la Sorbonne, dans une salle de la Bibliothèque de Philosophie. Il s’agit de l’Assemblée Constitutive du Comité d’Action Étudiants-Écrivains. Quinze sont célèbres : écrivains, journalistes, chroniqueurs de la Télévision, professeurs, écrivains, journalistes, chroniqueurs de la Télévision. Quarante autres, non : écrivains, journalistes, étudiants, sociologues, sociologues.

Des résolutions  sont votées à l’unanimité. Un boycott de l’ORTF en particulier.

Il y a de très nombreuses interventions, les plus respectées sont celles des chroniqueurs de la Télévision. La plupart des autres sont inaudibles. Deux présidents se succèdent. Il s’avère inutile d’en élire un troisième.

Il est clamé plusieurs que « tout le monde doit parler ». En fait, six ou sept y arrivent dont les chroniqueurs de la Télévision et les étudiants. Les étudiants parce qu’ils sanctionnent sévèrement le déroulement de l’Assemblée. Les chroniqueurs parce qu’ils parlent de la Télévision.

N’empêche. Des projets sont échafaudés et souvent avec précision. Des commissions sont nommées. Un secrétariat est constitué. Une permanence sera assurée.

La bonne volonté submerge, fuse, hurle sa bonne volonté.

Les commissions ne se réuniront jamais. Ceux qui se proposent dans une foudroyante spontanéité – pour assurer le secrétariat et la permanence – ne reviendront, les uns, que très rarement, les autres, jamais. Aucune permanence de principe, aucun secrétariat de même, ne seront assurés.

Ceux qui sont les plus volubiles seront les moins constants. Pour la plupart, on ne les aura vus qu’une fois, cette fois-là.

Le lendemain une première décantation s’opère.

Sur soixante, vingt-cinq reviennent. Plus aucun chroniqueur de la Télévision. Des sociologues, encore. Des écrivains aussi, moins célèbres que la veille. Des étudiants, oui. Des journalistes, fini.

La parole est moins haute, le discours s’éloigne.

Pendant quelques jours une moyenne s’établit : quinze à vingt viennent chaque soir à la réunion du Comité Étudiants-Écrivains. Ce ne sont pas toujours les mêmes. À l’exception de trois.

Ces trois constituent le fonds du Comité d’Action Étudiants-Écrivains. À partir de leur incrustation concrète au lieu convenu – à l’heure convenue – le Comité s constitue.

Au bout de trois jours – le Comité siège alors à Censier – une deuxième décantation s’opère. Un certain nombre d’écrivains, réunis, quittent le Comité, s’emparent de la Société des Gens de Lettres et, porte closes, fondent l’Union des Gens de Lettres qui prendra fermement en mains l’écrivain proprement dit, et


[Page 6]

[…] ne circonscrivent plus notre relation. Celle-ci les déborde. Nous devenons incompréhensibles à ceux qui ne nous ont pas rejoints à temps. Ils s’y trompent, fuient sans regrets.

            Et avouons-le, ils nous laissent déjà sans regrets, à notre tour.

            Ce recrutement, à partir de la volonté de chacun d’être interchangeable, cette propotion de la dépersonne nous paraît être la seule révolutionnaire. Elle s’accompagne de la promotion de la personne séparée de son personnage.

            Balzac est mort ici aussi, c’est ici qu’il est mort.

Nous avons décidé, à la majorité, de publier un bulletin qui reflétera, nous l’espérons, l’expérience.

Nous ne savons pas si le Comité résistera à cette épreuve.


[Marguerite Duras]

 

(Pastiche – banane)            Texte (inutile) décisif

Extraits (suite et rajouts)

Intraits

Une autre fois nous sommes sept.

Silences. La porte s’ouvre. Un étudiant. Le comité l’écoute. Il repart.

Concentration approfondie du comité qui hésita sur la décision différée. Sentiment de gravité partagé mais pour certains néanmoins dérisoire.

Peu importe. La Révolution est ici, présente.

Tout cela est vain.
Tout cela est essentiel.

Tout cela est essentiellement vain, mais ici la vanité est essentielle, c’est-à-dire que la vanité ici n’est plus la vanité et l’essence n’est plus l’essence : il y a, ici, entre vanité et essence, un rapport qui les lie et les détruit parce qu’elles sont définitivement dépassées, récusées, liées et détruites. Le comité c’est cela.

[Jacques Bellefroid]

Transcription Georges Sebbag


« Les plus respectées… »

[Page 1]

Les plus respectées sont celles des chroniqueurs de la télévision parce que chacun a senti que l’ORTF constituait un bastion du régime.

FAUX : il y a beaucoup plus que 3 ou 4 militants permanents aux réunions, mais l’auteur ne tient compte que des « têtes ». Elle aoublié très visiblement deux écrivains peu connus, un autodidacte ouvrier et des étudiants.

À ajouter que le comité se réunit tous les jours, ce qui est ridicule. D’autant plus qu’il y a l’A.G. qui se réunit dans la soirée et le secrétariat, ou disons le noyau du comité à 2 heures : le comité, durant plus d’un mois, se réunira une demi-journée quotidiennement. On comprend facilement que certains militants ne pouvaient assister à toutes les séances.

FAUX : cette division est le fruit de l’imaginaire des écrivains du comité et notamment de l’auteur. D’autres membres sont catastrophés de se trouver, sans comprendre comment, englués clans une escalade de professions de foi, d’injures, d’excommunications, etc…

[Page 2]

FAUX : le hasard ne donnerait jamais un tel comité. Les nouveaux venus étiquettent parfaitement le milieu dans lequel ils sont tombés : c’est un milieu d’écrivains et l’on va au comité pour « entendre la bonne parole ». Quant au pourquoi de l’assemblage, il échappe parce que tout simplement, les individus qui composent ce comité, ou qui plus exactement ont la prétention de l’incarner, s’opposent à cette discussion si bien que pendant un mois, le comité, immobile, ne cessera de répéter qu’il faut agir et que le moment n’est pas à la théorisation. L’action consiste presqu’essentiellement à élaborer de très mauvais communiqués toujours en retard d’un  temps sur le Mouvement. Une mauvaise conscience anime les écrivains : il faut n être dans le coup.


[…]

Ce sont ceux-là qui refusent la discussion théorique, alors que c’est déjà une théorie que de refuser d’en avoir et une fuite que de justifier ces négations systématiques par le concept du primat de l’action, de l’action qui justement n’éclôt jamais faute d’une idée claire. Et si l’insulte se réfugie sur le « savoir sur les personnes », c’est que bien évidemment ces personnes se sont constituées en systèmes, c’est qu’une ou plusieurs générations de frustrations les porte à ce manque de modestie suprême qui consiste à se prendre corme référence. Le noyau dictateur du C. A. Écrivains s’engloutit dans cette « matrice » avec d’autant plus de rectitude qu’il est en quelque sorte familial, composé des éléments incestueux de la même famille.

[…]


[Page 3]

[…]

1°) Les quelques actions concrètes souffrent de cette vision utopique .d’écrivains qui se croient « la préhistoire de l’histoire ». Les textes cherchent à être des messages : ils ne touchent pas les masses. « Soyez réalistes, demandez l’impossible » : ce slogan fait appel à toute une série de concepts intellectuels, presque suicidaires et ne touche que négativement les masses.

[…]

3°) L’imposture éclate si l’on considère que ceux qui fustigent les « écrivains du groupe Massa » n’ont donné d’eux que quelques heures et quelques milliers d’anciens francs. Chacun a conservé ses propriétés, continué à gaspiller une fortune mal acquise. Les plus riches sont les plus pingres, avec un raisonnement typique de bourgeois : si on me demande un œuf et que je le donne, on me demandera un bœuf. Tout cela en se justifiant ainsi : je ne suis pas MOI un tel, écrivain, possédant tant, mais un individu collectif, sans passé et sans biens, un camarade aussi démuni que vous.

[Jean Contenay}

Transcription Georges Sebbag


« Pour faire suite à Extraits » par Dionys Mascolo

Références

« Marguerite Duras : Extraits ou Naissance d’un comité » réunit des textes relatifs au texte « Extraits » qui n’a pas été retenu pour Comité n° 1, le bulletin du Comité d’action étudiants-écrivains.

Tous les textes sont retranscrits par Georges Sebbag.

Ils proviennent des Archives Georges Sebbag, à l’exception du « Pastiche » qui provient des Archives Jacques Bellefroid.

Sont transcrits et reproduits :

[Marguerite Duras] : « Extraits ou Naissance d’un comité »

[Jacques Bellefroid] : « (Pastiche – banane) »      

[Jean Contenay] : « Les plus respectées… »

[Dionys Mascolo] : « Pour faire suite à Extraits »