Marc Pierret ou le génie du grand-oncle

Marc Pierret, Une plume épatante, éd. URDLA, coll. La source d’Urd, 2014, 366 p., 25 euros.

En 1968, Marc Pierret publie chez Christian Bourgois son premier roman, Donnant donnant, dont le titre sonne comme une formule contractuelle entre le narrateur et le lecteur : « j’y mets du mien, tu y mettras du tien. » Sauf que cette règle paraît difficile à suivre parce qu’on ne peut guère se fier ici au narrateur tenant les rênes du roman. Marcel Perret, un écrivain qui n’a jamais rien écrit, se met soudain à broder sur un manuscrit de roman policier trouvé à la station de métro « Anvers ». Apparaît alors dans le roman du roman un voyou nommé Marco Pieretti. Au cours d’un cauchemar du narrateur, sa sœur ensanglantée le poursuit en l’appelant « Piérat ! Piérat ! ». L’agent littéraire Marc Piérat fera éditer chez Gallimard puis adapter au cinéma Les Environs d’Anvers, le premier roman d’une jeune femme prénommée Valérie. Deux personnages s’imposent dans Donnant donnant. D’abord, Clara, « une doctoresse incurablement sicilienne », que Perret épouse et dont il divorce. Ensuite, Aïcha, une jeune Bédouine « au ventre de carte postale », qui dans une scène d’anthologie entraîne le narrateur tout en haut d’un immeuble de Damas afin qu’il puisse assouvir ses penchants spermatiques et fantasmatiques.

Retenons cette phrase du narrateur dans le bureau d’un ponte de chez Gallimard : « je lui assenais sans précautions oratoires que je tenais sous le bras un petit roman tout ce qu’il y avait de plus épatant. » Et passons à Une plume épatante, le dernier roman de Marc Pierret qui paraît en 2014 aux éditions Urdla. Voici la cause occasionnelle de ce livre. Pendant l’été 2011, Marc Pierret, romancier assez âgé et un peu oublié reçoit la visite de sa petite-nièce, rarement rencontrée mais devenue une romancière célèbre. Un troc a lieu : elle lui remet un roman promis à un grand succès de librairie, un document familial retraçant la vie de sa mère, dont le suicide a pu être lié à l’inceste que lui aurait imposé son père, à savoir le frère de Marc ; ce dernier lui donne à lire son journal dans lequel il évoque son propre père. Quand le grand-oncle et la petite-nièce se revoient, le premier n’est pas avare de compliments et la seconde le quitte sur ce seul mot : « Votre plume m’épate. »

Une plume épatante c’est du Donnant donnant à la puissance trois, vu qu’y affluent et y confluent tous les romans publiés par Pierret, vu que s’y déploie un art consommé de narratologie narrative, vu surtout que la pure fiction littéraire du grand-oncle se situe aux antipodes de Rien n’est plus fort que la nuit, le best-seller de la petite-nièce Justine de Bragan qui a tenté d’éclairer « avec sa lampe de poche » la chronique mélodramatique d’une famille nombreuse pour avouer à la terre entière qu’elle aimait sa mère. Justine n’a pas écrit un roman, elle a étoffé un papier de journaliste. Elle s’est entretenue avec des oncles et des tantes, elle a puisé dans son journal d’adolescente et elle a pimenté le tout de digressions vagues empruntées aux sciences humaines. Une plume épatante met le holà à tout cela. Une précision : comme le nom de Pierret est travesti en « Prunier » dans Rien n’est plus fort que la nuit, il sera transformé en « Fraisier » dans Une plume épatante. Le démarrage est étincelant : le vieil écrivain Claude Fraisier fait part à son filleul, le « sémillant sexagénaire » Ernest Bouchard, de sa réception embarrassée et critique du roman familial de Justine de Bragan. Un détail : le filleul Bouchard qui connaît très bien Justine, son mari Joël et leurs deux garçons, est étonné d’apprendre que Claude est le grand-oncle de Justine. C’est avec de tels détails que peuvent se nouer l’intrique et l’action. Mais voilà que, au sortir d’une réunion nocturne d’une revue psychanalytique où il a été téléguidé par une certaine Hélène Schiffre et où apparaissent Justine et Joël de Bragan, voilà que Claude Fraisier est heurté par un taxi et meurt à la page 68 du roman. Bouchard était-il présent durant l’accident ? S’agit-il d’un suicide ou d’un guet-apens ? Cela paraît indécidable car telle est la fonction de la fiction qui fictionne. Nous sommes ici à rebours de Rien n’est plus fort que la nuit, un documentaire social et réaliste focalisé sur la mère de Justine victime d’inceste.

Voulez-vous des nouvelles des principaux protagonistes d’Une plume épatante ? On peut lire chapitre XI, page 204 : « Loïc, Justine, Hélène, Harriet, Seydou, Maxence, Sabine, Bouchard, et même Jacques-Alain Ternette, […] furent convoqués quai des Orfèvres dans le cadre d’une affaire dont ne parlait aucun média. » Il ne manque dans cette liste que la violoncelliste Aïcha, la meilleure élève de la musicienne Harriet, la jeune épouse de Claude Fraisier. C’est dans ce même chapitre de la première partie du roman qu’est enfin dévoilée l’identité du narrateur d’Une plume épatante, le dénommé Delplanque. Ce sera le coup d’envoi de la seconde partie, le long tête-à-tête entre Aïcha et Delplanque ou si l’on préfère l’énième tête-à-queue auquel nous a habitué le roman.

Quand on prend la distance qui convient, on ne peut qu’inscrire Une plume épatante dans l’histoire littéraire. Diderot, dans Le Neveu de Rameau, met en scène un causeur infatigable, un imitateur hors pair, un parasite et un cynique qui enrage d’une seule chose, alors qu’il est bon chanteur et musicien, c’est de ne pas posséder le génie de son oncle, le grand Rameau. De son côté, Oscar Wilde a réussi à égaler son grand-oncle Charles Mathurin, l’auteur du roman noir Melmoth ou l’homme errant. Dans le sillage du neveu de Rameau, le poète et boxeur, le conférencier et danseur Arthur Cravan, a emprunté la voie périlleuse et scandaleuse de son oncle Oscar Wilde. Ajoutons dans cette configuration, Claude Cahun, la nièce de Marcel Schwob, qui aurait autant aimé être la nièce d’Oscar Wilde.

Nous pouvons conclure qu’Une plume épatante renverse pour une fois la vapeur et témoigne du génie littéraire du grand-oncle.

 Georges Sebbag   

 Références

Georges Sebbag, « Marc Pierret ou le génie du grand-oncle », URDLAÇa presse…, n° 60, mars 2014, Villeurbanne.