aa 326 L’objet-mannequin surréaliste

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 326

Paradoxalement, c’est chez les bons apôtres de la subjectivité, c’est chez les fous furieux de poésie qu’on trouve une défense ardente de l’objectivité et par conséquent la révélation d’un continent noir, d’un monde ignoré, celui des objets surréalistes.

Pour donner une idée précise à la fois de l’angle spécial subjectif sous lequel un objet surréaliste doit être pris et surtout du choix déterminant de cet objet, il faut évoquer un objet troublant que Breton n’avait pas été autorisé à photographier lors de la parution de son livre en 1928. À l’époque, l’auteur de Nadja mentionnait ce refus puis se transformant en guide il conviait ses lecteurs à approcher « une adorable figure de cire qu’on peut voir au Musée Grévin, à gauche, lorsque l’on passe de la salle des célébrités politiques modernes à la salle au fond de laquelle, derrière un rideau, est présentée une soirée au théâtre : c’est une femme attachant dans l’ombre sa jarretelle, et qui est la seule statue que je connaisse ayant des yeux, les yeux de la provocation. » Néanmoins, en 1963, les lecteurs de l’édition définitive de Nadja seront dispensés d’une visite au musée Grévin, puisqu’ils auront sous les yeux la statue même de la provocation, « l’adorable leurre » d’une femme gantée relevant sa robe et attachant sa jarretelle, la photographie d’une invite érotique, un détail photographique dont jamais on ne devinerait qu’il a été saisi au musée Grévin, le relevé scrupuleux d’une durée surréaliste.

Et cette figure de cire du musée Grévin, cet objet surréaliste typique, les surréalistes allaient le multiplier à souhait en 1938, lors de l’Exposition internationale du surréalisme de la galerie des Beaux-Arts, à Paris. Tanguy, Duchamp, Arp, Masson, Dalí, Domínguez, Paalen, Marcel Jean, Maurice Henry, Léo Malet, Sonia Mossé, Kurt Seligmann, Ernst, Miró, Espinoza, Man Ray allaient habiller, déshabiller, travestir, maquiller, transfigurer divers mannequins féminins, les faire descendre de leurs vitrines et les poster Rue de la Glacière, Rue de la Transfusion de sang, Passage des Panoramas, Rue Faible, Rue d’une Perle, Rue de la Vieille Lanterne, Rue Vivienne, Rue aux Lèvres, ou Porte des Lilas. Mais tous ces mannequins féminins qui s’immobilisent ou circulent dans la ville en 1938 n’inventent rien. Ils sont à l’image des revenants ou des statues peuplant la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico. Ils sont surtout à l’image des étranges mannequins de 1915 : créatures énigmatiques aux bras coupés et à la face entièrement lisse dans les tableaux Le Vaticinateur, Le Poète et le Philosophe, Le Duo (connu aussi sous le titre Les Mannequins à la tour rose), personnages tronçonnés dévoilant le vide interne du buste ou de la tête dans Les Contrariétés du penseur, La Lumière fatale ou dans les dessins La Mélancolie, Mannequin avec perspective. Il n’y a pas de doute, le détournement métaphysique du mannequin de couturier opéré par  Chirico fonde la circulation du mannequin surréaliste voué à la Beauté moderne, à l’érotisme et à la déambulation urbaine.

On ne sera donc pas surpris par diverses apparitions de l’objet surréaliste mannequin. Ainsi, La Révolution surréaliste du 15 juillet 1925 présente en photo de couverture une femme longiligne, les épaules nues, vêtue d’une somptueuse robe de soirée et s’apprêtant à gravir un escalier monumental.

Il ne faut pas s’y tromper, l’Automate comme le Mannequin, ces objets surréalistes sexués ou asexués, portent la marque, la griffe des préoccupations métaphysiques nietzschéennes de Giorgio De Chirico. Mais ces objets surréalistes, ces corps immobiles et en mouvement témoignent aussi de l’animation des corps par la photographie et le cinéma. D’ailleurs, dès 1911-1912, il y avait  déjà du mannequin et de l’automate dans Jeune homme triste dans un train et Nu descendant un escalier, deux toiles de Marcel Duchamp s’appuyant explicitement sur les chronophotographies de la locomotion humaine réalisées par Étienne-Jules Marey au cours des années 1880. C’est en soulignant avec des lignes blanches et des pastilles blanches le costume noir revêtu par le marcheur ou le coureur que Marey réussissait à fixer une silhouette et une trajectoire. Le 13 mai 1921, s’ouvrait, à la salle des Sociétés Savantes, le procès public de Maurice Barrès accusé par les dada-surréalistes, constitués en « tribunal révolutionnaire », d’ « attentat à la sûreté de l’esprit ». L’écrivain avait quitté Paris. Un mannequin grimé et costumé figurait solennellement l’accusé. Une fois de plus, on le vérifie, l’objet mannequin surréaliste n’a pas seulement une visée érotique et esthétique mais aussi une fonction ironique et politique

En fait, en 1926, l’objet surréaliste tente d’égaler la puissance magique de l’objet sauvage. C’est un fétiche qui se doit, à la croisée du hasard objectif et du fétichisme sexuel, du désir amoureux et de la dérive urbaine, du fantasme et du fragment, de la matière et de la mémoire, de la durée et de l’éclair de la révélation, qui se doit donc de rivaliser avec l’aura, la fascination, l’envoûtement des objets sauvages. Signalons que le jeune Breton avait pu s’acheter son premier fétiche en 1913, pour fêter son succès au baccalauréat.

La Galerie Surréaliste, inaugurée le 26 mars 1926, naît sous le signe de la cohabitation des Objets surréalistes et des Objets sauvages. Ce jour-là sont exposés et évidemment mêlés des Tableaux de Man Ray et des Objets des Îles. Le 27 mai 1927, il en sera de même avec l’exposition Yves Tanguy et Objets d’Amérique. On sait que Breton toute sa vie aura relevé personnellement le défi, puisqu’il accumulera dans son atelier de la rue Fontaine des objets sauvages, des tableaux surréalistes et des objets surréalistes. En un sens, c’est pour authentifier cette triple conjonction qu’il s’attellera à L’Art magique, ouvrage incluant une enquête sur ce thème avec des réponses de Bataille, Lévi-Strauss,  Jean Guiart, Robert  Jaulin, Caillois, Klossowski, Lancelot Lengyel, etc.

En octobre 1929, Georges Bataille publie dans Documents deux photographies légendées « Greniers, Mannequins, débris et poussières ». S’y étale le bric-à-brac de certaines réserves du Musée d’ethnographie du Trocadéro, où des masques et des objets ethnographiques côtoient des mannequins noirs athlétiques ainsi que des mannequins un peu plus habillés aux traits plutôt asiatiques. La revue Documents qui conjugue les rubriques Archéologie, Beaux-Arts, Ethnographie et Variétés, même si son programme s’écarte décidément de la subjectivité surréaliste, ne peut pas ne pas rencontrer la problématique de l’objet surréaliste, y compris celle de l’objet-mannequin. Car dans les vitrines d’un musée d’ethnographie, comme chez un tailleur ou chez un couturier, comme dans les vitrines des grands magasins ou des boutiques de luxe, comme aussi dans les salles du musée Grévin, la question se pose de représenter le corps, le sexe ou la race de l’homme, de le statufier, d’en fabriquer la carcasse, afin en réalité de mettre en valeur des étoffes, des parures, des signes, des expressions. Et les surréalistes, ces anciens Dadas révoltés qui ont aussi intériorisé les mannequins et automates métaphysiques de Chirico, ouvrent la voie, en décrétant la modernité du mannequin-automate, à une réflexion poétique et à une escalade muséographique. Que représente l’objet-mannequin ? Une poupée, une machine érotique, l’androgyne, l’étalon de la marchandise, un support anthropologique, le moulage de l’Homme ou tout bonnement, si l’on songe à son avatar de la fin du XXe siècle, le top model ? Le mannequin n’est qu’une des stations conduisant à la trouvaille surréaliste.

Entre La Révolution surréaliste de Breton dont la maquette a été calquée sur la revue de vulgarisation scientifique La Nature, et la revue Documents de Bataille il n’y a pas de différence de nature mais de degré. Chez l’une, le grossissement photographique de l’objet, chez l’autre, l’objet qui subjugue la subjectivité, concourent à révéler, au-delà de l’art, un vaste champ d’applications du fétichisme humain. La photographie peut objectiver une structure intime de l’objet. L’objet surréaliste, l’objet trouvé, l’objet sauvage, l’objet d’aliéné, signalent d’abord leurs conditions d’apparition, leur survenue, leur déplacement ou leur égarement. L’objet surréaliste est une chose qui n’a pas renoncé à son énigme. Il nous foudroie du regard, comme cet objet-tabernacle trouvé par Tanguy en 1929, cet objet « boutonné d’yeux de verre ».

Georges Sebbag

 

Références

L'Enlèvement du mannequin, Variétés, déc. 1928
L’Enlèvement du mannequin, Variétés, déc. 1928

« L’objet-mannequin surréaliste » est publié dans L’Architecture d’aujourd’hui, n° 326, février 2000. En français et traduit en anglais.

Il s’agit là d’une version abrégée. La version complète paraît sous le titre « L’objet surréaliste et la durée » dans Équinoxe, n° 20-21, Kyoto, printemps 2002.

Cette même version complète (augmentée de quelques intertitres) est reprise sous le titre « L’objet-mannequin surréaliste » dans Sur l’objet surréaliste (en coll. avec Emmanuel Guigon), Les presses du réel, 2013, où elle constitue le chapitre V.