aa 329 L’Indéterminé selon Yago Conde

couverture Architecture d'aujourd'hui

 

Yago Conde, présentation Ignasi de Solà-Morales, Pep Quetglas, Xavier Costa, Peter Eisenman, Bea Goller. Architecture of the indeterminacy (éd. en anglais) ; Arquitectura de la inderteminación (éd. en espagnol). Éditions Actar, Barcelone, 2000. 12 x 17 cm, 288 pages, ill. N/B et couleur.

 

Yago Conde, né à Barcelone en 1957, disparu prématurément en 1994, est un architecte-météore dont les projets, l’enseignement, les interventions (par exemple, celle intitulée « Boxing Le Corbusier ») transparaissent dans la thèse iconoclaste de doctorat soutenue en avril 1994 à l’École d’Architecture de Barcelone (ETSAB), thèse qui n’avait rien de soporifique, comme le montre l’ouvrage documenté, inventif et démonstratif, qui vient d’être publié par les éditions Actar de Barcelone. On accuse souvent les architectes de revêtir les oripeaux des philosophes à la mode. La puissance théorique  de Yago Conde était telle qu’on lui reprocherait plutôt d’être un philosophe-artiste déguisé en architecte. Professeur d’architecture à Barcelone, New York et Philadelphie, ce Catalan qui a été le collaborateur de Peter Eisenman est un très fin analyste de l’histoire des avant-gardes et de la philosophie contemporaine. Conde privilégie les formes concrètes, la voix ou l’intelligence des trois D, Dada, Duchamp et Deleuze.

Premier D : le Dada foisonnant de Berlin (surtout en la personne de l’architecte de formation Johannes Baader et en particulier de son accumulation d’objets hétéroclites exposée en 1920 à Berlin sous le titre Dio-Dada-Drama) auquel il faudrait ajouter d’une part la Colonne Merz de Karl Schwitters, préfiguration du Merzbau du même Schwitters, d’autre part la Tour de la Troisième Internationale, la fameuse grande maquette de Vladimir Tatlin. Deuxième D : le transatlantique Marcel Duchamp, un pied à New York, un pied à Paris (un musée à Philadelphie), dont on sait qu’ayant abandonné la peinture rétinienne, il a tout autant obnubilé le regard avec ses Rotoreliefs (1923) que défié la pesanteur avec son Jongleur ou Soigneur de gravité (La Mariée mise à nu par ses célibataires, même) et dont on sait aussi que l’art Conceptuel et l’art Contemporain n’ont jamais fini de lui rendre hommage. Troisième D : le philosophe nomade Gilles Deleuze, l’associé du psychiatre Guattari, le promoteur du réseau des rhizomes, c’est-à-dire de la germination et de l’extension par les racines au détriment du développement par embranchement ou bifurcation.

Pour Yago Conde, qui insiste surtout sur la leçon des années vingt, tous les arts, à l’exception de l’architecture trop occupée par ses travaux pratiques, obsédée par l’innovation technique, empêtrée dans les problèmes économiques et sociaux de l’époque, tous les arts auraient produit de l’anti-art, soit en arrachant les grilles de leur prison pour s’aventurer hors de leur domaine soit en se laissant porter au gré du hasard. Le concept paradoxal décrivant ce mouvement destructeur et déconcertant des arts, de la littérature et de la pensée se nomme, selon Conde, l’indéterminé ou, si l’on préfère, l’indécidable. Yago Conde, voulant entraîner à son tour l’architecture dans une logique de l’indécidable, une physique de l’incertitude, une esthétique de l’indifférence, a décidé de l’alléger de la pesante détermination en vue d’une « capture de nuages », à la façon par exemple des photos d’Alfred Stieglietz, des photogrammes de Moholy-Nagy, des projets de Jean Nouvel. L’architecture, qui par définition se détermine en s’enfermant dans ses propres limites, se voit désormais assignée comme tâche la capture d’un objet indéterminé.

Les rares projets de Yago Conde (Fontaine Monumentale, ou bien Barcinoausanemausus,  liaison de trois temples romains situés à Barcelone, Vic et Nîmes) laissent un peu entendre et voir le goût qu’il avait pour l’histoire mouvementée de l’anti-art. On devinera son attachement à John Cage et on ne sera pas surpris de son émerveillement devant une photocopieuse. Pour notre part, rappelons que selon le critique Georges Poulet, « la pensée indéterminée » engage tout vrai projet philosophique ou poétique. La théologie négative est dans les parages. C’est dans l’abandon que vient le don. Le sentiment ne peut s’abstraire de son fond d’ombre et de négation. Écoutons Hölderlin : « Tout se montre [au poète] comme la première fois, c’est-à-dire que tout est incompris, indéterminé, à l’état de pure matière et vie diffuse ; et il est essentiel qu’en cet instant il n’accepte rien comme donné, que rien de positif ne lui serve de point de départ. »

Georges Sebbag

Image-Lindetermine« L’Indéterminé selon Yago Conde », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 329, juillet-août 2000.