Les photomontages idylliques de Grete Stern

Couverture du catalogue Grete Stern, Musée Beaux-Arts Besançon, 2008

Fondé en 1948, le magazine argentin Idilio (Idylle), dont le titre est déjà tout un programme, appartient à cette presse du cœur qui a su s’attacher un large public, jeune, féminin et populaire. Afin de concurrencer les puissants médias de l’époque, comme le cinéma et la radio, l’hebdomadaire de Buenos-Aires a mis l’accent sur la photographie, non seulement en page de couverture, mais aussi en publiant des romans-photos et en proposant une rubrique « psychanalytique » axée sur le photomontage d’un rêve assorti d’un commentaire. Notre propos n’est pas tant d’évoquer dans le détail ce magazine de quarante-huit pages paraissant tous les mardis et dont la romance sentimentale dégouline dans les contes, les bandes dessinées, les romans-photos ou dans les conseils personnalisés prodigués aux lectrices, que de comprendre le statut de cette rubrique onirique placée sous l’égide de la psychanalyse ainsi que le rôle du photomontage réalisé par la photographe Grete Stern dans ce contexte éditorial.

Grete Stern Idilio n° 31 juin 1949 Buenos Aires
Grete Stern Idilio n° 31 juin 1949 Buenos Aires

La psychanalyse vous aidera
Outre des rubriques de mode, de vie pratique, et des pages dévolues aux films et aux stars de cinéma, trois modalités de récit romanesque coexistent dans Idilio : les romans-photos comme Rubia la méconnue ou Aventure à Buenos Aires, les bandes dessinées, comme Recherche angoissante ou L’Amour d’Alida, les contes et romans, comme Le Phare bleu, Vivre sans musique ou L’Homme, ce papillon de nuit. Mais ce qui fait surtout l’originalité d’Idilio, c’est le courrier du cœur, car le courrier du cœur, modèle interactif par excellence, est l’un des principaux ressorts de la presse du cœur. Idilio, « revue jeune et féminine », n’y consacre pas moins de trois approches distinctes, courant sur plusieurs pages. Le premier courrier du coeur, ouvrant le numéro, « La psychanalyse vous aidera », se veut scientifique et moderne. Il est sous la responsabilité d’un certain Richard Rest, qui est en fait le pseudonyme de deux universitaires. Le deuxième courrier du cœur, « Confidences », beaucoup plus classique et sentimental, est tenu, comme il se doit, par une femme, Sylvia Watteau. Le troisième courrier du cœur, « Lettre d’un amoureux » et « Réponse à un amoureux », est puisé dans la « vie réelle », la rédaction ayant seulement modifié les noms des auteurs de la correspondance. Il est à noter, à ce propos, la stratégie de lecture d’Idilio, qui conseille à ses lectrices de prendre d’abord connaissance de « Lettre d’un amoureux », d’imaginer ensuite leur propre réponse et de lire enfin « Réponse à un amoureux », dont l’encadré apparaît plus avant dans le périodique.

Les lectrices d’Idilio pouvaient découvrir chaque semaine, en tête de « La psychanalyse vous aidera », une offre de soutien psychologique, but proclamé et raison avouée de la rubrique : « NOUS VOULONS VOUS AIDER À VOUS CONNAÎTRE VOUS-MÊME, À FORTIFIER VOTRE ÂME, À RÉSOUDRE VOS PROBLÈMES, À RÉPONDRE À VOS DOUTES, À VAINCRE VOS COMPLEXES ET À VOUS SURPASSER. » Dans la foulée, le mode de participation au courrier du cœur psychanalytique y était clairement formulé : « Répondez sincèrement et spontanément aux questions suivantes, sans souci de style. Adressez le courrier à Richard Rest, Rubrique Psychanalyse, Idilio, Piedras 113, Buenos Aires. Nous vous répondrons dans le magazine ou personnellement. / 1. Âge, sexe, état civil, activité. 2. Racontez votre enfance : premiers souvenirs, désirs, fortunes ou infortunes, relations avec les parents, les frères et sœurs, etc. 3. Votre vie actuelle : relations avec les proches, le fiancé, le mari, les camarades de travail ou d’études (vous entendez-vous bien avec eux ?) ; distractions ; activité (vous convient-elle ?). 4. Vie amoureuse. 5. Vie intérieure : Que pensez-vous de vous-même ? Que croyez-vous que les autres pensent de vous ? Que désirez-vous qu’ils pensent ? L’opinion des autres vous intéresse-t-elle ? Quand vous rêvassez, le jour ou la nuit, quels sont les thèmes les plus fréquents ? Avez-vous beaucoup de fantasmes ? Qu’aimeriez-vous être ? Croyez-vous avoir raté votre vie ou que vous allez la rater ? Le destin vous paraît-il contraire ? Pensez-vous à la mort ? Que pensez-vous de l’amour sous ses divers aspects ? Racontez les événements les plus importants de votre vie et les souvenirs les plus mauvais et les meilleurs. 6. Rêves : Rêvez-vous souvent ? S’il y a un thème qui revient racontez-le ; rapportez le rêve le plus impressionnant et le dernier dont vous vous souvenez. 7. Exposez les problèmes qui vous préoccupent le plus actuellement. » Vu l’ampleur du questionnaire, les lectrices de la rubrique psychanalytique avaient tout loisir de raconter leur vie ou de confier leurs rêves.

« La psychanalyse vous aidera » se subdivise en fait en trois parties. En premier lieu, vient le photomontage d’un rêve de lectrice réalisé par Grete Stern. Accompagné d’une légende thématique, comme, par exemple, Les Rêves d’oubli, ou Les Rêves d’animaux, le photomontage est suivi d’un commentaire d’une quinzaine de lignes. Il faut remarquer que le rêve est abondamment interprété sans être vraiment relaté. Viennent, en second lieu, les réponses de la rédaction qui sont supposées aplanir les problèmes psychologiques des correspondants et sonder éventuellement leur inconscient. Ces nombreuses réponses personnalisées peuvent être expéditives ou très longues. Il y a enfin, dans un encadré à part, « Le cas de la semaine ». Il s’agit d’une réponse à une lectrice que la rédaction met en valeur. « Le cas de la semaine » d’Idilio n° 63 du 31 janvier 1950, qui a pour titre « Insécurité et amour », concerne, une fois n’est pas coutume, un lecteur de Buenos Aires, désigné sous l’expression « Un époux soucieux ». En voici le contenu : « À notre avis, votre conduite à l’égard de votre épouse est quelque peu inadaptée. Selon vous, votre femme réclame constamment votre attention et vos caresses. Dans d’autres cas, cela pourrait être le symptôme de troubles psychologiques, mais ce n’est pas son cas. D’après la description détaillée que vous faites de son comportement, nous croyons plutôt que la faille est en vous. Bien que vous aimiez votre femme, vous ne la comprenez pas ; mieux encore, vous ne comprenez pas les femmes en général. La femme a besoin d’être aimée plus que l’homme, et cela n’a rien à voir avec un égoïsme excessif mais avec le fait que les femmes en général se sentent moins en sécurité que les hommes, bien qu’elles le dissimulent mieux. Il en résulte qu’elles ont besoin de se sentir indispensables, d’avoir la certitude d’être indispensables. Comme les femmes se trouvent plus sujettes à cette insécurité bien dissimulée que les hommes, elles désirent entendre sans cesse comment et pourquoi on les aime. C’est un doute bien ancré qu’il faut dissiper. Les femmes savent mieux que les hommes que ce qu’ils pensent d’elles est plus important que ce qu’elles sont réellement. Elles se modèlent sur l’image que les hommes ont d’elles et elles ont peur que l’être aimé découvre leurs points faibles et leur vulnérabilité. Pour cela, plus que les hommes, elles ont besoin de preuves d’amour et elles sont très sensibles au moindre signe de manque d’estime. » Ce commentaire, relativement sophistiqué, est moins de nature psychanalytique que d’inspiration sociologique ou philosophique. On peut même dire qu’il reflète vaguement la théorie sartrienne du regard d’autrui, qui commençait alors à être vulgarisée.

Deux rédacteurs sont en charge de « La psychanalyse vous aidera ». Ce sont, au premier chef, le sociologue Gino Germani, et à un moindre degré, l’universitaire Enrique Butelman, introducteur du psychanalyste Jung en Argentine. En ce qui concerne le photomontage, une concertation s’engage régulièrement entre Gino Germani et Grete Stern sur le rêve à illustrer. Le rédacteur, qui s’est fait une idée du thème du rêve et de son interprétation, pousse la photographe à adopter une scénographie adéquate. Le photomontage répond alors à un double réquisit, présenter une image du rêve et en suggérer le thème. Mais une troisième exigence s’impose aussi, celle d’inclure l’image de la rêveuse dans le photomontage. Car il faut à tout prix, comme dans les romans-photos, que les lectrices d’Idilio s’identifient à la rêveuse.

Le photomontage et son commentaire
Le photomontage, toujours dans Idilio du 31 janvier 1950, se rapporte, selon la légende, aux Rêves d’oubli. Une femme, vue de dos, est arc-boutée à une énorme éphéméride, dont elle est sur le point d’arracher les feuilles du vendredi 30 et du samedi 31 décembre (1949). Dynamique par l’action de la rêveuse, spectaculaire par la taille du calendrier, ce photomontage ne montre ni plus ni moins qu’une femme s’acharnant sur une éphéméride. Voici l’interprétation du rêve proposée par le psychanalyste de service : « Le sens du rêve qui est ici illustré peut paraître clair à première vue. Ce n’est pourtant pas le cas. Ce que la rêveuse veut oublier, veut arracher à elle-même, ne se limite pas à un jour, ni à un an. C’est en fait toute sa vie passée. Comme le prouve la grande taille de l’éphéméride, à peu près égale à celle de la rêveuse. On sait que l’almanach est un symbole onirique du temps ; ici il symbolise son temps à elle. Dans certains cas, des rêves de ce type traduisent des tendances suicidaires. Ici il ne s’agit pas de cela. La rêveuse est une jeune femme de vingt-trois ans à l’existence jusqu’alors monotone, vide, sans satisfactions majeures. Or tout son être aspirait à un changement de vie radical. Justement, quelques jours avant le 1er janvier, elle avait décidé de donner à sa vie un tour complètement nouveau. Le rêve, dont la figuration contient des éléments connus des fêtes du Nouvel An, nous la montre mettant en œuvre son nouveau plan d’existence. Le premier acte de ce plan consiste précisément à en finir avec tout le passé. » À la lecture de ce commentaire, qui ne fait pas état du contenu intégral ni même partiel du rêve de la jeune femme, on en vient à se demander si l’image de l’énorme éphéméride aux pages arrachées est tirée directement du rêve où s’il s’agit d’une reconstruction symbolique conçue par le rédacteur d’Idilio et Grete Stern, comme le laisserait penser l’allusion au fait qu’il y avait dans le rêve des éléments relatifs aux fêtes du Nouvel An. De plus, la jeune femme ayant déclaré dans son courrier à Idilio qu’elle avait décidé de changer de vie la veille du Nouvel An, il paraît plutôt douteux, si on se place sur un terrain psychanalytique, de prétendre que l’inconscient du rêve n’est que la simple redite d’un projet conscient. Le rédacteur d’Idilio n’a rien découvert de spécial. Il s’est contenté de plaquer ce projet de table rase, si peu compatible d’ailleurs avec l’anamnèse psychanalytique, dans le rêve de la jeune femme.

Passons au photomontage reproduit dans Idilio n° 31 du 21 juin 1949 et qui est intitulé Les Rêves de triomphe et de domination. Dans un paysage minéral désolé et sur un fond de ciel étoilé flotte un globe terrestre, sur lequel se dresse de tout son long une jeune femme. Donnons à nouveau la parole au commentateur d’Idilio : « La jeune fille qui apparaît dans ce rêve y a projeté ses désirs inconscients de triomphe et de domination. Ces désirs contrastaient vivement avec son attitude dans la vie réelle et avec ce qu’elle-même croyait ressentir. La rêveuse se caractérisait en effet par une modestie et une humilité exagérées, qui allaient parfois jusqu’à entraver très sérieusement ses activités en l’empêchant d’utiliser pleinement ses véritables qualités. La modestie et l’humilité représentaient pour elles une forme d’autodéfense face à de possibles échecs et humiliations. Elle nourrissait dans son inconscient des ambitions démesurées et un grand orgueil (dans le rêve elle s’est vue triomphante, dressée sur le monde), mais ses sentiments refoulés produisaient dans son conscient des effets contraires : la modestie et l’humilité. Ces deux derniers sentiments lui évitaient d’avoir à affronter le risque de voir ses ambitions jetées à terre et de devoir reconnaître devant tout le monde ses limites et ses défauts, du fait des difficultés et des obstacles de la vie. C’est ainsi qu’un sentiment exagéré de sa propre valeur limitait en effet les objectifs que ses qualités réelles lui auraient permis d’atteindre. » La jeune lectrice a-t-elle vraiment rêvé qu’elle ramenait le globe terrestre à sa taille ? Ou bien encore qu’elle jouait avec le globe terrestre, comme dans la fameuse scène du Dictateur de Charlie Chaplin ? Il n’est pas possible de trancher. Ce photomontage impressionnant, qui a aussi un côté Alice au pays des merveilles, est-il l’image d’un rêve ou est-il sorti de l’imagination de Grete Stern et de Gino Germani, persuadés qu’ils étaient de sa valeur symbolique ?

Une démarche non freudienne
Disons-le d’emblée, toute cette démarche tourne résolument le dos à l’interprétation des rêves préconisée par Freud et même à certains égards au symbolisme jungien. En ce qui concerne Freud, rappelons quelques-unes des analyses et découvertes qu’il fit en 1899 dans L’Interprétation des rêves (Die Traumdeutung) : a) le rêve est un phénomène psychique strictement individuel ; deux individus rêvant de même, il n’en résulte pas d’interprétation identique ; b) si, depuis l’antiquité, les clefs des songes recensent les objets ou les comportements afin de les soumettre à une grille symbolique, la psychanalyse freudienne rejette en bloc le symbolisme, à l’exception de certains objets symbolisant les organes sexuels masculins ou féminins ; c) le fait de relater oralement ou par écrit, mais sans aucune censure, le contenu intégral du rêve est un préalable à toute interprétation ; d) Freud appelle « rêve manifeste » le récit du rêve et « rêve latent » le contenu inconscient, véritable foyer originel du rêve manifeste ; e) le rêve serait en fait l’accomplissement d’un désir inconscient ; f) le rêve manifeste, qui nous donne la version déguisée ou déformée du désir inconscient, paraît absurde ou incompréhensible ; on ne peut donc pas s’en tenir là ; il équivaut à un rébus qui demande à être déchiffré ; la technique d’interprétation découverte par Freud consiste alors à tronçonner le rêve et à associer chaque petit bout à un événement survenu la veille, à un souvenir antérieur, ou même à une pensée du moment ; le croisement des associations entre restes diurnes et événements parfois lointains nous rapproche insensiblement du contenu latent du rêve ; g) l’interprétation est conduite par le rêveur lui-même et éventuellement par le rêveur et un analysant ; elle ne peut absolument pas avancer sans la présence et le concours actif du rêveur.

On le voit, le souci de la rédaction d’Idilio n’est pas de sonder avec délicatesse et rigueur l’inconscient de ses lectrices, mais d’aborder avec les moyens du bord l’imaginaire onirique. Deux règles freudiennes sont bafouées. D’une part, le rêve manifeste n’est pas restitué. D’autre part, la rêveuse est mise hors circuit dans la phase d’interprétation. S’ajoutent à cela des problèmes relatifs à l’usage du photomontage dans l’illustration du rêve. Rappelons que pour Freud, cinq éléments ou processus sont mis en jeu dans la formation du rêve : 1. les restes diurnes ; 2. la condensation des personnes, des lieux ou des événements ; 3. le déplacement de l’accent psychique ; 4. la figurabilité, qui prend le pas sur la discursivité ; 5. le déroulement cousu de fil blanc du rêve. En outre, et c’est là un point qui a étonné tout le monde depuis la nuit des temps, le rêve n’est pas perçu comme une illusion mais comme une hallucination vraie du réel et de l’immédiat. Or si le photomontage présente de solides garanties en matière de figurabilité et d’hallucination, il ne peut pas représenter à lui seul les divers épisodes ou scénographies qui se succèdent dans le rêve. Il est impossible de visionner tout un film ou tout un rêve à l’aide d’un unique photogramme. C’est là le premier handicap du photomontage d’Idilio. Il faut remarquer à cet égard que l’esthétique du photomontage de Grete Stern est assez proche de l’esthétique des affiches de cinéma mettant l’accent sur les héros et le genre du film. Le second handicap concerne le parti pris d’Idilio de montrer la rêveuse en pleine action. Le rêveur se dédouble-t-il dans le rêve ? Se voit-il, comme dans un miroir, en train d’agir ? Rien n’est moins sûr. Hallucinant le réel, le rêveur, sauf situation d’exception, ne se dédouble pas plus durant le rêve qu’il ne se dédouble durant la veille. Enfin, le matériel verbal ou écrit fourni par le récit de rêve joue un rôle essentiel dans l’interprétation. En effet, parfois les mots sont à double entente, ouvrant ainsi la voie à des associations nouvelles. Bref, nous rêvons par images, mais il nous faut des mots pour décrire ces images, et il nous faut encore des mots pour interpréter à la fois les mots et les images.

Le rêve sans l’interprétation
Pour Freud, le rêve qui inverse le courant psychique de la veille est une formation de compromis entre le conscient et l’inconscient. Au fond c’est une moitié de réalité, une juste mesure, pour ne pas dire une demi-mesure. Pour le surréaliste, rêveur définitif, tout fait rêve, la veille est surréelle. Le Manifeste du surréalisme d’André Breton et Une Vague de rêves de Louis Aragon sont publiés simultanément en octobre 1924. Aragon précise dans Une Vague de rêves que le surréalisme a pour « point de départ » le rêve, mais le rêve sans interprétation. Voici l’exacte genèse du surréaliste rêveur définitif :

1° Fin janvier 1919, le présommeil. Breton entend avant de s’endormir le message automatique « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Découlera de ce message l’écriture automatique des Champs magnétiques de Breton & Soupault.

2° Mars 1922, le récit de rêve. À cette date, Littérature, nouvelle série, n° 1 publie « Récit de trois Rêves » d’André Breton, précédé de la reproduction du fameux tableau de Giorgio de Chirico Le Cerveau de l’enfant, où le personnage corpulent, buste nu, les paupières closes, qui nous fait face, semble sorti du lit, la nuit, tel un somnambule. Dans le même numéro figure « Interview du Professeur Freud à Vienne ».

3° Automne 1922, la période dite des sommeils. Le groupe surréaliste expérimente les sommeils hypnotiques, comme cela est relaté dans « Entrée des médiums ».

Toujours dans Une Vague de rêves, Aragon ne manque pas de souligner l’importance de la transcription, par le rêveur définitif, de la matière brute du rêve : « Ainsi André Breton, s’il note alors ses rêves, ceux-ci pour la première fois que le monde est monde, gardent dans le récit le caractère du rêve. » Et il poursuit de même à propos du rêveur éveillé, du rêveur définitif des sommeils hypnotiques : « Aussi Robert Desnos apprend à rêver sans dormir. Il parvient à parler ses rêves à volonté. Rêves, rêves, rêves, le domaine des rêves à chaque pas s’étend. » Et dans un débordement lyrique, on sait que Louis Aragon invoque douze présidents de la République du rêve, allant de Saint-Pol Roux à Freud, en passant par Roussel, Germaine Berton, Chirico ou Vaché. Puis il en vient à camper, chacun dans une image saisissante, ses nombreux amis surréalistes, tous des rêveurs définitifs. Et comme s’il était interrompu dans son cortège de songes par un quelconque intrus, il conclut magnifiquement : « Qui est là ? Ah très bien : faites entrer l’infini. »

Un papillon surréaliste de décembre 1924 porte cette inscription : « PARENTS ! racontez vos rêves à vos enfants ». Pratiquement tous les numéros de La Révolution surréaliste, de décembre 1924 à décembre 1929, accordent une place de choix au sommeil ou au rêve. En tête du premier numéro, un rêve de Chirico. Dans une autre livraison, des poèmes du peintre métaphysicien sont marqués par le sommeil, le rêve et le réveil. Dans le numéro de mars 1926, « Entrée des succubes » de Louis Aragon, dédié à André Breton qui a ouvert la voie avec « Entrée des médiums », passe en revue diverses espèces de démones, de diablesses. « Ces filles voluptueuses de l’enfer », « ces délicates furies » hantent le sommeil des dormeurs. Pour Aragon, il ne fait pas de doute que les succubes, monstrueuses et hideuses, ont autant de présence que les créatures charnelles ou élégantes qui émanent des plaques scintillantes de Man Ray. La Révolution surréaliste d’octobre 1927 publie, outre des rêves d’Aragon et Pierre Naville, deux témoignages : « Visions de demi-sommeil »  de Max Ernst et « Journal d’une apparition » de Desnos relatant les visites nocturnes et spectrales de la chanteuse Yvonne George, désignée dans le texte par trois  étoiles.

Il y a donc une avalanche de rêves dans La Révolution surréaliste. Cela n’a rien d’étonnant puisque la révolution surréaliste, qui est secondairement une révolution politique, est d’abord une révolution du désir, un éclair métaphysique. Comme le dit d’ailleurs Michel Leiris dans Glossaire : j’y serre mes gloses : « RÉVOLUTION – solution de tout rêve ». À cet égard, contrairement à Freud, les poètes surréalistes racontent le contenu manifeste de leurs songes sans s’égarer dans le hors-piste de l’interprétation. De plus, leurs rêves allongés ne ressemblent guère aux comptes rendus brefs, incisifs recueillis par le psychanalyste. On pourrait soupçonner les dissidents de Paris d’en rajouter en usant d’un style trop personnel, et le maître de Vienne d’en retrancher tout en nous servant une langue plate et creuse de greffier. Moralité, il n’y aurait pas d’objectivité dans la transcription même matinale d’un rêve. En fait, il faut remarquer que les surréalistes relatent leurs rêves comme ils noircissent leurs cahiers surréalistes. Il n’y a pas de différence de nature entre la rédaction d’un rêve ensommeillé et l’enregistrement instantané de la dictée magique de la pensée par un rêveur éveillé. Si nous voulons la preuve que la langue, l’autobiographie et le désir de Leiris émanent du même Michel Leiris rêveur définitif, lisons son rêve du 15 mars 1925 : « Je suis au bord de la mer, sur une plage du genre de Palm-Beach, avec une amie nommée Nadia. Pour s’amuser à me faire peur et pour savoir si j’aurais du chagrin de sa mort, Nadia, qui sait très bien nager, veut faire semblant de se noyer. Mais elle se noie pour de bon, et l’on me rapporte son corps inanimé. Je commence par pleurer beaucoup, puis je finis par me consoler en faisant ce petit jeu de mots : Nadia, naïade noyée. » On voit que « Nadia, naïade noyée » pourrait figurer dans le Glossaire de Michel Leiris, au même titre d’ailleurs que « SUICIDE – idée sûre de sursis ».

Un peu plus tard, en 1932, André Breton, dans Les Vases communicants, relatera deux longs rêves qu’il fera suivre d’une analyse interprétative à la manière de Freud. Si l’on met à part cette parenthèse freudienne, les surréalistes sont convaincus de la valeur intrinsèque du rêve sans interprétation, car le contenu manifeste, par ses côtés absurdes, cocasses ou incongrus, peut être un tremplin pour l’imagination.

Le symbole et l’image dans le photomontage
Nous allons voir comment les photomontages de Grete Stern d’Idilio rejoignent, malgré tout, les préoccupations oniriques des surréalistes. Les poètes ou les peintres surréalistes puisent dans l’irrationnel des rêves sans se préoccuper outre mesure de l’interprétation. En revanche, les rédacteurs d’Idilio sélectionnent une image de rêve, qu’ils soumettent à une interprétation passe-partout, symbolique ou sociologique, et passablement arbitraire du point de vue freudien. Pourtant, les photomontages de Grete Stern nous parlent. Penchent-ils du côté des apprentis herméneutes d’Idilio, avant tout soucieux de broder autour de quelques symboles ? Ou sont-ils sont assez ancrés dans le rêve pour échapper aux commentaires réducteurs et tendancieux  des rédacteurs d’Idilio ?

Selon les surréalistes, des images propices à l’imagination éclosent dans les rêves. Selon Freud, la formation du rêve, ou plutôt la déformation du contenu latent en contenu manifeste, implique une figurabilité du rêve. Dans les deux cas, des images affleurent nécessairement dans le rêve. Mais les commentateurs de « La psychanalyse vous aidera » ne l’entendent pas de cette oreille. Ils conçoivent avant tout le rêve comme une production de symboles. Ce critère, la distinction du symbole et de l’image, est essentiel pour juger de la nature des photomontages de Grete Stern. Lorsque le photomontage est conçu comme le support univoque d’un symbole, il crédibilise l’entreprise d’Idilio de fournir une clé des songes à ses lectrices. Lorsque, au contraire, il laisse libre cours à l’image et à son contenu plurivoque, il rend davantage hommage à l’épanchement onirique.

Négligeons la fonction reproductrice de l’image. L’image apparaît alors comme un objet construit et autonome ne renvoyant qu’à lui-même. L’image, néanmoins, peut prendre un sens différent quand elle est associée à une autre image. Le symbole, en revanche, est hétéronome, il n’est pas seulement lui-même. Il participe d’autre chose. C’est une chose, qui dans une relation d’analogie, renvoie à autre chose. Le drapeau est le symbole de l’État ou de la nation. Le soleil est le symbole du Bien chez Platon. Tous les titres des photomontages dans Idilio visent à classer les rêves des lectrices sous trois registres symboliques, celui des objets concrets, celui des situations et celui des sentiments. Cela donne : 1. les rêves de masques, de vêtement, de miroirs, d’horloges, de jeu d’échecs, de pinceau, d’escaliers, de porte fermée, d’obstacles, de mains, de poupons, d’enfant, de bateau, de trains, de végétaux, de fruits, de poissons, d’animaux, de nombres, d’abîme, de feu, ou bien encore des rêves cosmiques ou de désastres cosmiques ; 2. les rêves de transfiguration, de désorientation, d’incommunicabilité, de chute, de vitesse, d’éléments dynamiques, de rejet, de mutisme, de refuge, d’emprisonnement, de danger, d’échec, d’asphyxie, de fatigue, de mort, de salut, de contraste, de parenté, d’individualisation, de situations ridicules, de dédoublement, de renaissances ; 3. les rêves d’angoisse, d’inhibition, d’incompréhension, d’absurdité, d’indécision, de jalousie, de persécution, d’idéaux frustrés, de triomphe et de domination, d’oubli, de réminiscences, de choix incontournables, de réalisations futures. Il y a certes une teinture freudienne çà et là, avec les rêves d’angoisse, d’inhibition, de rejet, d’idéaux frustrés et surtout avec les rêves de condensation. Mais la notion de condensation n’est peut-être pas utilisée à bon escient dans le photomontage montrant la rêveuse en train de photographier un animal souriant, dont le corps est celui d’un âne et la tête celle d’un homme.

Comment, face à ces trois registres à vocation symbolique, Grete Stern tire-t-elle son épingle du jeu ? Une femme élégante brandit un masque insolite (rêves de masques). Une femme ne reconnaît pas son visage dans un miroir (rêves de miroirs). Une femme est immergée dans un verre d’eau (rêves d’asphyxie). Une femme, dont la bouche est comme effacée, ne peut parler au téléphone (rêves de mutisme). Les deux aiguilles d’une horloge sont figurées par le corps d’une femme (rêves d’horloges). Nous choisissons à dessein les photomontages les plus pauvres, réduits à la confrontation d’une femme avec un masque, un miroir, un verre d’eau, sa propre bouche ou une horloge. Il va de soi qu’une image à deux éléments est plus facile à manier du point de vue symbolique. Or, prenons le photomontage du verre d’eau. Est-ce vraiment un rêve de noyade ou d’asphyxie ? En français, quand on se noie dans un verre d’eau, en espagnol, quand on se noie dans une goutte d’eau, ce n’est évidemment pas au sens propre mais au sens figuré. On perd les pédales, on est submergé par une tâche qui n’est pas si compliquée. L’interprétation de ce rêve ne passe sans doute pas par la symbolique de la noyade, mais par le symbolique propre au langage. De même, dans le rêve de l’horloge, l’accent ne porte peut-être pas sur les aiguilles féminines, mais sur l’indication de l’heure donnée par l’horloge. D’une manière générale, en fouillant un peu une image, on prend assez vite conscience qu’elle n’est pas univoque.

Le photomontage, une image grandeur nature
Examinons à présent des photomontages dont on a le sentiment qu’ils émanent autant d’un rêve que de la libre imagination de Grete Stern. Commençons par le photomontage où une femme agenouillée soutient, en position de cariatide, un abat-jour. En fait, cette femme remplace, dans une lampe de chevet, la partie située entre le support et l’abat-jour.  Deux éléments sont frappants dans l’image. Une main masculine, au premier plan, actionne l’interrupteur fixé sur le support de la lampe. À l’échelle de cette main, la jeune femme qui soulève ses bras nus n’est pas plus haute que trois pommes. Ange du foyer ? Fée électricité ? Fétiche érotique ? Objet sexuel ? Article ménager ? Clin d’œil publicitaire ? Déhanchement gracieux ? Prothèse technique ? Soumission au maître ? Conductrice d’énergie ? Bibelot familier ? Il y a là un grand nombre de lectures possibles. Mais le plus intéressant réside dans la comparaison structurale entre la femme soutenant des mains et de la tête un abat-jour et la cariatide, cette statue de femme soutenant une corniche sur sa tête. Il faut savoir que deux versions ont cours sur l’origine des cariatides, celle des femmes de Karyes réduites en esclavage, et celle des jeunes Lacédémoniennes dansant en l’honneur d’Artémis de Karyes. Esclave ou danseuse, la femme à l’abat-jour ? Le photomontage de Grete Stern n’exclut aucune des deux hypothèses. Poursuivons notre comparaison structurale. Les cariatides ne sont pas les seules à soutenir un entablement. Dans cette tâche, les cariatides alternent avec les Atlantes, ces figures d’homme procédant à la manière d’Atlas portant le ciel sur ses épaules. Le photomontage tourne autour de la cariatide, mais une cariatide qui loin d’être une géante ressemble à une femme frêle, pas plus haute que trois pommes.

Le 27 mai 1920, dans le cadre d’une manifestation dada, André Breton (Parapluie), Philippe Soupault (Robe de Chambre), Paul Éluard (Machine à coudre) et Théodore Fraenkel (Un Inconnu), interprètent à la salle Gaveau le sketch Vous m’oublierez de Breton & Soupault. L’unique personnage féminin, Machine à coudre, est ainsi décrit : « MACHINE À COUDRE,  vêtue de gaze verte. C’est à la fois une femme et une suspension. » On se doute bien, depuis Lautréamont et Freud, que la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection est belle et érotique, mais cette rencontre est encore plus électrique quand la machine à coudre prend l’apparence d’une lampe de chevet ou d’une suspension. Tel serait l’esprit du photomontage de Grete Stern de 1950 rejoignant celui du sketch dada-surréaliste de 1920.

Autre exemple, le photomontage particulièrement dépouillé montrant dans une vaste plaine un chemin en perspective percutant la ligne d’horizon, tandis qu’au premier plan, deux hautes échelles grimpent vers le ciel, ouvrant ainsi une nouveau point de fuite, avec néanmoins ce détail cocasse qu’à la pointe des deux échelles se tient dans une position acrobatique une femme en maillot de bain, la trapéziste paraissant minuscule en raison de la perspective. Deux perspectives s’affrontent dans le photomontage, l’une horizontale, l’autre verticale. La perspective verticale est-elle la plus périlleuse ? Que signifient ces questions d’échelles et de perspectives rapetissant la rêveuse ? Et que vient faire ici le maillot de bain ? La femme au maillot de bain veut-elle grimper au plus haut, pour mieux plonger dans une piscine ?

Un homme élégant se montre à la fenêtre de l’étage, seule ouverture d’un pavé architectural. Il s’adresse à la femme en contrebas, qui soulève curieusement au-dessus de sa tête un filet de pêcheur. Que font-ils tous les deux ? Entament-ils un duo d’amoureux ? Mais, dans ce photomontage, c’est Roméo et non Juliette qui est à la fenêtre. De plus, on se demande si la rêveuse n’a pas l’intention d’attraper dans son filet un gros poisson, son Roméo qui est à la fenêtre.

C’est une véritable affiche de cinéma. En bas du photomontage, au premier plan, des pierres tombales surmontées d’une croix. Au centre du photomontage, et en gros plan, une femme baise la bouche d’un homme aux yeux clos. Cet homme, dont un peu de végétation, en surimpression, recouvre une partie du crâne, semble dormir d’un sommeil définitif. On ne saurait dire si cette femme aux cheveux noirs assouvit jusqu’au bout une passion amoureuse ou satisfait une pulsion de nécrophile. Le film pourrait s’intituler L’Amour à mort, ou bien Le Baiser fatal.

Autre affiche de cinéma, cette fois-ci dans un registre plus léger de parodie ou de fantaisie. Une femme désinvolte et une girafe sont installées dans une voiture décapotable. La femme tient en laisse, à l’aide d’un ruban, la girafe portant casquette. L’animal, dont le long cou et deux pattes débordent de la voiture, est censé tenir le volant et jouer le rôle de chauffeur. Le film pourrait s’intituler La Girafe et sa maîtresse, ou bien Une Virée en décapotable.

Le photomontage, avec au premier plan une femme utilisant un énorme appareil de téléphone et au second plan un épicier devant sa balance lui jetant un œil dubitatif, ne relève pas de l’affiche mais du plan cinématographique. De même, quand une femme avance avec précaution sur le rebord d’une cheminée surdimensionnée, Grete Stern use d’une plongée cinématographique afin que la lectrice d’Idilio éprouve, comme la rêveuse, une impression de vertige.

Dans six photomontages au moins, Grete Stern flirte avec la scénographie du cinéma fantastique : 1. une femme cogne comme elle peut sur une immense porte close, dont la poignée et la serrure de sûreté demeurent hors de sa portée ; 2. dans un décor de corridors sombres et voûtés, les nombres 10 et 48 apparaissent à une jeune femme interloquée ; 3. enfermée dans un intérieur vitré, une femme voit bondir un lion gigantesque ; 4. de gros clous traînant dans le sable, l’un d’entre eux s’est fiché dans la plante du pied d’une femme marchant sur la plage ; 5. une femme se promenant au bord de la mer voit surgir un immense train reptile ; 6. réunis sur une sorte de tapis volant, un squelette, un oiseau, une fillette apeurée et un couple d’adultes survolent le parc d’une riche demeure, les effets d’ombre et de lumière accentuant les contrastes de la scène onirique et du paysage fantastique.

Peut-on photographier un rêve ?
Peut-on raconter un rêve ? Freud a relaté ses rêves et les a interprétés ; les surréalistes ont longtemps raconté leurs rêves sans se soucier de les interpréter. Peut-on traduire un rêve en images ? Freud semble l’accorder, lui qui a reproduit, lors d’une réédition de L’Interprétation des rêves, une suite de huit images tirées d’un journal humoristique hongrois : un gamin se promène avec sa gouvernante (image I), le gamin fait pipi contre un édicule (image II), cela provoque une flaque (image III), qui se transforme en rivière, vu le canoë sur la chaussée (image IV), ou plutôt en lagune, vu la gondole (image V), ou plutôt en mer, vu le voilier (image VI), ou plutôt en océan, vu le paquebot (image VII), la gouvernante sort de son lit, elle entend l’enfant brailler dans le lit d’à côté (image VIII) ; tout cela n’était qu’un rêve, mais un rêve judicieux qui a permis à la gouvernante de retarder son propre réveil, puisque durant son rêve elle laissait l’enfant satisfaire amplement un besoin pressant.

Peut-on dessiner ses propres rêves ? En 1927, Percy Goldthwait Stiles, professeur à Harvard,  publiait un recueil de rêves accompagnés de dessins saisissants de netteté et de précision. En juin 1942, la revue surréaliste new-yorkaise VVV en reproduisait un échantillon. Premier exemple : un grand oiseau élégant, muni d’un club de golf, abat successivement deux petits oiseaux. Deuxième exemple : le rêveur découvre une canne se tenant en équilibre au milieu d’un escalier. Troisième exemple : à l’extérieur d’une église grand ouverte, des bancs sont disposés dans l’axe de la nef, sans doute pour que les fidèles en surnombre puissent y suivre l’office.

Seul le rêveur peut relater son rêve. Et comme le rêve se présente sous forme dramatique ou imagée, seul un dessin minutieux, exécuté par le rêveur, ajoutera au récit un supplément de vie. Dès lors, il semble vain de vouloir photographier les rêves d’autrui. Autant fabriquer des romans-photos, comme l’a fait Idilio, en flattant l’imaginaire de ses lectrices.

La stratégie d’Idilio était assez savante. Elle reposait, d’abord, sur l’interprétation, réservée aux lectrices, de la photo de couverture, et juste après, sur l’interprétation d’un photomontage de rêve qui, en revanche, était du ressort du « psychanalyste » Richard Rest.

Voyons la couverture d’Idilio du 21 juin 1949. Un couple est éclairé par la lumière d’un abat-jour ; l’homme, une cigarette à la bouche, tient une allumette à la main ; la femme lui tend spontanément le grattoir de la boîte. C’est seulement en fin de numéro que les lectrices, après avoir laissé vagabonder leur imagination, pouvaient découvrir le nom du photographe et des deux acteurs de la scène à l’abat-jour et surtout pouvaient lire le sens qu’Idilio attribuait à la photo : « Aujourd’hui, elle éteindra l’allumette après qu’il aura allumé sa cigarette. Mais quand ils seront mariés, ce  sera différent. Elle éteindra l’allumette avant qu’il n’allume sa cigarette. Parce que, naturellement, elle se proposera de le changer. Et de faire en sorte qu’il cesse de fumer. Quant à lui, il demandera qu’elle ne mette pas de rouge à lèvres… Et ils finiront pas faire la paix, en admettant que chacun puisse tranquillement satisfaire ses goûts respectifs… » La photo de couverture d’Idilio du 31 janvier 1950 représente une infirmière qui tient la main bandée d’un homme, sur lequel elle fixe un œil attentif. À l’instar de la couverture précédente, la femme est montrée de face et l’homme de profil. Mais la couverture de 1950, contrairement à celle de 1949, comporte une légende : « Le bras ou le cœur ? », servant de guide à l’interprétation. Voici l’élucidation, donnée en fin de numéro, de cette scène romanesque : « “Ce n’est pas le bras qui va mal, c’est le cœur…” C’est ce qu’il se dit à lui-même, avec cette propension à tomber amoureux des infirmières qui s’occupent des malades, spécialement quand elles sont jeunes et jolies. Mais elle, qui a l’expérience de ces problèmes, semble entrevoir dans ces paroles une nuance de sincérité inhabituelle, ce qui lui permettra de soigner au-delà du bras blessé son cœur malade… »

Bon gré mal gré, Grete Stern s’est pliée à la stratégie d’Idilio et a conçu des photomontages idylliques. Elle a payé son tribut en réalisant des scènes de rêves strictement symboliques. Néanmoins, à maintes reprises, elle a réussi, en dépit du symbole, à donner vie à l’image. Pour des séquences supposées oniriques, elle a souvent réalisé des plans cinématographiques. De plus, Grete Stern a retrouvé les accents d’un Paul Delvaux, pour une femme à la chevelure végétale assise au premier plan d’un paysage alpestre, d’un René Magritte, pour une femme assistant depuis sa fenêtre à l’ascension majestueuse de tout un arbre racines comprises, d’un Man Ray, pour l’apparition d’un corps de femme cosmique parmi les corps célestes, d’un Max Ernst, pour le surprenant duo d’une jeune femme à la robe printanière et d’un homme élégant à tête de tortue, et même d’un Marcel Duchamp, pour la cage à oiseau contenant une femme assise dans un fauteuil. Par définition, les collages et les photomontages sont faits d’emprunts. Mais au-delà de ses emprunts au cinéma ou à la peinture, Grete Stern a donné corps à un imaginaire. Un imaginaire qui ne retranscrit pas nécessairement un rêve, mais où palpite la vie de l’image. Ainsi cette jeune fille cueillant ou déposant çà et là des fraises sur les livres d’un rayonnage, c’est évidemment Grete Stern rendant hommage et apportant sa contribution à l’art du photomontage.

  Georges Sebbag

 Références

« Les photomontages idylliques de Grete Stern », in catalogue Grete Stern Berlin-Buenos Aires, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, Panama Musées, 2008.

Extraits du catalogue