Les folios en folie de Stéphane Quoniam

Les folios en folie de Stéphane Quoniam

Le sculpteur ne modèle-t-il pas une matière en vue de la transformer en objet de splendeur ? Le musicien n’étreint-il pas avec ardeur son instrument afin qu’il bruisse de mille vibrations ? L’artiste qui souhaiterait décrire son mode de création ou d’exécution pourrait sans hésiter brandir les causes matérielle, formelle, efficiente et finale d’Aristote, sachant que ces quatre causes embrassent les moyens, les étapes et les fins de sa pratique. Cependant, cet artiste serait encore mieux inspiré s’il en appelait à Emmanuel Kant, pour qui l’espace et le temps ne sont ni des abstractions ni des données externes mais deux formes a priori et même les deux seules formes a priori de notre sensibilité (« Esthétique transcendantale », Critique de la raison pure). Si l’on s’accorde avec le philosophe allemand pour dire que nous spatialisons et temporalisons le tout de notre expérience et de notre existence, on pourrait ajouter qu’il revient alors à l’artiste de s’emparer des deux formes pures de la sensibilité et de les traiter avec la plus grande affection.

L’espace et le temps

Le géographe, le géomètre, l’arpenteur transfèrent sur une carte ou sur les matrices d’un cadastre les caractéristiques d’un territoire, les limites d’un terrain, ce qui permet à quiconque de s’orienter ou bien à l’administration fiscale de localiser une propriété. Aussi se fait-il que le gratte-papier affecté au cadastre sera régulièrement amené à instruire, sur les pages d’un registre ou sur des folios séparés, les diverses tribulations affectant des propriétés, notamment leurs « augmentations » ou leurs « diminutions ». Car ce scribe, en l’occurrence, se doit de renseigner et remplir des liasses de folios pré-imprimés comprenant par exemple cette série d’items distribués en colonnes : « NOMS, PRÉNOMS, Professions et Demeures des Propriétaires et Usufruitiers » / « ANNÉE DE LA MUTATION, Entrée Sortie » / « INDICATION de la section, du numéro de plan, des Cantons ou lieux-dits, de la nature de la propriété » / « CONTENANCE IMPOSABLE par parcelle, totale » / « CLASSES » / « REVENU par parcelle, totale » / « FOLIOS de la matrice d’où sont tirés et où sont portés les articles vendus ou acquis : tiré de, porté à ». Si dans le cadre du régime de la propriété on s’emploie à identifier le propriétaire d’un bâtiment ou d’un terrain, on le fait avec d’autant plus de sûreté et de célérité que tous ces biens sont assujettis à l’impôt.

Les pages cadastrales de grand format (29 x 42 cm), en usage encore au tournant du XXe siècle, représentent une objectivation d’une double expérience, spatiale et temporelle. D’une part, elles recensent des propriétés, d’autre part elles en observent les évolutions, aléas et modifications. Sur ces grands papiers, espace et temps croisent leurs coordonnées. Ces documents, destinés à être consultés et archivés, et qui ont force de loi, portent non seulement la trace au fil des ans du sort d’un logis ou d’un terrain, mais s’y inscrivent aussi de façon essentielle ou accessoire un nom de propriétaire, une surface imposable, la distinction sur le plan fiscal entre « pré », « labour » et « jardin ». Ces registres cadastraux s’imposent par les cadres ou les tableaux pré-imprimés et par les ajouts manuscrits scrupuleux portés par un copiste. Ils sont le recueil au jour le jour de l’histoire du terrain et du bâtis telle que peut l’appréhender une administration fiscale.

Prenons la presse quotidienne. Sur un papier-journal de grand format, les nouvelles du jour et du monde entier sont supposées être exposées et emmagasinées sur deux ou trois dizaines de pages, en s’appuyant sur une maquette appropriée, en combinant manchettes et titres, colonnes et rubriques, illustrations et polices typographiques. Prenons un journal intime. Dans le secret des pages quadrillées d’un cahier d’écolier, sont déposés aussi bien des annotations précises sur des faits et gestes personnels que des sentiments, des réflexions et même des élucubrations, tous ces propos étant datés avec précision.

Le folio d’un cadastre, la feuille d’un journal ou la page d’un cahier sont proprement le cadre du devenir de la propriété, du présent de la société et de la vie intime d’un individu. Peuvent ainsi se loger dans ces pages des biens immobiliers et fonciers, des événements qui agitent un pays, des pensées qui traversent un esprit. Ces documents imprimées ou manuscrits, qui représentent eux-mêmes des échantillons d’espace, sont les dépositaires d’un foisonnement d’indices spatiaux et temporels.

Dessinateur et peintre, Stéphane Quoniam a eu la fabuleuse idée de remplacer son papier à dessin et sa toile par un stock de folios cadastraux qui datent de plus d’un siècle et dont les lieux-dits s’entendent encore à nos oreilles : Le Grand Gué, Les Landes, Les Carrières, Les Grands Chemins, Le Puits, Les Avoines, Les Acres, Bourg Joli, Les Champs St Christophe, Le Trésor, Le Champ Bouquet, Sous le Bois de Fontenelle, Le Bœuf Heurtaux, Les Noues, La Rouelle, Champ à l’Alouette, Bourg de Bonnemaison, Les Épinettes, etc.

Les paysages

Comme si cela allait de soi, nombre de folios que Quoniam a aquarellés nous restituent une atmosphère bocagère, un monde de prés, de bois et de jardins, une panoplie de plantes, d’arbustes et d’arbres, un trajet qui va d’une racine nue à une fleur épanouie, une végétation à l’aise en terre, en pot comme en vase, le tout accompagné de divers rinceaux et autres motifs décoratifs plus ou moins chantournés. Les titres des aquarelles revendiquent d’ailleurs cette familiarité avec la nature végétale, une complicité qui pourrait remonter jusqu’au jardin d’Éden : L’arbre de la méconnaissance, Tulipes, Petit paysage boisé, Fleurs de printemps, Vase et fleurs, Découvertes bocagères, Grand dahlia bleu, Pomme d’Adam, Éloge de la racine, Une belle plante, Le pesée du mimosa, Saule pleurnicheur, Les hautes herbes, Dans le jardin de Markus, Ève s’est encore trompée d’arbre, Petit bonhomme fleur, Le monde tel qu’il est : bouquet de fleurs barbelées, Se perdre dans les jardins de la beauté, Le choix des pommes, Va te cacher ! – L’homme des bois.

Le paysage, pour Quoniam, n’est pas une étendue inerte, ni une nature aménagée, ni même un horizon propice à la contemplation, c’est avant tout un monde vivant où prolifère une végétation haute en couleur. De plus, le format des folios impose que le paysage soit tourneboulé : l’aquarelliste le hisse à la verticale au lieu de le coucher à l’horizontale. La prédominance du végétal, avec une place de choix accordée au floral, laisse entendre que le peintre adopte l’approche synthétique du paysagiste et le point de vue symbolique du décorateur ou de l’ornemaniste. Dépêchons-nous ! (2013) est édifiant à cet égard. Outre une étroite frise verticale à gauche dessinant une feuille en voie de dépérissement, la page aquarellée comprend deux cadres superposés : alors que celui du bas nous révèle un paysage verdoyant et rougeoyant où trône un arbre, celui du haut nous administre deux arbres dénudés, desséchés, nécrosés. La leçon est claire, le réchauffement climatique passera par là. Dans Corbeau (12 février 2014), Quoniam joue encore sur le contraste des deux cadres : à l’arbre au tronc vigoureux et au feuillage luxuriant est accordée la prime de la vie tandis que la destinée de la mort, ossature d’un crâne et d’un bec, semble réservée au volatile corbeau. L’aquarelle et collage On achète ? (25 juin 2014) nous transporte à la fin du XIXe siècle ; de sortie à la campagne, un couple citadin, avec tous les atours de l’élégance, du chapeau à la canne, de l’écharpe à la robe serrée à la taille, contemple un amas de verdure rehaussé de l’étiquette « Paysage ». Le riche couple bourgeois envisage-t-il l’achat d’une belle demeure et d’un vaste domaine avec prairies et bois ? Ou à défaut se contentera-t-il d’une visite au Salon des Indépendants afin de se payer un paysage paisible en partie ombragé et un brin ensoleillé ?

La feuille C’est pour bientôt (25 janvier 2015) dépeint le verger fabuleux porteur de pommes d’or, le jardin des Hespérides où résident trois nymphes. Mais cette image idyllique empruntée à la mythologie pourrait avoir un sens prospectif : le genre féminin, débarrassé de la gent masculine, ne chercherait-il pas à jouir de sa seule et honorable compagnie et de surcroît dans ce décor enviable des pommes d’or ? Mais il ne sera pas dit que le paysage se résumera à un fragment de nature mâtiné de jardin d’Éden, il pourrait aussi bien imposer au premier plan un nu féminin vu de dos, comme c’est le cas dans l’aquarelle, au titre plaisant, J’aime aussi ses yeux ! (12 mars 2015). Ce nu d’une blonde subitement importée d’un atelier d’artiste semble vouloir affronter son nouveau décor et confronter sa beauté à celle du paysage.

Le journal intime

Le journal intime est comme le métronome de notre âme, dont il enregistre les diverses pulsations. Jour après jour, un geste spontané, une part d’automatisme, une volonté de confession, une force éruptive, sont pour ainsi dire couchés sur le papier par le peintre Quoniam. Parfois, la violence de l’inspiration et le rendu de l’expression sont tels que seule la légende du dessin permet d’éclairer ou de décoder l’image : il en va ainsi pour Les ailes du désir et pour Chez le coiffeur. Mais comment rendre dans le rectangle d’une feuille la dimension temporelle des idées qui nous traversent, des événements qui nous affectent ? Mes pensées vous accompagnent (2013), cette déclaration d’un personnage grimaçant ou immonde, à la cervelle apparente et à la langue obscène, ne semble rien présager de bon, d’autant plus que des arbres torturés et brisés occupent le haut de l’affiche. Plus le temps passe (14 décembre 2013), avec ses esquisses d’oiseaux de malheur à l’œil pétillant, dépeint aussi un sentiment du moment, réellement sombre. La tête penchée sur une main qui vient comme la soutenir et la consoler, En pensant à Matisse (31 janvier 2014),ce magnifique autoportrait à la manière de Matisse, semble vouloir rompre tout un cycle de jours désastreux.

Comme l’histoire de la peinture fait partie de l’ordinaire de Quoniam, il est inévitable qu’il en tire, de temps à autre, quelque adage. Ainsi, le collage Un début de collection et l’œil grandit (1er juillet 2014), qui relate l’émoi d’une dame qui a accroché dans son salon un Cobra, un petit Mousseau et surtout, là-haut en majesté, un immense Alechinsky, apporte la démonstration éclatanteque le tableau a une double fonction spatiale (dans le cadre et hors-cadre) mais qu’il possède aussi de multiples ramifications temporelles. Des évocations personnelles traduites en productions picturales éclatantes parsèment le journal intime de Quoniam : 1. Déshabillez-moi ! (2014) comprend dans sa frise haute l’équivalent d’une calligraphie peu déchiffrable et dans sa partie centrale, se détachant sur un fond rouge, le collage en noir et blanc d’un buste de femme avec écharpe, collet monté, la chevelure rehaussée d’une coiffe avec ruban et fleurs, les yeux barrés d’un loup noir. L’injonction de la légende concerne aussi bien l’artiste que l’amateur : débrider, décrypter, mettre bas les masques. 2. Dans un portrait avec fleur et insectes échappés du crâne (Système de la pensée, septembre 2014), le peintre reconnaît que son art ne serait rien sans un arrimage à sa faculté de penser. 3. Il est possible que Madame Pointdexter s’en aille (2 novembre 2014), ce tableau champêtre d’une dame sur le départ rend les honneurs an monde de la fiction. 4. Téléporté dans le temps et l’espace, un des plus célèbres personnages de conte pour enfants est méconnaissable à présent (Le chaperon rouge a grandi…,30 novembre 2014). 5. Un autoportrait peut être réaliste (C’est lui !) ou irréaliste (Décrocher la lune, 14 mars 2015). 6. On est tenté d’inscrire au calendrier des jours un paysage de ruines (Comme le temps passe, août 2015) et même une gravissime mutation génétique à face de rhinocéros ou de crocodile (Un avenir incertain, 2015). 7. Les forces telluriques semblent bien l’emporter (Vulcanologie, 3 juin 2016 ; Le temps des ténèbres, 2016). 8. Cependant, Quoniam ne se laisse pas abattre et dresse un arbre à la liberté (Même pas peur !, 9 août 2015). 9. Il reste que l’image et le propos sont foncièrement ambivalents. Bientôt, j’irai à la pêche (14 février 2017) peut être pris au pied de la lettre (cadre du dessus) ou bien compris comme l’annonce d’une issue fatale (cadre du dessous). 10. Enfin, à travers trois diptyques – pipe et couple sur un lit ; estuaire et trou de serrure ; table garnie de pommes et superbe nu féminin séduit par ses propres charmes –, l’érotisme s’invite aussi dans le journal intime (Nom d’une pipe, 2014 ; Rincer l’œil ; Le choix des pommes, décembre 2016).

Le journal public

Quoniam accueille aussi dans ses colonnes l’histoire du présent. En pleine période de paix, il est littéralement hanté par des images de guerre. On pourrait en citer une quinzaine, dont une au moins, celle du 22 juin 2017, remonte à la Grande Guerre. Parmi ces aperçus implacables, il y a celui d’une campagne qui n’a plus rien d’idyllique (Ceci n’est pas un décor de cinéma, 2 février 2015) ou ceux de sites ou de villes dévastés (L’homme est naturellement mauvais, 2015 ; Détruire disent-ils, 13 décembre 2015). Le terrorisme djihadiste n’est pas occulté, avec d’un côté le rendu strict et dépouillé de l’horrible massacre du Bataclan à Paris survenu le 13 novembre 2015 (L’Indicible 13), et d’un autre côté la décapitation d’un journaliste américain en Syrie (Qui se souvient de James Fowley ? Le temps des assassins, 18 août 2017). Le 22 janvier 2015, notre diariste se remémore le jeune Billie Joe, qui s’est jeté par-dessus un pont, un fait divers popularisé en 1967 par la chanteuse Bobbie Gentry (Billie Joe… jumped off the Tallahachie Bridge). L’actualité politique n’est pas négligée, le citoyen et les couleurs bleu-blanc-rouge sont convoqués (Le sens de la République, 6 février 2015 ; République française, 18 février 2015 ; J’avais voté pour eux…, 19 février 2015).

L’artiste se plaît aussi à nous entraîner à Venise ou dans l’Italie ancienne du Songe de Poliphile, en des lieux où la place publique est tantôt une scène de théâtre tantôt un décor de rêve (Les fêtes vénitiennes, avril 2015 ; Poliphile dans les bras de Polia). Au cours de ses pérégrinations, il salue le théologien Jan Hus (Le rêve prémonitoire de Jan Hus, 2015), il élève une statue à Franz Kafka (Une vieille amitié) et une autre à Orlando, le héros transsexuel du roman de la saphique Virginia Woolf, intronisé Gay King of Florida, là même où sévit le parc d’attractions de Walt Disney World (Orlando First, 15 juin 2016). Dans un magnifique diptyque soulignant la courbe d’un fleuve et le tournant d’une jetée s’enfonçant dans des eaux océanes (Où m’emmènes-tu ?, 2017), la question est posée d’un prochain voyage ou de notre ultime destination. Autre image forte, reprenant la même question, celle d’un plongeon résolu dans les flots bleus (L’acte sans paroles, novembre 2017).

L’histoire de la peinture occupe une place déterminante dans le journalier de Stéphane Quoniam, tout heureux non de pasticher mais de célébrer une pléiade d’artistes dont il est le fervent admirateur, depuis Piero della Francesca jusqu’à Matisse, Picasso, Markus Lüpertz, Cy Twombly ou Michel Mousseau, sans oublier l’art primitif et l’estampe japonaise (Généalogie : en compagnie des maîtres ; Hommage à Matisse ; Au Japon ; Un sage chez moi ; Registred Trade Mark ; Visions de canard laqué ; Retour au primitif ; Dans le jardin de Markus ; Le salut à Piero ; Surveillance chimérique ; Petit bonhomme fleur ; Michel Mousseau fabrique du silence ; Se perdre dans les jardins de la beauté). De la bande dessinée au vitrail, du portrait au paysage, de la maquette au diagramme, de l’affiche à la carte d’état-major, de la caricature à la pure épure, les folios aquarellés de Quoniam intègrent et subliment formes, cadres et décors. L’artiste du bocage pourrait vendre à la criée les feuilles de son journal et les faire s’envoler, comme autant d’oriflammes de l’espace et du temps.

Chaque folio excite, émeut, éclaire mais conserve aussi son propre mystère. Un monte-en-l’air ne s’introduit-il pas de nuit dans la case sacrée de la peinture (Hold up, 1914) ? L’humanité enfantera-t-elle un robot (Femme montrant le chemin à l’homme, 4 mai 2015) ? N’y a-t-il rien de plus impondérable que la fleur parfumée du mimosa (La pesée du mimosa, 10 juillet 2014) ? Appareillés ou dépareillés, les folios aquarellés de Quoniam sont autant de pages à déchiffrer, d’images à caresser, de rubriques à parcourir, de cadres à explorer, de cartes à rebattre, de moments graves ou délicieux à éprouver et à partager.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Les folios en folie de Stéphane Quoniam », in catalogue Stéphane Quoniam / Comme un journal, Musée des Beaux-Arts de Caen, Jean-Michel Place éditeur, 2021. L’exposition s’est tenue du 2 octobre 2021 au 20 février 2022.