Le surréalisme aurait-il, enfin, trouvé sa philosophie ?

Sur :

Emmanuel Rubio, Les Philosophies d’André Breton (1929-1941), L’Âge d’Homme, 2011, 564 p.

Georges Sebbag, Potence avec paratonnerre. Surréalisme et philosophie, Hermann, 2012, 676 p.

Le pluriel « les philosophies » dissipe d’emblée les malentendus que pourrait suggérer un tel titre : Les Philosophies d’André Breton. Pas plus qu’il ne s’agit de redéfinir, après Ferdinand Alquié, une philosophie du surréalisme, il n’est question, pour Emmanuel Rubio, ni d’élaborer ni de mettre au jour une philosophie unitaire, cohérente et systématique, nichée au cœur de la création poétique d’André Breton. L’enjeu est tout autre. Nul n’a jamais mis en doute les connaissances philosophiques de l’auteur des Vases communicants, invité dès le lycée, à lire Hegel, puis plus tard Marx et Engels. Toutefois, faire état des multiples références à un corpus philosophique, aussi riche et dense soit-il, ne suffit pas pour montrer à quel point l’expérience littéraire et poétique du surréalisme se nourrit de façon essentielle et substantielle du texte philosophique. Rubio le sait bien et le montre. Lire Hegel, ce n’est pas seulement lire Hegel. C’est pénétrer dans l’univers complexe et contradictoire du post-kantisme et du pré-romantisme, celui de l’Athenaeum, de la fin du rationalisme éclairé où les lumières brillent encore suffisamment pour célébrer, à travers Novalis, Hölderlin, Friedrich et August von Schlegel, Hegel lui-même, l’alliance du mysticisme, de la philosophie et de la poésie. Mais c’est aussi rencontrer à côté de l’idéalisme subjectif de Hegel, les variantes transcendantales chez Schelling, absolues chez Fichte, manière non seulement d’asseoir solidement quelques fondements théoriques au service de l’expression littéraire et poétique, mais aussi de se préparer à affronter les hégéliens de gauche, tel Feuerbach, le matérialiste athée, et ainsi inévitablement Marx et Engels.

Rubio s’emploie à reconstituer le rhizome philosophique capable de nourrir le surréalisme d’André Breton. Un même souci, parfois véritable pierre d’achoppement du mouvement, revient de façon récurrente et concerne les oppositions, les contradictions, les ambiguïtés, les paradoxes oxymoriques entre le réel et l’imaginaire, le réel et l’hallucination, la réalité et le rêve, l’idéalisme et le matérialisme, le romantisme et la révolution, l’amour et la raison, en somme entre la poésie et la philosophie. Breton lui-même a défini en quelques termes ce programme, simple dans sa formulation, prodigieusement complexe dans sa réalisation : « mettre en présence la réalité extérieure et la réalité intérieure ». C’était déjà, après celle de Platon, l’obsession de Descartes : un projet diabolique, littéralement, puisqu’il fallut toute la puissance du doute et surtout la malice du malin génie pour espérer le conduire à terme … et finalement le reconduire comme tracas par excellence de la philosophie occidentale, de Berkeley à Hume et à Kant jusqu’à Heidegger et même au-delà. Il est certain que Breton n’a pas sous-estimé la difficulté d’une telle entreprise. S’il faut en croire Rubio, c’est sciemment, méthodiquement, dès les « années d’apprentissage », formé à la psychiatrie notamment grâce à Babinski, puis sous l’influence de Freud, que Breton prend clairement conscience du rôle de l’automatisme psychique au point d’en faire le synonyme du surréalisme : « Par [surréalisme] nous avons convenu de désigner un certain automatisme psychique qui correspond à l’état de rêve […] (Cité par Rubio, p. 38), définition qui débouche sur la formulation officielle de 1924, laquelle précise bien qu’il s’agit de l’ « automatisme psychique pur », et que le surréalisme en question est exclusivement, à cette époque, le surréalisme poétique. Toute l’habileté d’Emmanuel Rubio – on salue la perspicacité du travail d’investigation – consiste à nous assurer du sérieux théorique et philosophique du surréalisme, loin du ressentiment de Georges Limbour au lendemain de la parution du Second manifeste en 1930, ironisant sur le « paravent de fumée philosophique ». « Construire » la relation entre le surréalisme et la philosophie, entre le poétique et le concept n’est pas une mince affaire. Certains n’y croient pas : le dédain de Limbour n’est rien comparé aux sentences de Paul Valéry, le rationaliste intransigeant, lequel rêve d’une liquidation pure et simple du surréalisme : « Littér [rature] modernissime – A [ndré] Breton etc. Maximum de facilité et maximum de scandale – produire le max [imum] de scandale par le maximum de facilité. / Surr [éalisme] – Le salut par les déchets » (Valéry, Cahiers). Malignité dont Walter Benjamin prend heureusement le contrepied, lui, le philosophe qui fuit « les déserts glacés de l’abstraction » et privilégie le « domaine magique des mots ».

Mais, au-delà de la question du poétique et du philosophique, on comprend très tôt qu’Emmanuel Rubio entend tracer la trajectoire qui conduit, selon son expression, de la passion hégélienne de Nadja à un « hégélo-marxisme conséquent ». 1932, année de parution des Vases communicants devient ainsi une date charnière : « Il importait [ainsi] de revenir sur ce qui avec Les Vases communicants apparaît comme l’enjeu majeur du surréalisme dans la première moitié des années trente : la rencontre du freudisme et du marxisme ».

Dès lors toute l’analyse de l’œuvre de Breton, conduite avec virtuosité sur une période de douze ans, s’efforce de mettre en évidence la « construction d’un système que l’on nommerait volontiers freudo-marxiste ». Le conditionnel et le « volontiers » sont en fait superflus. Cela fait quelques décennies qu’Henri Béhar, déjà en 1983 dans son article « Le vocabulaire freudiste et marxien de Tristan Tzara », et plus tard dans son texte publié dans Mélusine en 1992 : « Le freudo-marxisme des surréalistes », s’est chargé d’alimenter la fameuse « légende freudo-marxiste » des surréalistes et celle d’André Breton en particulier.

Il est impossible ici d’entrer dans le détail et le dédale des arguments et des interprétations que l’auteur s’ingénie à développer de façon convaincante pour appuyer sa thèse qui était celle de Béhar : « montrer que les tentatives des surréalistes pour concilier marxisme et psychanalyse, dans les années trente, ne procèdent pas d’un égarement passager de l’esprit, dont ils seraient bien revenus depuis, mais qu’elles relevaient d’une nécessité de l’esprit, dans le contexte de l’époque […]. (Mélusine, XIII, 1992).

Tel qu’il la présente, la thèse d’Emmanuel Rubio ne manque donc pas de cohérence dans sa tentative d’en finir définitivement avec l’accusation de « bluff surréaliste » formulée par Artaud. Il y parvient, et à certains égards, de façon magistrale. Je relirai, sans doute plusieurs fois, les pages qu’il consacre à la nature dans L’Amour fou, au rire et à l’humour chez Nietzsche, ou à l’approche hégélienne de la poésie et de l’esthétique.

L’interrogation sur laquelle nous laisse l’ouvrage n’est pas là. On la trouve indirectement formulée dans la « conclusion » et, finalement, dans le projet global de l’ouvrage, dans sa volonté de délivrer un brevet de philosophe au poète Breton et dans son souci de réhabiliter, contre ses nombreux détracteurs, le « freudo-marxisme » d’André Breton. Dans les années 1960, avant même la disparition d’André Breton, nul n’a jamais douté – du moins dans les milieux  littéraires et artistiques – des connaissances et des compétences philosophiques du poète. En 1964, les étudiants de la Sorbonne, modérément attentifs au cours de Ferdinand Alquié sur Descartes pour cause de polycopiés abondamment distribués et inchangés d’une année à l’autre, n’attendaient qu’une occasion pour poser au professeur à l’accent chantant la question du surréalisme et des relations de celui-ci avec la philosophie. Le seul « freudo-marxisme » qui passionna très vite certains des jeunes intellectuels de cette génération figurait dans l’ouvrage de Marcuse, Eros et civilisation (1955), qui venait de paraître aux Éditions de Minuit (1963), traduit par Jean-Guy Nény et le regretté Boris Fraenkel. Dans la Postface consacrée à la critique du révisionnisme néo-freudien et aux travaux d’Éric Fromm et de Karen Horney, on pouvait lire notamment que les premiers écrits de Wilhelm Reich constituaient la première tentative radicale pour développer « la théorie sociale implicite chez Freud ». La voie était tracée qui conduisit les « soixante-huitards » à découvrir ou à approfondir les traductions et les écrits de Constantin Sinelnikoff, lequel publie, en 1970, L’Œuvre de Wilhelm Reich, préfacé par Jean-Marie Brohm. À cette époque, on oublie ou l’on ignore les anathèmes de Politzer en 1933, visant explicitement Breton, contre le « néo-reichisme exalté » – « Objectivement, le freudo-marxisme […] est un masque grossier pour l’attaque contre-révolutionnaire contre le marxisme » –. Les controverses et les discussions plutôt âpres de la Neue Linke, de la Nouvelle Gauche allemande, qui commencent à avoir quelque écho à Paris en 1967 grâce à l’arrivée en France des Raubdrücke, des éditions pirates distribuées sous le manteau à la Johann-Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le Main, concernent essentiellement le trop lent processus de dénazification de l’administration allemande, la survivance d’une législation répressive (Berufsverbot) frappant depuis 1931, homosexuels, juifs et marxistes, jusqu’en 1972, à travers le Radikalenerlass, décret d’exclusion professionnelle pour certains fonctionnaires. L’ouvrage de Reich, Die Funktion des Orgasmus (1927) est lu dans une édition pirate avant que Miguel Abensour ne persuade Payot de l’éditer. Il en va de même pour Matérialisme dialectique et psychanalyse (1934), qui constitue la première vraie « bible » – si j’ose dire – du freudo-marxisme.

André Breton et le surréalisme n’ont guère de place dans ces débats qui agitent, à l’époque, l’intelligentsia européenne et nord-américaine. Le freudo-marxisme reste une affaire allemande, exilé un temps aux États-Unis et qui, de retour en Europe, parvient à occuper partiellement la scène philosophique pendant une décennie (1970-1980), inclus dans le vaste mouvement de critique de l’idéologie initié par l’École de Francfort, et victime d’avatars divers et variés à travers Foucault, Castoriadis, Deleuze, Guattari, aujourd’hui Slavoj Zizek et, semble-t-il, Onfray. À croire que tous les intellectuels « de gauche » furent ou sont toujours des freudo-marxistes !

La question à laquelle je me garderai prudemment de répondre, demeure : qu’est-ce que la philosophie – l’engendrement des concepts, leur entrelacs –  apporte réellement à la poésie ? Autrement dit, hormis le fait qu’il est scientifiquement intéressant et intellectuellement satisfaisant de connaître l’enracinement philosophique de la création littéraire de Breton, en quoi ce savoir est-il susceptible d’enrichir la lecture de L’Amour fou ou de Nadja et d’influencer sur le ravissement et la fascination qu’exercent ces œuvres ? L’auteur, dans ce livre de spécialiste destiné aux spécialistes, a sagement pris le parti de limiter son étude à la période 1929-1941, époque qui débouche sur un champ nouveau caractérisé par « l’imprégnation ésotérique des textes du poète ». Il conviendrait, dès lors, de partir en quête de l’origine occultiste des conceptions hégéliennes s’ajoutant à leur origine romantique. Breton héritier de Paracelse et de Jacob Boehme ? Une préoccupation bien benjaminienne ! Un nouvel ouvrage en préparation ?

Arrivé au terme des multiples aventures philosophiques scrupuleusement relatées par Emmanuel Rubio, péripéties elles-mêmes parfois assez surréalistes, on se découvre à la fois passionné par l’expérience intellectuelle et quelque peu malmené, renvoyé d’une référence à l’autre dans une sorte de partie de billard philosophique. Peut-être Emmanuel Rubio a-t-il voulu cette subtile allusion au Minotaure et ce clin d’œil au labyrinthe dans lequel plus d’une fois faillit se rompre le fil d’Ariane ?

* * *

Les mérites de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), philosophe et savant allemand, injustement méconnu, sont grands. Séducteur patenté malgré un physique disgracieux, il écrit près de dix mille aphorismes, ravit Johann Wolfgang Goethe, émerveille Karl Kraus, correspond régulièrement avec Emmanuel Kant. Georg Wilhelm Friedrich Hegel l’admire et le cite maintes fois. Parmi ses faits d’armes les plus marquants, on note qu’il est parvenu à convaincre ses compatriotes d’utiliser le paratonnerre et, du même coup, d’inspirer au talentueux peintre surréaliste Wolfgang Paalen (1905-1959) un dessin intitulé Potence avec paratonnerre, remis en 1938 à André Breton. C’est bien cette œuvre qui permet à Georges Sebbag de trouver le titre de son ouvrage consacré aux rapports entre le surréalisme et la philosophie. La « une » de couverture, ornée d’une reproduction de Giorgio de Chirico : L’Énigme d’un départ, nous place également sous le signe du mystère et signifie assez clairement que le texte à venir s’adresse moins au lecteur lambda qu’à un liseur averti et féru de devinettes.

Et il est vrai que le périple auquel nous convie l’auteur, autour et à l’intérieur du mouvement surréaliste, en particulier celui de Breton et d’Aragon, ne manque pas de rencontres, d’incidents, d’événements, de péripéties essentiellement connues des experts que la narration souple de Sebbag s’efforce heureusement de rendre accessibles au profane. L’itinéraire philosophique proposé s’ouvre ainsi sur le palmarès des penseurs notés par Aragon et Breton. Au hit-parade des années 1920, et quasiment dans un mouchoir de poche, on trouve Pascal (14), Hegel (15), Freud (16) et Sade (19). Breton attend de ceux-ci qu’ils contribuent non pas à sa « formation intellectuelle » mais à sa « mentalité poétique ». Sebbag, avec un sens indéniable de l’anecdote signifiante, ne s’attarde pas sur les détails et invite à retenir l’essentiel. Kant joue très tôt un rôle pivot, entre 1910 et 1922, puis vint Hegel (« Je veux lire Hegel » clame Breton en 1916, avant de s’enthousiasmer en 1919 : « Je lis Hegel »), et Fichte et Schelling et Novalis et Nietzsche. La philosophie allemande semble prépondérante. Mais les Français, et non des moindres, jouent aussi un rôle essentiel : Pascal, Rousseau, Sade, Condillac, Janet, Fourier, Jacques Vaché, Éluard, Marcel Duchamp, Maurice Barrès, Isidore Ducasse – le « marqueur » –, Friedrich Nietzsche, etc. Impossible de les citer tous. C’est une véritable constellation de penseurs, de poètes, de philosophes qui tourne autour d’Aragon et de Breton, et à laquelle ils n’ont de cesse de faire référence. La question morale, saisie entre l’impératif catégorique de Kant et l’apologiste du mal de Ducasse, cède la place, un an avant la parution du Manifeste de 1924, à la question philosophique, elle-même prélude aux préoccupations métaphysiques. Mais une constellation peut en cacher une autre. La double page manuscrite de la revue Littérature d’octobre 1923, expose, sous le titre ERUTARETTIL la constellation momentanément idéale mais totalement improbable des auteurs situés au firmament du ciel surréaliste : Young, Sade, Lewis, Rabbe, liste suivie d’une kyrielle de philosophes, allant de l’alchimiste Hermès Trismégiste à l’éthicien idéaliste Johann Gottlieb Fichte. Cette constellation est elle-même destinée à être remaniée à plusieurs reprises, à commencer par celle qui, dans le Manifeste de 1924 ne fait mention d’aucun philosophe, précurseur du surréalisme. Il faut attendre 1931, et le tableau « Lisez / Ne lisez pas » pour que soit « séparé » le bon grain de l’ivraie, les élus des « recalés ». Le palmarès est évidemment régulièrement revu et corrigé. « En dix ans – note Sebbag – la liste des précurseurs a beaucoup changé […] signe de l’existence d’inflexions importantes dans la pensée et l’activité surréalistes » (p. 134). On en convient aisément à la lecture de l’ouvrage. L’auteur connaît suffisamment – excellemment – son affaire pour ne nous épargner aucun détail sur les sautes d’humeur poétique et philosophique d’Aragon et de Breton. Si, en 1938, on assiste à l’entrée de Freud, Hegel, Héraclite, Lénine, Marx et Trotski, Breton prend bien soin de préciser qu’« aujourd’hui encore, c’est Hegel qu’il faut aller interroger sur le bien ou mal fondé de l’activité surréaliste [dans les arts] ». Le « corpus philosophique » (deuxième partie) précise et approfondit ces mouvements de prédilection et d’exclusion sur une période assez longue, postérieure à la mort de Breton (1919-1969). Autour des « étoiles fixes » – Sade et Ducasse – tournent (derechef pour certains) Héraclite, Kant, Hegel, Fourier, Marx et Nietzsche, sur fond de problèmes latents : comment passer de l’idéalisme et de l’immatérialisme de Berkeley à la logique philosophique (« Breton logicien dormant »), au rationalisme et au matérialisme ? Peut-on aisément réconcilier Marx et Freud ? L’automatisme fournit-il une réponse satisfaisante alors que la découverte de la psychanalyse et de la théorie des rêves selon Freud s’est révélée quelque peu laborieuse et beaucoup plus problématique qu’on (c’est-à-dire Breton) ne pouvait le penser ? Aussi périlleuse, en tout cas, que l’adhésion bien précaire au matérialisme historique, comme l’atteste, en 1953, le refus de Breton d’ouvrir la porte à Marx, « par fatigue », avoue-t-il.

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Les réponses n’arrivent pas dans l’immédiat. Sebbag pratique avec une redoutable dextérité l’art du flash-back et l’on a l’impression – fausse ! – de revivre les scènes depuis le début. Il est vrai que l’affaire du substrat, du terreau nourricier philosophique du surréalisme n’est pas mince. On assiste néanmoins à la « bataille de l’esprit », aux bisbilles âpres, et sans solution entre la revue Philosophies – six numéros entre mars 1924 et mars 1925 -, la Révolution surréaliste (1925-1929) et Esprit, d’obédience communiste, accueillant les anciens de Philosophies, fondateurs, à leur tour, en partie sous l’égide de Georges Politzer, de la Revue marxiste et de la Revue de Psychologie concrète. Près de se clore faute de combattants, le combat continue néanmoins, relancé par Breton et le Second Manifeste du surréalisme.

Le « passage à la métaphysique » s’effectue à la page 339, pile à la moitié de l’ouvrage. Parvenu à cette étape, on a le sentiment d’avoir beaucoup appris, de connaître ou de reconnaître presque tout. C’est évidemment une illusion et Georges Sebbag nous fait très vite sentir qu’on est loin du compte. Le long chapitre qui s’ouvre est centré sur Aragon, sur ses références à l’Athenaeum, au cercle d’Iéna, et à l’intention du poète de créer un nouveau romantisme. Le projet philosophique d’Aragon et Breton se précise contre les « philosophes » Politzer, Lefebvre, Morhange, Guterman. Quoi de mieux, pour mener la lutte contre les communistes et les marxistes, à travers d’âpres controverses et polémiques, que de leur opposer Friedrich Nietzsche et Giorgio de Chirico, celui qui se dit « le seul homme à avoir compris Nietzsche » ? La tentation communiste se manifeste à nouveau, en dépit des cris d’alarme de Drieu La Rochelle et au grand dam d’Emmanuel Berl. Point n’est besoin d’insister, le geste n’est que velléitaire et Sebbag de rappeler comment, en mai 1968, à la surprise générale « prennent parole dans la rue, le surréalisme, le situationnisme, et d’autres encore, tous au bras de Charles Fourier ». La révolution prolétarienne n’est plus qu’un vieux souvenir, ajoute Sebbag. Nous sommes quelques-uns, aujourd’hui encore, en 2012, à qui cet épisode n’a pas échappé.

Les deux chapitres, consacres au collagisme et aux durées automatiques, nous libèrent un peu de la charge, indispensable mais parfois trop lourde, des références et renvois multiples a l’histoire du surréalisme. Là s’exprime la pensée propre de Sebbag, faisant retour indirectement sur sa propre expérience du mouvement et ouvrant sur une possible compréhension de l’apport actuel du surréalisme : « Pour renouveler notre actualité absurde, délirante ou dada, nous puiserions hardiment parmi les recettes futuristes. Et pour nous faufiler dans la modernité, ou plus simplement pour nous défiler, nous aurions recours en sus de tous les portables, au temps sans fil des surréalistes» (p. 551). On veut bien le croire. Il reste cependant que « le surréalisme est plus le nom d’un projet philosophique que le label d’un mouvement d’avant-garde » (p. 643). Cela aussi, on le croit volontiers, d’autant plus que l’ouvrage de Georges Sebbag semble s’être conformé en tout point à l’idée surréaliste : celle du collage, juxtaposition et entrelacs d’images médiatrices et énigmatiques à la de Chirico. Et c’est en cela, précisément que le texte de Sebbag diffère grandement du livre d’Emmanuel Rubio. Dans ce dernier, domine la thèse argumentée, rigoureusement, parfois convaincante, parfois plus discutable, faisant valoir ce qui, selon l’auteur, aurait été un souci récurrent d’André Breton, c’est-à-dire la réconciliation du freudisme et du marxisme. Celui-là insiste davantage sur ce qui court de façon latente, souterraine, obsédante dans le surréalisme : l’automatisme psychique et le rêve. Sebbag parvient à nous faire croire pour de bon qu’ « il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Mais si, puisqu’on vous le dit ! Alors, reste à tailler et à recoller les morceaux, à recueillir et à détourner les mots, à « jouer au cadavre exquis du désir et du hasard, hasard des images et des mots immatériels ». Un vrai travail d’expert de la part d’un auteur, aussi exigeant pour lui-même que pour le lecteur.

L’allusion tardive à René Magritte est bienvenue. La lecture du livre de Georges Sebbag n’a cessé de me faire penser à Hegel, sans trop de difficulté puisque Hegel est l’un des philosophes les plus cités dans le texte. Pure association surréalisante : plus d’une fois, me vint à l’esprit le fameux tableau du peintre belge : Les vacances de Hegel – image même, « divertissante », de l’apparente contradiction dialectique – le verre contient l’eau, le parapluie nous en protège. J’y vis par la suite un effet de cohérence remarquable, d’abord avec le paratonnerre, puis avec le jet d’eau du Dialogue entre Hylas et Philonous, et ainsi avec Nadja/Breton, tout en me disant, en refermant le livre, que Hegel pourrait bien avoir, cette fois au moins, et pour de bon, mérité de bonnes vacances.

Marc Jimenez

Université Paris I

Références

Marc Jimenez, « Le surréalisme aurait-il, enfin, trouvé sa philosophie ? », Mélusine, n° 33, L’Âge d’Homme, 2013.