Le pense-bête Dada

La Magazine littéraire

Dada n’est ni une archive du passé ni un objet de musée. C’est un pense-bête – un ticket d’autobus, un bout de ruban, une découpure de papier de chocolat – destiné à nous rappeler ce que nous avons projeté de faire. La marque Dada, un label non déposé, n’a d’autre occurrence que projective, d’autre valeur qu’imaginative, d’autre événement qu’intempestif.

La folie du momentMouvementDada

Le 23 juillet 1918, à Zurich, Tristan Tzara lit, dans la salle Zur Meise, « Manifeste Dada 1918 », l’un des manifestes dadas les plus accomplis. Ce long discours qui explicite l’état d’esprit de Tzara et de ses amis n’est surtout pas incohérent. En voici les points essentiels :

  1. Dada est un mot attrape-tout.
  2. Les futuristes et les cubistes vendent aux bourgeois des idées formelles.
  3. Réfutant la morale de la pitié, Tzara récuse Socrate et Jésus, mais sans dire qu’il reprend à son compte la généalogie nietzschéenne de la morale.
  4. L’orateur affiche un subjectivisme dont il ne démord pas.
  5. Étant relativiste, il balaye toute pensée systématique.
  6. Refusant la logique binaire, il s’amuse même à énoncer des paradoxes logiques.
  7. Après avoir pointé la rhétorique énumérative, polémique et absolutiste de tout manifeste, Tzara, qui prétend ne pas s’y conformer, s’enferre dans un beau cercle vicieux : « J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses, et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes. »
  8. En fait, ce qui réveille et secoue Dada c’est le « dégoût ». Les surréalistes parleront de « désespoir ».
  9. Ayant aboli la mémoire passéiste et contesté le futur futuriste, Dada exalte la « folie du moment », la divinité de la spontanéité, l’énergie créatrice de la vie. En quoi Dada, beaucoup moins destructeur qu’il n’y paraît, est assez proche de la qualité affirmative de la vie propre à Nietzsche ou de la durée créatrice chère à Bergson.
  10. Ultime aspect, l’exaltation d’un individualisme funambule : « rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu. » Un individu souverain et détaché ressemblant davantage à un Francis Picabia ou à un Marcel Duchamp d’alors qu’à Max Jacob ou Jean Cocteau.

L’homme est une toupie ronflante

Mais on peut aussi entendre, en 1921, cette fois-ci à Berlin, un autre son de cloche dada. Dans la lignée du roseau pensant de Pascal ou de la monade sans porte ni fenêtres de Leibniz, Raoul Hausmann décrit l’existence finie de l’homme comme celle d’une toupie narcissique ronflante, fière de tourner et de s’incliner à perpétuité. Mais pourquoi l’homme-toupie ne se fait-il pas diabolo, fusée ou étoile, en s’arrachant au sol et à soi-même ? La raison en est, selon Hausmann, qu’il est impossible à l’homme actuel de changer d’assise ou de trajectoire, aussi longtemps que sera maintenue une césure entre son sexe et son cerveau.

Un an auparavant, le même Raoul Hausmann, dressant le bilan de Dada, insistait sur les points suivants :

  1. Avant même son apparition, Dada hantait l’Europe et le monde. L’année 1916, la ville de Zurich et le trio Ball-Huelsenbeck-Tzara n’auront été que les causes occasionnelles de son éclosion.
  2. Ce sont l’indéfinition et l’adaptabilité de Dada, assorties éventuellement de calembours et de bluffs, qui provoquent ou révulsent le public.
  3. Dada a recours à des moyens primitifs : phonèmes, bruits, matériaux bruts.
  4. Étant dans le mouvement même de la vie, Dada ne prend pas la vie au tragique[1].

Le point d’indifférence

Troisième témoignage du phénomène Dada, le bloc des « Vingt-trois manifestes du mouvement Dada » de Picabia, Aragon, Breton, Tzara, Arp, Éluard, Soupault, Serner, Dermée, Ribemont-Dessaignes, Céline Arnauld et Arensberg, publié en mai 1920 dans Littérature. Ces manifestes mettent en scène, premièrement, un public, qui est partie prenante dans la performance dada, deuxièmement, un tribun, qui peut passer sans transition du délire mégalo à l’autoflagellation, troisièmement, des propos dont la vocation est de s’annuler puisqu’ils jonglent avec des énoncés contradictoires. Il s’agit donc, pour commencer, de provoquer le public. Georges Ribemont-Dessaignes n’y va pas avec le dos de la cuillère : «  Avant de descendre parmi vous afin d’arracher vos dents gâtées, vos oreilles gourmeuses, votre langue pleine de chancres. […] C’est nous les assassins – De tous vos petits nouveau-nés. » Ensuite, l’orateur parle d’autant plus de soi, qu’il est en proie à un doute radical et sombre dans le solipsisme. Quoique Président, le poète dada se retrouve seul au monde. Louis Aragon l’expose clairement en quatre points :

  1. « Tout ce qui n’est pas moi est incompréhensible. »
  2. « Il n’y a que moi au monde […] »
  3. « Je porte dans mon gousset gauche mon portrait très ressemblant : c’est une montre en acier bruni. Elle parle, elle marque le temps, et elle n’y comprend rien. »
  4. « Tout ce qui est moi est incompréhensible. »

Enfin, dans les propos tenus, il peut être question de tuer Dieu ou de briser les tabous. On proclame sans sourciller l’abolition de l’art et de la religion, la liquidation des armées et des patries. Surtout, la logique est mise à mal. L’esprit de contradiction et le jugement à l’emporte-pièce tournent ouvertement à la confusion. L’histrion dada qui fait montre de cynisme, ne cache pas sa volonté de crétiniser le public. Cependant, au-delà des négations, des affirmations et des dénégations, ce qui semble soutenir la parole, l’attitude ou la manifestation dada, et qui fait vraiment l’originalité de Dada, c’est ce sentiment d’absence de sentiment qui a pour nom indifférence, ce sont les énoncés indécidables ou paradoxaux soustraits au régime du vrai et du faux. Paul Éluard vend ici la mèche :

« Nous voyons tout, nous n’aimons rien,
nous sommes indifférents,
in – di – ffé – rents,
nous sommes morts, mais nous ne pourrissons pas, parce que nous n’avons jamais le même cœur dans la poitrine, ni le même cerveau dans la tête. »

D’ailleurs le point d’indifférence, ce point incandescent où l’esprit est délivré de l’affirmation comme de la négation, a été visé ou éprouvé par les dandys Cravan et Vaché, les trapézistes Duchamp et Picabia, les funambules Tzara et Hausmann mais aussi par André Breton, le détecteur du peu de réalité.

Marketing Dada

Y a-t-il a eu un précédent à Dada ? Oui, dans le fait antique de nommer les divinités ou bien de déclarer que le nom de Dieu est imprononçable. Dada s’est engouffré dans la brèche du nominalisme théologique, dont la version moderne est le nominalisme marchand. Tous les produits du marché gravitent autour d’un nom, d’une image ou d’une marque. On sait que le mot Dada se prête à toutes sortes de combinaisons. Ainsi Dada, chez Picabia, est le sujet d’une cascade de prédicats, « Dada a le regard bleu », « Dada a les doigts mélancoliques », « Dada a le cul en porcelaine », « Dada est une lanterne magique », etc., etc. En revanche, si le mot Dada admet une infinité de prédicats, le prédicat Dada ne concerne qu’un nombre limité de sujets. Comme le dit Arensberg : « Les murs des musées sont Père Lachaise ou Père La Colique, ils ne seront jamais Père Dada. » Cette bascule entre une nombre infini de prédicats et un nombre fini de sujets autorise un formidable jeu de langage.

En 1884, Jules Verne fait appel, dans L’Étoile du Sud, à un singulier personnage qui perturbe le cours du récit. Il s’agit d’une autruche qui avale, absorbe, engloutit tout ce qui est sa portée, qui s’empare sans scrupules d’une boule de billard comme du diamant le plus cher du monde. Ne retrouve-t-on pas une même pulsion orale, une désinvolture égale, une cleptomanie analogue, un toupet similaire dans le mot Dada et chez les dadaïstes ? Jules Verne, qui avait peut-être subodoré la fortune du mot, a baptisé l’autruche de L’Étoile du Sud du nom de Dada. Le mot Dada, passe-partout et pataphysique, y est pour beaucoup dans le scandale et le ralliement à Dada. C’est le nom d’une marque dont le contenu, ou plutôt le produit, reste indéterminé. C’est une marque qui n’est toujours pas périmée, même si chacun de ses produits a une stricte date de péremption.

Dada comme pense-bête

Pour mieux saisir notre suggestion de Dada comme pense-bête, il faut d’abord tordre le cou à quelques idées reçues concernant Dada :

  1. La Grande Guerre n’a pas plus accouché de Dada que dix ans de gaullisme n’ont provoqué Mai 68.
  2. Les petits groupes Dada, ici et là, même s’ils voulaient se déprendre du futurisme ou de l’expressionnisme, n’étaient pas des formations d’avant-garde.
  3. Il n’y a pas de message dada, ni d’utopie dada, tout est dans le medium, la performance, le moment de folie.
  4. Dada n’est ni dans la revendication politique, l’objection de conscience, le ressentiment, ni même dans la rébellion, mais dans l’au-delà des contraires, l’incertitude de la création. À tout prendre, Dada donne dans le dandysme, rarement dans le politisme.
  5. Dada n’est pas une école, même si aujourd’hui l’école de la République parodie Dada, sans le savoir.
  6. Le surréalisme ne succède pas à Dada, il est coextensif à Dada : Cravan, Duchamp, Vaché, Arp et Picabia sont dada-surréalistes.

Dada fait partie de ces événements, coupant court à toute descendance et défiant l’interprétation. Contre toute attente, ne faudrait-il pas croiser l’attrape-tout Dada avalant le monde avec la phénoménologie de Husserl mettant entre parenthèses les données sensibles et l’expérience vécue ? Dada pourrait être l’impensé des phénoménologues. De même, sachant que le geste dada par excellence transforme la moindre voyelle ou le moindre rien en coup de cymbale, Dada ne nous invite-t-il pas à passer à l’action en ayant recours à n’importe quel pense-bête ou guide-âne ? Car telle est la pratique philosophique de Dada, multiplier à l’infini les pense-bêtes pour nous inciter à agir, un jour ou l’autre, dans la folie du moment.

 Georges Sebbag

 

Notes

[1] Voir Raoul Hausmann, Courrier Dada, éd. M. Dachy, 2004, Allia, p. 16-21 et p. 99-102.

 

 

Références

« Le pense-bête Dada », Le Magazine littéraire, n° 446, octobre 2005.