Le dernier volume des Œuvres complètes de Benjamin Péret

Benjamin Péret, Œuvres complètes, tome 7 établi par Guy Prévan, Association des amis de Benjamin Péret Librairie José Corti, 594 p., 195 F.

Avec ce copieux tome 7 s’achève l’édition des Œuvres complètes du poète surréaliste Benjamin Péret. On peut saluer le travail de longue haleine accompli par l’Association des amis de Benjamin Péret. Trois tomes ont été publiés par Éric Losfeld de 1969 à 1979 et quatre par la Librairie José Corti de 1987 à 1995. On dispose désormais d’une véritable édition de référence.

Pourtant Péret n’a pas souvent trouvé grâce auprès des éditeurs : pendant l’entre-deux-guerres, plusieurs plaquettes ou livres comme Le Passager du Transatlantique, Immortelle maladie, Dormir dormir dans les pierres, De derrière les fagots, Je ne mange pas de ce pain-là ou Je sublime ont été autoédités. Maintenant il appartient aux générations présentes de juger sur pièces le prodigieux pouvoir d’énonciation poétique de Péret, mais aussi d’apprécier l’histoire du surréalisme à travers la « carrière » de l’un de ses rares « vétérans ».

Contrairement aux six tomes précédents de nature homogène – deux volumes de poèmes, deux volumes de contes, un volume politique, un volume d’ethnologie et de chroniques cinématographiques –, ce tome 7 est disparate. Il réunit le très fameux mais bref Déshonneur des poètes, l’importante introduction à l’Anthologie de l’amour sublime intitulée « Le Noyau de la comète », une correspondance de près de trois cents missives, divers entretiens, une bibliographie fournie et minutieuse, etc. Cette abondance de matières, loin d’être pesante, révèle en fait une personnalité entière, sur la brèche, parfois fébrile, mais jamais ondoyante ou louvoyante. La personne publique, le militant, la personne privée, l’ami, l’amant peuvent être saisis sur le vif au détour de ces pages.

Des renseignements précieux émaillent la correspondance. Ainsi, il se confirme qu’en juillet 1921 les dada-surréalistes sont encore fascinés par Jacques Vaché. Dans une lettre à Tristan Tzara, Benjamin Péret qui séjourne à Nantes dit avoir rencontré des gens qui ont connu Vaché. Leurs témoignages ne concordent pas : « un garçon charmant », « un individu insupportable ». Surtout, Péret précise : « il y a un garçon dont j’ai oublié le nom qui l’a vu le jour de son suicide, au moment où il avait déjà absorbé l’opium ; il croit fermement à un suicide. » L’enquête sur le terrain effectuée par Péret prouve que la thèse du suicide que Breton défendra dans « La confession dédaigneuse » en 1923 n’est pas uniquement subjective et qu’elle s’appuie en partie sur les recherches de Péret. Beaucoup plus tard, dans un tout autre domaine, la lettre du 12 février 1958 à René Alleau nous apprend dans quel misérable réduit vit Benjamin Péret, qui est d’ailleurs menacé d’expulsion depuis que le service d’hygiène de la ville de Paris a déclaré sa chambre insalubre : « Où aller ? Depuis dix ans, je cherche en vain dans Paris deux pièces avec une cuisine et un cabinet de toilette (ou une salle de bains). Voilà où j’en suis, à 59 ans, pour avoir refusé de me transformer en épicier comme tant d’autres ! »

On trouve trace, toujours dans la correspondance, d’un grave différend, que j’ai eu l’occasion d’évoquer dans mon ouvrage sur Les Éditions Surréalistes, entre le libraire José Corti et l’auteur de De derrière les fagots. Aucun des deux ne veut régler la facture de l’imprimeur Grou-Radenez. Le 13 avril 1935, Péret raconte à Marcelle Ferry ses démêlés avec le « vautour » José Corti mais aussi avec la police, après que Léo Malet et lui-même ont perturbé une conférence de Marinetti : « Je ne sais pas si ça va s’arranger mais pour l’instant c’est comme à la roulette, rien ne va plus ! Je suis poursuivi par mon vautour et par l’imprimeur des fagots qui tous deux veulent me saisir et rivalisent de vitesse pour réaliser cet exploit. En plus – car ceux-là je les emmerde – je suis inculpé d’outrage à un chef d’État et risque de 6 mois à 2 ans de prison. Il y a eu vendredi dernier une conférence de Marinetti sur le futurisme, cubisme, etc., et il devait être question du surréalisme. » À travers ces quelques lignes, on comprend que Benjamin Péret n’était pas un personnage commode, prêt à se laisser marcher sur les pieds. Enfin, les lettres à Léon Pierre-Quint de novembre 1945 et de février 1946 contiennent une étonnante mise au point sur les poèmes incendiaires et politiques de Je ne mange pas de ce pain-là. Venant de condamner dans Le Déshonneur des poètes la poésie engagée et partisane des poètes de la Résistance, Péret se livre à une autocritique rétrospective : « En ce qui concerne Je ne mange pas de ce pain-là, je n’ai jamais considéré cela comme des poèmes à proprement parler. Si vous tenez à les publier, je vous prierai de les faire accompagner d’un commentaire. J’attaque, en effet, la “poésie” de circonstance et il serait illogique que je publiasse en même temps des “poèmes” du même ordre, sans explication. » Il est dommage que des explications supplémentaires sous forme d’une « petite préface » envoyée à Pierre-Quint le 10 février 1946 ne nous soient pas parvenues. On touche là à un problème crucial, à une question de vie ou de mort pour la poésie. Aucune instance externe ne peut orienter la subjectivité du poète. Le combat politique ne se joue pas dans des pièces poétiques. D’ailleurs l’art de la propagande se partage également entre révolutionnaires et réactionnaires.

La critique de la poésie de circonstance est une des données fondamentales du surréalisme. En 1932, dans Misère de la poésie, Breton dénonce avec vigueur les vers de propagande. Tout en défendant Aragon poursuivi pour avoir publié Front rouge, il n’accorde aucun crédit poétique à ce poème de circonstance. Le Déshonneur des poètes continue la réflexion entamée par Breton dans Misère de la poésie. D’ailleurs, le rejet de la poésie de circonstance est du même ordre que la condamnation de la littérature prolétarienne, ou dirions-nous aujourd’hui de toute poésie prétendument ethnique, féminine, masculine ou homosexuelle. La poésie transgresse la nature et transcende les circonstances historiques.

La verve automatique, l’incandescence lyrique, l’humour vert et généreux de Benjamin Péret n’empêchent pas le poète de mener une réflexion nourrie et savante sur l’amour sublime dans « Le Noyau de la comète ». L’auteur de Je sublime détache l’amour sublime aussi bien de l’amour mystique voué à Dieu que de l’érotisme ou de la « sexualité sans horizon » réservée à la chair. Il le rattache à une longue tradition amoureuse, celle de la passion romantique ou de l’amour courtois. Et il donne en exemple Baudelaire et Madame Sabatier ou le couple Héloïse et Abélard. Les surréalistes comme Péret et Breton ne prétendent pas inventer le désir mais l’accomplir. Ces pages sereines indiquent sans équivoque les données d’un problème qui ont à peine varié depuis quarante ans : le désir se réalise-t-il de préférence avec l’être aimé ou au sein d’un groupe, d’une communauté, d’une religion, d’une humanité planétaire ? L’amour fou ou sublime peut-il résister aux sirènes de l’argent, du pouvoir et du plaisir ?

Il y a dans ce tome 7 une excellente bibliographie des œuvres de Péret et des textes sur Péret établie par Masao Suzuki. Je relève cependant une erreur concernant la première plaquette du poète, Le Passager du Transatlantique de 1921. L’ouvrage n’a pas été édité aux éditions Au Sans Pareil ; portant le label « Collection Dada », il a été autoédité par Péret et seulement diffusé par la librairie Au Sans Pareil. Il reste que ce dernier volume des Œuvres complètes est une belle clairière où l’on est invité à deviser avec la voix du poète et rebelle Benjamin Péret.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « Le dernier volume des Œuvres complètes de Benjamin Péret », La Quinzaine littéraire, n° 664, 16 au 18 février 1995.