Le Dégoût, le sans goût

 

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Georges Sebbag, Le Dégoût, le sans goût, Éditions du Soleil Noir, coll. Quando, 1977.

 

Quelquefois je m’ardèche. J’oublie les raisons de la guerre des textes dans un paysage de ruines, parmi les tumulus, les dolmens, les monuments de bergers, les mûriers du XVIIIe. Je retrouve un livre oublié l’année d’avant au fond d’un ravin. Je contemple une merde de renard. Je salue les oiseaux de proie dévorant à l’aube des saucisses de Strasbourg sur un dépôt d’ordures sauvage. Je réveille une vieille paysanne collée au mur ensoleillé de sa ferme vendue en viager. Les Mongols qui la pillèrent en 44 lui faisaient moins peur que la télé. J’entends le prix des poires et le bruit des tracteurs avec leurs odeurs d’essence dans les buissons d’aubépines. Et puis je rentre à Paris au milieu des poubelles de la grève, dans la poussière des meubles drouottés de porte à porte, les chaussées défoncées, les jardins desséchés.

Sur les Champs-Élysées, Europe N° 1 présente une émission publique dans le hall Citroën. On passe le disque d’une vedette et on demande à la foule d’applaudir pour les auditeurs, comme si la vedette était présente. Quelques fidèles s’écoutent, l’oreille collée à leur transistor. Derrière des paquets d’employés aux culottes sèches, les peloteurs, les dragueurs, les chômeurs sont surveillés par un service d’ordre maison, jeunes lyncheurs d’un mètre quatre-vingt, bacheliers dégagés de leurs obligations militaires, veston croisé et chevalière. Des flics taukent et waukent à distance. Des inspecteurs en bodygraphe planquent le Leica de service sous leur imper, prêts à braquer la première braguette qui bronche tandis qu’on entend les futurs hymnes nationaux de cet été :

Le-DegoutHeureusement, je trouve un livre sur ma table pour me faire planer, comme on disait jadis : Le Dégoût, le sans goût, de Georges Sebbag, publié au Soleil Noir, dans une nouvelle collection intitulée Quando.

Photo-Sebbag chez PierretPersonne ne parle jamais de Georges Sebbag. Ça fait pourtant son troisième bouquin et il a écrit dans Critique, dans La Quinzaine, dans Cause commune. Mais sa pensée ne s’allie avec rien. Elle n’est l’amie de personne, la servante d’aucune valeur ou non-valeur. C’est une pensée qui n’affirme rien, ne nie rien. Est-ce même une pensée ? Une mimétique peut-être, une infatigable écriture à la dérive en tout cas, dont la boîte de vitesse un peu grinçante arrache au sommeil les esprits soumis à la recherche d’une compréhension profitable à leur standing intellectuel. Ça redèche, ça déserte. Ça vous dégoûterait d’écrire, de lire, de manger boulgour ou chinois.

Il y a en effet, d’abord, le dégoût. Et puis vient le sans-goût. Le sans-goût se présente comme l’effet d’une civilisation parvenue au comble de sa puissance nihiliste, abolissant la poésie sous l’amas poétique, la révolution sous l’amas révolutionnaire, l’érotisme sous l’amas érotique, etc. Cela pour nous donner une Europe numérotée, après celle du Saint-Empire et des Lumières.

Georges Sebbag, lui, en est à l’Europe moins un. L’Europe du désir et de l’immanence. Mais comme Cioran, comme Gombrowicz, c’est un exilé de première, ce Georges. C’est un vent de poussière qui vous arrive du marché de Marrakech en passant par les chantiers du général Billotte et les plages du Quartier Latin.

Alors on peut toujours y aller avec nos brillantes expositions sur la schize, le clivage du sujet, le colorant 737, le Casanova de Ténériffe, le référent R.P.R. Ça ne prend pas. Rien ne prend plus. Rien ne mord sur cette pensée atomisée, désorbitée, enzymatique. Tout ce qui est inscriptible sur un programme tourne château de sable. Rien que du sujet, encore du sujet, toujours du sujet. Sebbag écrit à perte. C’est ressassant, superflu, scandaleux. Tout ce qui peut arriver au lecteur le mieux attentionné, c’est de rire comme à un film de Laurel et Hardy. Après quoi l’art poétique de Georges Sebbag se découvre : il est d’un rhéteur de l’ennui, d’un maso du style formica, d’un esthète du mini-clavier. Un style qui vous ouvre cependant à une expérience imprévisible de la négativité travaillant à lettres ouvertes. Ce qui semblait d’abord n’être que coquetterie morose d’écrivain impuissanté par l’air du temps vous place vous-même bientôt en position de sujet par qui tout peut arriver. Écrire par exemple.

Ce surréaliste de la dernière heure, désenchanté, haïssant les terres promises, vous fait aimer un désert rnétaphorisé euphorique par le mouvement tourbillonnant d’une écriture épousant le vide qui l’origine.

Je regardais tout à l’heure les Tables du sans goût confectionnées par Sebbag à la fin de son livre dans une mise-en-page apparemment naïve et compliquée. Et j’étais pris de vertige. Je songeais aux mandalas du bouddhisme thibétain. Voilà : Georges Sebbag est la réincarnation d’un moine thibétain qui aurait lu Michaux et roulerait, de temps en temps, un patin en R 15.

J’écris cela et je m’avise tout à coup que le dernier livre de Sebbag, Le Membre fantôme, avait été publié à comptes d’auteur dans sa propre maison d’édition, appelé pour l’occasion J’médite.

Méditons l’humour blême de Georges. Il ne nous en restera rien. Juste une envie de vivre autrement. Comme après le suicide de votre meilleur ami.

Marc Pierret

 

Références

Marc Pierret, « Georges Sebbag / Le Dégoût, le sans goût », Art press international, n° 8, juin 1977.Article-Pierret-degout-sansgout