L’amour-folie d’André Breton

Le surréalisme est avant tout un collagisme. Les surréalistes ont pratiqué trois formes de collage : le collage matériel qui subvertit les beaux-arts, le collage passionnel qui électrise les individus et le collage temporel qui magnétise des éclats de durée. Il n’y aurait pas de groupe surréaliste sans collage passionnel, sans relations affectives et électives. Le 12 février 1925, dans une lettre à son épouse Simone, André Breton annonce que le collectionneur Jacques Doucet vient de charger Aragon d’éditer une collection de douze petits ouvrages de luxe intitulée « Pour vos beaux yeux », avec comme auteurs Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacques Baron, André Breton, Robert Desnos, Paul Éluard, Michel Leiris, André Masson, Max Morise, Pierre Naville et Benjamin Péret. Mais il reviendrait à Breton d’ouvrir le bal : « Ce serait moi qui l’inaugurerais par un livre d’une cinquantaine de pages sur l’amour, que je vois comme un essai mi-didactique mi-lyrique parsemé d’apparitions. » Alors que l’activité collective bat son plein et que La Révolution surréaliste publie les réponses à l’enquête « Le suicide est-il une solution ? », Breton juge opportun de mettre l’accent sur l’amour. Toutefois, cette collection restera à l’état de projet.

L’amour est une apparition

Quand il dit que son livre sur l’amour « serait parsemé d’apparitions », Breton pense à un poète et à un peintre. Il pense au poème « Apparition » de Mallarmé et à l’aquarelle L’Apparition de Gustave Moreau où, à la cour du roi Hérode, la tête coupée de Jean-Baptiste apparaît, telle une vison ou une hallucination, à la seule danseuse Salomé. Breton s’accorde avec le héros du roman À rebours de Huysmans, avec des Esseintes, pour qui cette apparition de la tête sanglante rend encore plus envoûtant le corps de Salomé, car cette tête coupée inonde de ses propres rayons la danseuse Salomé nue et resplendissante de bijoux. Gustave Moreau, Joris-Karl Huysmans et André Breton ont conscience que l’érotisme peut côtoyer la mort. 

« Apparition » de Mallarmé est le premier poème que Breton a voulu apprendre par cœur. Ce poème a une tonalité fiévreuse et amoureuse. En effet, l’amoureux évoqué dans « Apparition » se souvient du premier baiser qu’il avait échangé avec celle qui lui était apparue pour la première fois dans la rue, exactement à l’image de la « fée au chapeau de clarté » de son enfance :

C’était le jour béni de ton premier baiser. 

[…]

J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli

Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue

Et dans le soir, tu m’es en riant apparue

Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté 

Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté

Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées

Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.

Le 18 septembre 1920, après lui avoir rendu visite à Sarreguemines, Breton écrit à Simone Kahn : « Rappelez-vous encore : c’était dans ce jardin où il me semble vous avoir vue pour la première fois. […] c’est de ce moment que je sais que je ne peux plus me passer de vous. A-t-on décrit ce phénomène : j’ai brusquement eu conscience d’une… apparition, et pourtant vous étiez à la même place une minute avant et je ne vous avez pas quittée des yeux ? Vous étiez désormais autre, à n’en pas douter. […] Comprenez-vous, Simone, cela c’est aimer, pourquoi, m’en cacherais-je encore ? » 

André a vu vraiment Simone, pour la première fois, dans un jardin de Sarreguemines. Cette apparition d’une Simone inaperçue auparavant est la révélation même de l’amour qui l’attache désormais à sa future épouse. Le 22 septembre, Breton déclare vouloir dépasser le stade du doute pour proclamer sa foi en l’amour et donne ainsi son assentiment à « l’amour absolu » selon Alfred Jarry.  

Peu après, le 1er octobre 1920,  il invoque le poème « Apparition » car il désire saisir la main de la fée au chapeau de clarté : « Je voudrais arrêter une minute la main qui, dans Mallarmé, laisse neiger les blancs bouquets d’étoiles (vous savez), fermer cette main, la rendre tout à fait consciente de ce qu’elle “répand”, la rouvrir. Ce peut-il, Simone ? » 

Quatre ans plus tard, le 15 décembre 1924, l’élégante et fortunée Lise Meyer, la future Lise Deharme, rend visite au Bureau de recherches surréalistes, le jour où Aragon et Breton sont de permanence. Cet épisode de la dame au gant sera relaté dans Nadja. Depuis ce jour, l’émoi de Breton est considérable, car il est fort épris de Lise Meyer. Mais son amour ne sera jamais payé de retour. Le désespoir de Breton retentit aussitôt dans les pages de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité qui campent une atmosphère de fin du monde. Dans une lettre inédite à Lise Meyer du 11 février 1925 (la veille du jour où il annonce à Simone son projet de livre sur l’amour), Breton résume ainsi son amour sublime où l’éblouissement alterne avec l’angoisse : « vous êtes pour moi, au sens propre du mot, une apparition. » Le poète engage alors une méditation sur l’apparition de Lise, à côté de laquelle le miracle de la poésie lui paraît peu de chose. Il souligne que la première apparition n’est pas la dernière et que la dernière est toujours la première : « Une apparition ! Quelle émotion ne convient-il pas d’attacher à un tel phénomène ! Je n’ai jamais rien vu se produire de semblable devant moi et pourtant je n’ai jamais rien désiré d’autre. […] Mais que penser d’une apparition dont la première fois qu’elle a lieu n’est pas la dernière ? » 

Breton hallucine Lise travestie et transfigurée dans un tourbillon de robes : « Cette image de l’apparition […] ! Tout me paraît de nature à la fortifier, à commencer par ces robes toujours différentes que je vous vois ». Le 21 février, il avoue avoir sangloté lors de la projection d’un film sans queue ni tête. Il suggère que le mot apparition, dont Lise détient à ses yeux l’exclusivité, a joué un rôle déterminant dans sa crise de larmes : « Dans ce film, on avait dû, aussi, le faire exprès, revenaient à chaque instant des mots comme “apparition” et autres, que je ne puis admettre en ce moment qu’on prononce devant moi »

À la fin juillet de 1927, l’amour de Lise, ou plutôt l’amour-folie d’André pour Lise, finit par empoisonner la vie du couple Breton. Des mots déplacés sont échangés. Simone quitte brusquement la rue Fontaine. Le mois suivant, André séjourne au manoir d’Ango en Normandie pour écrire Nadja. Le 22 août, voulant se faire pardonner les propos blessants tenus le jour de leur dispute, Breton rédige sa lettre à Simone sans jamais aller à la ligne et sans révéler le titre du poème qui en constitue la substance, poème dont on ne reconnaît plus la forme versifiée. Cette lettre qui forme un bloc d’écriture reproduit in extenso le poème « Apparition » de Mallarmé. Cette lettre d’André du 22 août dévoile le sens du poème en l’appliquant à la vie commune de Simone et André. Depuis leur premier baiser, depuis leurs premières étreintes, André, au lieu de se réjouir, a pris plaisir à douter, à s’attrister, à se tourmenter. Et c’est seulement à présent, le soir du 22 août, que Simone, lui est « en riant apparue », telle « la fée au chapeau de clarté ». 

Trente ans plus tard, en 1957, après avoir assisté à Magirama, le programme de films en polyvision conçu par Abel Gance et Nelly Kaplan, Breton écrira un texte où il dira avoir reconnu en la jeune cinéaste Nelly Kaplan « la fée au chapeau de clarté ».

L’amour est convulsif

À la mi-novembre 1927, Emmanuel Berl présente sa compagne Suzanne Muzard à Breton au café Cyrano. Un coup de foudre se produit entre Suzanne et André. L’orage de la passion tonnera en permanence, avec de rares éclaircies, jusqu’au printemps de 1931. André (qui divorce de Simone) et Suzanne (qui se marie en vain avec Berl) vont s’enfoncer dans les tourbillons de l’amour-folie. Cela aura pour conséquence, entre autres, une grave rupture au sein du groupe surréaliste. La conclusion de Nadja, « la beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas », signale à l’avance que l’amour s’aventure sur les sables mouvants de l’extase et du tourment. 

En attendant le retour de Suzanne, qui se prélasse avec Berl en Tunisie puis en Corse, Breton décide de mener au sein du groupe surréaliste des recherches sur la sexualité. Il n’y aura pas moins de six séances de janvier à mars 1928. On y apprend que la nécessité de la réciprocité en amour est pour Breton une découverte récente, qu’il préfère infiniment la femme aimée qui se donne vite et que s’il a rencontré la femme de sa vie, elle n’est pas perdue pour lui. Ces trois points évoqués – réciprocité, spontanéité et fatalité – s’appliquent sans conteste à Suzanne. 

Ces séances sur la sexualité, dans leur volonté même d’objectivité, autorisent Breton à lever un peu le voile sur sa récente passion et sur lui-même. Les participants aux recherches sur la sexualité sont-ils sincères ? Ne sont-ils pas aussi tentés de simuler ou de dissimuler, de mentir ou de fabuler ? On découvre, semble-t-il, des accents de vérité chez Aragon, quand il déclare : « La pédérastie me paraît, au même titre que les autres habitudes sexuelles, une habitude sexuelle. Ceci ne comporte de ma part aucune condamnation morale ». Le 19 août 1928, Breton signale à Simone la publication clandestine d’Histoire de l’œil de Georges Bataille qu’il salue comme « absolument merveilleux » et comme le plus beau livre érotique qu’il connaisse. Mais le 8 octobre 1928, dans une lettre-fleuve, il en vient à pester contre la liberté en amour dont il dispose et dont il voudrait faire cadeau au premier venu. Tiraillé entre son amour mystique pour Simone et sa passion charnelle pour Suzanne, il finit par concéder qu’il ne s’est senti vraiment libre ni vis-à-vis de l’une ni vis-à-vis de l’autre : « Il n’y a pas, il n’y aura jamais de liberté dans l’amour. J’en ai fait bien malgré moi l’expérience, et de deux côtés à la fois. » Peut-on concilier Jean-Jacques Rousseau et le marquis de Sade ? Verra-t-on un jour Le Nouveau monde amoureux de Charles Fourier où coexistent sans violence l’amour courtois et l’orgie sexuelle ? 

L’amour unique est multiple

Au début de L’Amour fou, André Breton tente un rétablissement au « trapèze traître du temps ». Il invoque cette image acrobatique appliquée au temps après avoir imaginé sur une scène de théâtre un rang de sept ou neuf danseurs en habit noir assis sur un banc, remplacé ensuite par une rangée de sept ou neuf femmes en toilettes claires assises sur une banquette. Qui sont ces girls ? Ce sont les femmes qu’André a aimées et qui l’ont aimé. Et qui sont ces boys de music-hall ? Ce sont les amants successifs qu’il a été. Mais quel visage domine dans cette rangée de girls ? Pour Breton il n’y a pas de doute que le dernier visage aimé imprime ses traits à toute la rangée. Cela ne veut pas dire que la femme aimée actuellement efface les amantes précédentes, mais au contraire que l’amour unique actuel embrasse les amours antérieures. Le poète surréaliste ne souhaite pas refouler dans quelque recoin de l’inconscient ses amantes ni l’un des amants qu’il a été. Il n’oublie ni Suzanne, ni Nadja, ni Simone. 

Les plus belles pages de L’Amour fou sont consacrées au voyage avec Jacqueline Lamba aux Canaries en mai 1935. Revivant l’âge d’or dans ce « paysage passionné », Breton exalte en même temps la nature et l’amour unique. Comme il emploie à neuf reprises le mot « mille », il réussit, à travers cette répétition, à définir le concept même d’amour fou qui est un amour réciproque et unique : « L’amour réciproque, tel que je l’envisage, est un dispositif de miroirs qui me renvoient, sous les mille angles que peut prendre pour moi l’inconnu, l’image fidèle de celle que j’aime, toujours plus surprenante de divination de mon propre désir et plus dorée de vie. » 

Pour Breton, l’amour n’a rien de monotone, le jardin terrestre réserve encore des surprises. L’amour unique possède mille atouts, mille facettes. La passion amoureuse ne peut pas être abandonnée aux adeptes du libertinage, comme Paul Éluard. L’auteur de L’Amour fou s’accorde avec Gherasim Luca, l’auteur de L’Inventeur de l’amour, pour qui « les yeux de l’aimée / sont aussi graves et voilés / que n’importe quel astre / et c’est en années-lumière / qu’on devrait mesurer les radiations / de son regard ». Tous deux lient indéfectiblement le rêve, l’amour et la folie. Tous deux se fient à l’étoile noire du rêve et du hasard. Il y a dans l’amour unique, l’idée folle et désespérée de la persistance du désir. L’amour absolu et l’amour fou sont des musiques répétitives qui font entendre des notes alertes et d’imperceptibles nuances. 

La correspondance et l’amour-folie

Quel rôle joue la correspondance entre Breton et Fraenkel, entre Breton et Vaché, entre Breton et Aragon, entre Simone et sa cousine Denise, entre André et Simone, entre André et Lise, entre André et Nadja, entre Breton et Berl ? Toutes ces correspondances, dont on ne connaît parfois qu’un seul des deux volets, pourrait être qualifiées de collagistes, passionnelles ou amoureuses. En 1918, le soldat Aragon inonde de lettres poétiques et amoureuses son ami André Breton. C’est l’époque où Breton invente le poème-collage et la lettre-collage pour ses amis Vaché, Aragon, Fraenkel ou Valéry. Breton publiera en 1919 les Lettres de guerre de Jacques Vaché. Pour ma part, j’ai publié en 1989 un livre consacré à la lettre-collage d’André Breton à Jacques Vaché du 13 janvier 1919, une lettre qui a été expédiée dans l’ignorance de la mort du destinataire survenue le 6 janvier.

À la fin du mois de juin 1920, Breton rencontre au jardin du Luxembourg Simone Kahn en compagnie de Théodore Fraenkel et de sa fiancée Bianca Maklès. Aussitôt après, du 15 juillet au 1er octobre, il écrit à Simone pratiquement tous les jours. Il lui envoie cinquante-deux lettres, souvent longues et même très longues, qui occupent une centaine de pages dans l’édition de cette correspondance. Ce forcing est à la hauteur de son amour naissant. Mais sur la longue durée, de 1920 à 1929, les élans amoureux d’André vont se transformer en un amour mystique pour Simone, une Simone qui joue par ailleurs un rôle considérable dans la vie du groupe surréaliste.

Je peux citer trois correspondances où la passion côtoie l’amour-folie. Premièrement, de janvier 1925 à octobre 1927, André Breton écrit à Lise Meyer de nombreuses lettres d’autant plus enflammées et délirantes qu’elles sont attisées pat la coquetterie et les esquives de la Dame. Deuxièmement, d’octobre 1926 à février 1927, Nadja Delcourt envoie des lettres amoureuses et désespérées à André, à son amant adoré qui l’a métamorphosée et qui l’a aidée mais qui a peu à peu pris ses distances avec elle. Troisièmement, de novembre 1927 à novembre 1928, depuis la fugue d’André Breton et Suzanne Muzard à Toulon, suivie du départ brusque de Suzanne Muzard et d’Emmanuel Berl pour la Tunisie et la Corse puis de leur retour à Paris, on peut dire que les lettres ou les télégrammes envoyés par André à Simone sont marqués par les convulsions de la passion ou de l’amour-folie. En 1928, la carte du Tendre surréaliste s’illumine ici et s’assombrit là. 

Les deux jeunes femmes les plus proches de Simone, sa sœur cadette et sa cousine, se marient en 1928. Le 24 avril, Denise, la cousine de Simone, qui a divorcé d’avec Georges Lévy et qui n’a pas écouté son soupirant Louis Aragon, a choisi de convoler en justes noces avec Pierre Naville. Le 28 juillet, Janine, la jeune sœur de Simone, épouse Raymond Queneau.

En 1928, une course de vitesse s’engage entre les deux amants de Suzanne Muzard, entre Berl et Breton. Le 1er décembre 1928, Emmanuel Berl qui vient de divorcer, épouse Suzanne Muzard ; Emmanuel Berl et Suzanne Muzard ont comme témoins André et Clara Malraux. Ce même jour, l’unique représentation au théâtre Apollo du Trésor des jésuites d’Aragon et Breton n’a pas pu avoir lieu. On peut noter que le thème de la « Catastrophe intime » tient une place dans cette pièce en trois actes, qui est à mi-chemin entre le music-hall et le film à épisodes comme Les Vampires de Louis Feuillade.

Cependant, à peine mariée le 1er décembre, Suzanne quitte aussitôt Berl pour Breton. Il s’ensuivra, deux ans durant, une série de va-et-vient entre la rue Fontaine et la rue Chalgrin.

Des quatre grands récits d’André Breton, Nadja, Les Vases Communicants, L’Amour fou et Arcane 17, les deux premiers trahissent l’amour-folie du poète, et les deux derniers transcrivent son amour fou. L’amour-folie d’André pour Lise plane sur l’Introduction au Discours sur le peu de réalité et sur Nadja. Les tourbillons de l’amour-folie pour Suzanne agitent Les Vases Communicants. Mais l’amour fou pour Jacqueline s’exprime au grand jour, non sans quelque ombre parfois, dans le récit L’Amour fou et l’amour fou pour Élisa éclate dans un ciel plus serein dans Arcane 17

C’est en se penchant sur les lettres d’André à Simone ou bien sur celles de Nadja à André, qu’on peut percevoir distinctement les vibrations, les battements ou les saccades de l’amour-passion.

Georges Sebbag

Références

Georges Sebbag, « L’amour-folie d’André Breton », in Au grand jour / Lettres (1920-1930) – Un album / André à Simone Breton, Katia Sowels et Jules Colmart (dir.), éd. Rue d’Ulm, 2020.