L’amour et le génie du lieu

Dans mon récent ouvrage André Breton l’amour-folie, j’ai décrit, documents à l’appui, les relations passionnelles vécues par André Breton de 1925 à 1932 avec quatre femmes : Simone Kahn, Lise Berkeley BookItalic, Nadja Delcourt et Suzanne Muzard. Avec Simone, son épouse, son « petit enfant chéri », rencontrée en juin 1920 au jardin du Luxembourg en compagnie de Théodore Fraenkel et de Bianca Maklès, les relations étaient celles de l’adoration mystique. En ce qui concerne Lise Meyer, la « dame aux gants bleu ciel » apparue un jour au Bureau de recherches surréalistes, Breton lui vouait un amour sublime, à défaut peut-être d’avoir couché avec elle. Si le récit de Nadja, superbement scandé par diverses photographies, met en lumière le hasard objectif et révèle le pouvoir médiumnique de « l’âme errante », la trentaine de lettres adressées par Nadja à André montre à quel point la jeune femme était possédée, envoûtée par le poète. Toutefois, la lecture de ces lettres éperdues ne laisse rien deviner ou presque sur l’effondrement final, sur l’internement de Nadja en mars 1927. Impossible de déduire la folie avérée de Nadja de son amour-folie, et impossible aussi de déduire son amour-folie de sa folie présumée.

Pour ce qui est de Suzanne Muzard, on a le sentiment que depuis novembre 1927, depuis le coup de foudre au café Cyrano aussitôt suivi de la fugue à Toulon, jusqu’au printemps 1931 où Breton écrit L’Union libre et se lance dans Les Vases communicants, on a donc l’impression que durant cette longue période l’orage de la passion tonne en permanence, avec de rares éclaircies. Non seulement, les principaux protagonistes, Breton et Emmanuel Berl, Simone et Suzanne, sombrent dans le désespoir ou s’enfoncent dans les tourbillons de l’amour-folie, mais le groupe surréaliste lui aussi traverse une crise en son sein, se soldant par la rupture et la dispersion des troupes. Mais en dépit des convulsions de l’amour-folie, il existe, si l’on songe à André Breton et à Suzanne Muzard, des jours exceptionnels, des moments ascendants. Et ces durées incandescentes semblent comme accordées à leur lieu d’éclosion. Il en est ainsi à Toulon et à Avignon, fin 1927. Ou à Moret-sur-Loing, l’été 1928. Comme si le génie de l’amour ne pouvait se déployer sans une certaine conni- vence avec le génie du lieu.

Le parc de Procé

Il nous faut maintenant faire un saut dans le temps et nous situer à Nantes durant la Grande Guerre. De juillet 1915 à juillet 1916, André Breton est affecté à Nantes comme infirmier militaire. C’est au cours de ses entretiens radiophoniques avec André Parinaud qu’André Breton se souvient qu’en 1916 il déambulait dans Nantes hanté par Arthur Rimbaud, auquel il empruntait exactement les mots et les visions. Ce qu’il résume ainsi dans ses propos: « l’assez long chemin qui me mène chaque après-midi, seul et à pied, de l’hôpital de la rue du Boccage au beau parc de Procé, m’ouvre toutes sortes d’échappées sur les sites mêmes des Illuminations ». Toutefois, Breton n’avait pas attendu André Parinaud et 1952 pour évoquer Nantes.

D’une part, dans « La Confession dédaigneuse », il relate sa rencontre avec Jacques Vaché à l’hôpital de la rue du Boccage. D’autre part, dans un passage fameux de Nadja, il exalte Nantes, au même titre que Paris, comme un lieu de rencontre par excellence, une ville singulière propice à l’amitié. Bref, il glorifie Nantes comme un haut lieu du surréalisme. Le paragraphe fulgurant sur Nantes s’achevant curieusement sur cet aveu: « […] Nantes où j’ai aimé un parc: le parc de Procé. »

Arrêtons-nous un instant à cette phrase « Nantes où j’ai aimé un parc : le parc de Procé », sachant que Breton hallucine dans ce parc et aux alentours des images empruntées aux poèmes de Rimbaud « La rivière de cassis » ou « Enfance ». En effet, la phrase « Nantes où j’ai aimé un parc » ne consonne-t-elle pas à notre oreille avec cet aphorisme cinglant de Rimbaud dans Une saison en enfer: « Ainsi, j’ai aimé un porc » ? Une sentence d’ailleurs qui est moins liée chez Rimbaud à la transgression sexuelle qu’à la transmigration des âmes.

Que veut donc dire Breton quand il confesse avoir aimé un parc, alors que parallèlement Rimbaud déclarait avoir aimé un porc? Car un parc, même s’il se nomme Procé, et fricote avec le signifiant « porc », ne relève pas de la sexualité animale mais d’un règne végétal luxuriant et néanmoins ordonné en vue de la rêverie d’un promeneur solitaire. Pourtant, en calquant son aveu « j’ai aimé un parc » sur la formule de Rimbaud « j’ai aimé un porc », Breton semble nous inviter à nous pencher sur son éros ou son refus de l’éros durant son séjour à Nantes.

Il est possible que la formule « j’ai aimé un parc: le parc de Procé », qui a une connotation panthéiste indéniable, ait été induite par la note fulminante sur l’idée de Dieu du Surréalisme et la peinture. On sait que cette note blasphématoire, où Breton adopte un ton délirant et cassant, s’achève sur ces mots: « Du reste on ne décrit pas un arbre, on ne décrit pas l’informe. On décrit un porc et c’est tout. Dieu, qu’on ne décrit pas, est un porc. » Ce Dieu, le Dieu transcendant du monothéisme, est jugé par Breton si louche et infâme, qu’il l’imagine sous les traits d’un porc. Un arbre, en revanche, lui paraît trop divers ou informe, pour être dépeint ou réduit à une forme. Breton ne polémique pas, semble-t-il, avec les dieux de la nature mais avec un dieu moral suintant l’immoralité.

Le génie du lieu

Théodore Fraenkel, l’ami de lycée, l’ami de toujours, si on excepte une période où il est envoyé au Crotoy, se trouve aux côtés de Breton durant son année nantaise. Curieusement, dans ses Carnets de 1916, les notations précises sur Nantes n’apparaissent pas sur le moment mais après coup. On peut ainsi lire à la date du 17 juillet 1916 : « À Chaumont, en Haute-Marne, Bassigny ; réserve de personnel sanitaire ; partis de Nantes le 14 juillet, sans regret. Voyage à vociférations alcooliques, deux jours deux nuits. Montargis m’a laissé un exquis souvenir. Rues claires et avenues, maisons jolies, rivière romanesque, le Loing ; et même quelques toilettes. Praslines montargoises. Alf. Jarry tient le café Au rendez-vous de la Marine, Rimbault, l’Hôtel de la Sirène. Noms doubles de ces vieilles familles toutes alliées et confondues. » À Montargis, petite ville qui le ravit, Fraenkel découvre des homonymes de poètes adorés. Le génie du lieu ne fait-il pas bon ménage avec le génie poétique ? Il suffit d’ailleurs de lire la suite pour retrouver la piste du génie d’un lieu nantais : « Pas de troupes, sauf nos casques glorieux. L’aimable clarté faisait charmante cette province où il n’y avait rien de gris ou de noir. Tandis que Chaumont ! Horrible, sinistre, sale garnison de l’est, poussiéreuse ; ce jardin grotesque (oh, le parc de Procé !) […] » On découvre sur le vif que Fraenkel, qui vient juste de quitter Nantes, est hanté par le parc de Procé, sur lequel Breton épiloguera en 1952.

Autres notations du soldat Fraenkel, dont les cantonnements se rapprochent de plus en plus du front. Le 26 août : « Que Nantes me paraît jolie ! Avec ses rues, son tumulte, ses cafés, son cinéma… J’ai écrit là-dessus une lettre assez ridicule ». Puis le 7 octobre : « quand je rencontre parmi mes malades, un soldat de Nantes, je l’interroge avec presque de l’émotion, bien plus que si c’était un Parisien. Cela m’étonne ; j’ai presque envie d’aller là-bas en permission. En mon souvenir c’est plus proche que Paris. » Puis ce propos du 16 octobre : « Je me prépare à bientôt partir en permission. J’aurais aimé aller à Nantes. » Propos aussitôt suivi de celui du 22 octobre : « J’y suis, pas à Nantes, mais à Paris. Déçu par avance, je m’énerve et m’ennuie. »

Si on se reporte enfin, dans les Carnets, à la date du 31 mai 1917, Théodore Fraenkel relate avec émotion ses sorties aux Ballets russes, au Théâtre-Français, ses promenades au Bois, au quartier juif avec Annie Padiou, spécialement venue le voir à Paris. Or Annie Padiou n’est autre que cette jeune fille dont Breton parle dans Nadja, qui, un jour, à Nantes, l’avait abordé, sous une pluie battante, et qui de but en blanc lui avait récité « Le dormeur du val » de Rimbaud.

En fait, à Nantes, après une courte idylle avec Annie Padiou, André Breton fut beaucoup plus sensible au charme d’une certaine Alice. Ce qui poussa Fraenkel à devenir le confident d’Annie. C’est pourquoi le 31 mai 1917, Théodore Fraenkel, qui ne s’est jamais senti aussi proche d’Annie – quand il lui annonce son départ pour la Russie, elle pleure et ils s’embrassent – ne manque pas de noter la réaction de Breton : « A. B. qui devina mon cœur, exprime une fureur grossière. » Intervient alors une phrase qui nous ramène à Nantes et paraît indiquer que, outre Rimbaud, le génie de l’amour hante le parc de Procé : « Le moment du baiser ressemble à ce qu’on dit du moment de la mort ; mémoire, idéation se trouvent exagérées, vertigineuses. Je pensais à des réflexions d’A. B. au temps du parc de Procé, à notre inhabileté, à notre position vue par un tiers […] » À Nantes, en réalité, le génie de l’amour de nos infirmiers militaires était plus maladroit que flamboyant, plus rêveur qu’entreprenant.

Si on se fie au carnet de bord de l’ami Fraenkel, qui a pour premier destinataire André Breton, il n’y a pas de doute que les deux anciens condisciples du collège Chaptal ont été sensibles à la topographie et à l’animation de Nantes. Rappelons aussi que Breton a tenu à insérer une note sur le « pouvoir d’incantation » de Rimbaud dans l’édition définitive de Nadja. Comme dans les Entretiens de 1952, cette note de 1962 évoque la transfiguration des lieux et des créatures sur le « parcours quotidien » de Breton à la lisière de la ville de Nantes.

Amours masculines, amours féminines

Revenons à notre question de départ: durant l’année nantaise, y a-t-il eu chez Breton une affirmation ou un déni de l’éros? Autre question similaire: les amours masculines ont-elles égalé ou même éclipsé les amours féminines? À vrai dire, ce questionnement prendra tout son sens avec la rencontre de Jacques Vaché.

Avant d’en venir à Vaché, il faut parler d’André Paris, un étudiant en pharmacie qui a dû quitter Nantes. Breton correspond avec lui, depuis l’automne 1915, en lui exprimant des signes forts d’affection et d’amitié. Ainsi c’est grâce aux lettres à André Paris qu’on a des détails sur deux nuits de Breton avec sa cousine Manon le Gouguès. La nuit du 10 octobre 1915 dans un bel hôtel de Rennes, l’hôtel Continental, est platonique : « Songez en souriant, je vous prie, que quatre heures durant, je n’ai pas enfreint la défense puérile d’une voilette, si vous voulez un peu par paresse, beaucoup par le très considérable souci de laisser de cette entrevue que j’entrevoyais la dernière, une impression calculée. » La nuit du 24 octobre, en revanche, se passe au lit. Mais Breton, qui apparemment n’a pas éprouvé de plaisir et se trouve à mille lieues des extases ou des affres de l’amour-passion, relate cette expérience plutôt ratée d’une étrange façon, puis-qu’il conclut qu’il en est sorti miraculeusement indemne: « Je crois, savez-vous, que je viens d’enterrer une part (encore inestimée) de moi-même et de ma tranquillité, vous ne devineriez jamais l’objet de mon allusion. Bah! j’ai couché avec Manon dimanche. Une nuit entière. – Je ne l’aime plus. Sincèrement, je crois bien ne plus l’aimer. Je doute, mon ami, de l’avoir aimée jamais. Je m’observe avec quelque curiosité. Je ne souffre pas. Qu’en dites-vous? » Puis vient l’aveu brutal d’un dédain de la sexualité, vaguement teinté de misogynie: « J’incline à quelque absolu platonisme. Une beauté toute plastique, vous savez la Femme ! Ça vaut une contemplation très chaste. Idéal d’eunuque. »

Le plus étonnant est que son refus ou son surplomb de l’acte sexuel dérive à la fois de son expérience avec Manon et d’une justification rhétorique puisée dans des poèmes. Voilà ce que retient Breton de sa nuit avec Manon: « J’ai seulement cueilli un bouquet malodorant d’euphorbes sur les terrains vénéneux de ces cimes, où j’ai côtoyé l’irrésistible Péril. Miraculeusement sauf ! » Comme pour mieux assener la leçon à son correspondant il joint à la lettre un poème symbolique et désincarné de Francis Vielé-Griffin, un autre de Paul Fort intitulé « Le Lien d’Amour », dont voici la rengaine :

Pourquoi renouer l’amourette ? C’est y bien la peine d’aimer ?
Le câble est cassé, fillette, et c’est toi qu’a trop tiré.

Il joint aussi de Jules Laforgue « Notre petite compagne », six couplets misogynes, une déclaration de guerre antiféministe. Surtout, Breton, dans le développement de sa lettre, en appelle à Jules Laforgue, qui semble pour lui le maître en la matière. Voici les quatre vers qui veulent ridiculiser à jamais l’étreinte sexuelle:

Je songeais : tous en sont venus là. J’entendais
Le râle de l’immonde accouplement des brutes !
Tant de fanges pour un accès de trois minutes !
Hommes, soyez corrects ! ô femmes, minaudez !

Toutefois, il y a dans la lettre à André Paris du 27 octobre 1915 comme un contraste étonnant. D’un côté, Breton dit son dégoût après la coucherie avec Manon. D’un autre côté, il est démonstratif dans son amitié avec André Paris. On peut lire sous sa plume ce solennel engagement: « L’amitié seule est divine. Et belle. » Quelque temps plus tard, dans la lettre du 13 décembre, Breton confirme en passant que la rupture avec Manon est consommée. Toujours affectueux avec son correspondant, il lui adresse cette phrase à double entente : « Qu’on me rende Paris, la Seine, les galeries de tableaux, les salles de dissection, l’avenue de l’Observatoire! » Il escompte qu’on lui rende et la ville de Paris et André Paris son ami. À cette date, les amours de Breton sont masculines, apparemment accordées au génie du lieu de Paris et non de Nantes.

Les poèmes « À vous seule », « Âge » et « Façon »

Breton démarre l’année 1916 en écrivant le sonnet « À vous seule ». En raison ou en dépit de leurs déboires érotiques, il s’adresse à sa seule cousine Manon, à Manon restée seule. On retrouve dans « À vous seule » une recomposition du début de « Dévotion », le poème de Rimbaud comprenant toute une série d’envois ou d’invocations. Rappelons la première dédicace inscrite dans « Dévotion » : « À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : – Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. – Pour les naufragés. » C’est à travers la sœur de charité de Rimbaud portant cornette que Breton interpelle Manon Le Gouguès. Car, depuis leur équipée à contre-courant, il attend de Manon pas vraiment un secours mais une sorte de pardon :

« À vous seule qui ne fûtes l’étrange poupée
Sœur ai-je dit […] »
« Un bout de corne pointe ustensile d’épopée »
« Ange vous selon mes paradoxes de janvier
Retîntes ce long talus qui bée au vent moqueur
Et me pardonnâtes l’équipée à contre-cœur. »

Le 3 janvier, Breton envoie le poème « À vous seule » à Fraenkel, qui se trouvait alors en permission à Paris. Le 9 janvier, il le soumet à Valéry, et le 12 janvier à Apollinaire. La lettre à Fraenkel, qui comporte une référence appuyée à Rimbaud, s’ouvre sur un propos révélateur de l’état d’esprit de Breton: « Une conscience si nette de mes irré- solutions me dispensant d’aventurer mes pas sur quelque trottoir, toute la journée d’hier se passa à couvrir d’ornementations douteuses et tristes le matelas qui est sur ma table, comme de signatures à l’encre bleue. Il faut bien avouer avec honte que ta présence me manquait, si forte est l’accoutumance, poursuivrai-je, aux choses pires. » Il y a aussi dans cette lettre deux indications sur Nantes. On apprend que Fraenkel ne s’est pas privé de charrier son ami devant le restaurant La Cigale. Et on comprend que Breton et Fraenkel se sentent maintenant chez eux à Nantes: « Et puis, j’ai songé avec terreur que nous étions heureux à Nantes. »

Le mois suivant, Breton célèbre le jour anniversaire de ses vingt ans dans un poème en prose recoupant parfaitement « Aube » de Rimbaud. En prenant congé de sa jeunesse, le jeune poète accède à un nouveau palier de sa vie : « Aube, adieu ! Je sors du bois hanté. J’affronte les routes, croix torrides. […] Atteins la poésie accablante des paliers. »

Enfin, début juin, il s’attaque à « Façon », un poème à l’image de la mode la plus sophistiquée. Dans ce poème déconstruit, les vers sont brisés et des rimes aussi riches que « mais de mois ? Elles » et « Mesdemoiselles » sont dissimulées. Toujours sous la coupe de Rimbaud et de Mallarmé, notre poète accueille cette fois-ci un nouveau venu, le dandy Jacques Vaché.

Trois éléments signalent dans le poème « Façon » la présence de Vaché :

  1. Les images de mode ou d’élégance ;
  2. La locution « tout de même », typique de Jacques Vaché ;
  3. L’emploi à deux reprises du mot « fillettes » qui nous met sur la piste de l’éros de Jacques Vaché.

D’après La Confession dédaigneuse, Jacques Vaché n’avait pas de rapport sexuel avec la jeune Louise, avec qui il vivait rue du Beffroi, à Nantes. Il lui baisait seulement la main et il « se contentait de dormir près d’elle, dans le même lit ». D’où cette interrogation postérieure d’André Gide : « Jacques Vaché était-il chaste ? ». Toujours selon La Confession dédaigneuse, dans la nuit du 22 au 23 juin 1917, Jacques Vaché qui n’a pas trouvé Breton à l’hôpital de la Pitié, erre dans Paris. Aux abords de la gare de Lyon, il porte secours à une petite fille de seize ou dix-sept ans que « deux hommes brutalisaient ». Le 24 juin, après la représentation des Mamelles de Tirésias, Vaché présente sa protégée à Breton :

« C’était une toute jeune fille d’apparence très naïve ; il lui avait passé en bandoulière sa carte d’état-major. […] Jeanne l’atten- drissait visiblement, il lui avait promis de l’emmener à Biarritz. En attendant il allait loger avec elle dans un hôtel des environs de la Bastille. Nul besoin d’ajouter que le lendemain il partait seul sans plus se retourner que de coutume […] »

En écho à tous ces faits rapportés par Breton, il faut ajouter ces notations du 26 juin 1917 provenant des Carnets de Fraenkel : « Rencontre à Paris de Jacques Vaché, que nous avions aimé à Nantes ; l’ironiste, l’humoriste, le mystificateur féroce, menteur aristocrate et dédaigneux. / Jeanne, couturière docile et douce, âme claire. Vie de ces femmes… […] Désir de ne plus revoir la femme avec qui l’on couche. / Fortement inspiré de l’agynisme d’A. B. » Bien entendu, Jeanne, la couturière docile, dont parle Fraenkel, n’est autre que la jeune femme secourue et assez vite quittée par Vaché. Mais comme le mot « agynisme », l’indifférence vis-à-vis de la femme, attribué à Breton, s’applique parfaitement à Vaché, on peut presque déduire qu’au printemps 1916 à Nantes l’éros de Breton ne déparait pas celui de Vaché. Vaché avait inventé la cérémonie du thé, où il baisait la main de Louise. Tandis que Breton ne s’attachait pas outre mesure à Annie Padiou, au grand scandale de Théodore Fraenkel, allant jusqu’à lui préférer une certaine Alice qu’il évoque en ces termes dans la lettre à André Paris du 18 juin 1916 : « J’aime quasi une jeune fille délicieuse nommée Alice, inquiétante et fine, qui conduit un très beau chien, est brune, mystérieuse et tendre.Elle ne sait rien de moi ni moi rien d’elle, hors des formes que nous avons prises pour nous plaire et du goût des baisers, du vertige d’être ensemble. Je la trouve magnifique. Espagnole à l’évidence. Je l’aime depuis quelques jours pour, sans doute, encore quelques jours… »

La collusion Vaché-Breton

La sympathie d’André Breton pour André Paris, exprimée à l’automne 1915, connaît un coup d’arrêt, au printemps 1916. C’est l’époque où Breton rencontre Jaques Vaché. Il semble bien alors que, pour Breton, les amitiés masculines, avec Fraenkel et Vaché, l’emportent sur les amourettes féminines.

Par la suite, Breton déclarera, après la mort de Vaché : « c’est à Vaché que je dois le plus. Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue, et quoique je sois encore appelé à me lier au fur et à mesure des rencontres, je sais que je n’appartiendrai à personne avec cet abandon. » Breton a à ce point incorporé Vaché en lui, qu’il a pu écrire dans le Manifeste du surréalisme: « Vaché est surréaliste en moi. »

Pour nous situer au plus près de la rencontre Vaché-Breton à Nantes, relisons la lettre de Vaché à Breton du 5 juillet 1916. Jacques Tristan Hylar est sur le front avec les troupes anglaises. Les thèmes récurrents des Lettres de guerre sont déjà là: le dandysme et l’indifférence souveraine, la réversibilité des armées alliées et ennemies, la mystification et l’humour. Vaché est direct, presque intime et équivoque: « Et puis je vais me réveiller dans un lit connu et je vais aller décharger des bateaux – avec vous à côté de moi – brandissant le bâton à électricité… » Aussitôt avancé, l’aveu d’amitié est rétracté: « Rappelez-vous que j’ai (et je vous prie d’accepter cela) une bien bonne amitié pour vous – que je tuerai d’ailleurs – (sans scrupules peut-être) – après vous avoir dûment dévalisé de probabilités incertaines… »

Outre qu’il songe à de grands voyages ou à des métropoles, comme Sydney, Melbourne, Vienne ou New York, Vaché se projette aussi dans Paris. À cet égard, la connivence avec Breton passe dans cette lettre par une batterie de citations concernant Verlaine, Baudelaire, Mallarmé, Henri de Régnier 1 ou Jean Royère, visant des poèmes galants, érotiques ou scabreux. De même que dès cette lettre du 5 juillet 1916 Vaché laisse poindre son humour et montre quelques-unes des facettes de son personnage, de même, dans les premiers jours de juin 1916, Breton s’empare dans le poème « Façon » de cet esprit collagiste qui se manifestera ouvertement deux ans plus tard dans le poème-collage « Pour Lafcadio » ainsi que dans les lettres-collages adressées à Fraenkel, Aragon et Vaché. Collagisme, qui à mon sens, est le premier moteur du dada-surréalisme.

S’il y a un génie du lieu dans « Façon », c’est bien Paris, avec la mention de la Cour Batave et de Chéruit, la maison de couture de la place Vendôme, où travaillent pour Madeleine Chéruit des centaines de midinettes. Cependant, ce qui se trame dans « Façon » ce sont les amours amusées et contrariées de Breton avec deux fillettes, avec deux anges du parc de Procé: Annie Padiou et Alice. Il est aussi arrivé à Alice et à André de faire une virée à Pornic. Tout cela désespérant Annie, éprise d’André, et agaçant Fraenkel, qui s’entremet et s’entremêle. Au passage, on peut lire dans les Carnets du 26 juin 1916, cette marque d’animosité de Fraenkel: « […] le suicide intellectuel que fut mon collage avec Breton. »

On peut faire l’hypothèse que, chez Breton, au printemps 1916, l’éros masculin prend le pas sur l’éros féminin. Dès lors, le marivaudage avec les deux fillettes fait long feu. C’est là tout l’enjeu de « Façon ». Car avec les fillettes, le poète n’envisage ni l’attachement (première strophe), ni la volupté (deuxième strophe) ni l’amour (troisième strophe). «Mesdemoiselles», le vocatif par lequel s’achève « Façon » contient à la fois la question et la réponse. Breton faisant rimer « Mesdemoiselles » avec « mais, de mois ? elles », Breton entend et sous-entend « mais de mois ? elles», pour combien de mois, mesdemoiselles ? Au-delà de ce jeu de mots qui peut sembler gratuit, examinons la dernière phrase du poème : « L’odeur anéantit tout de même jaloux ce printemps, Mesdemoiselles ». Nous avons déjà dit que Vaché citait Baudelaire dans sa lettre du 5 juillet 1916: « Le cœur content, je suis monté… » Il s’agit du début du « Spleen de Paris » :

« Le cœur content, je suis monté sur la montagne
D’où l’on peut contempler la ville en son ampleur,
Hôpital, lupanar, purgatoire, enfer, bagne.[…]
Je t’aime ô capitale infâme ! […] »

Justement, la phrase ultime de « Façon » cite aussi Baudelaire mais en l’arran- geant à sa façon. Relisons dans Les Fleurs du mal, ces trois vers du poème « Le goût du néant » : « L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute ; […] Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !
Le Printemps adorable a perdu son odeur ! »

En fait Breton renverse le vers de Baudelaire. « Le printemps adorable a perdu son odeur » devient sous sa plume : « l’odeur anéantit ce printemps jaloux ». La version de Breton est bien plus destructrice, nihiliste que celle de Baudelaire. Le printemps de Breton n’a rien d’adorable, c’est un printemps jaloux qui a le goût du néant. Jalousie d’Annie, d’Alice ou de Théodore en ce printemps de Nantes.

« Mesdemoiselles, tout de même, s’exclame Breton, quelle est l’odeur qui anéantit ce printemps jaloux ? Est-ce l’odeur de la femme ? » Breton a peut-être encore en mémoire le « bouquet malodorant d’euphorbes » de la nuit avec Manon du 24 octobre 1915. La dernière strophe de « Façon » joue sur la rime interne à « Mesdemoiselles » et sur « est-on nanti » rimant avec « anéantit ». Et c’est là où éclate enfin le génie du lieu de Nantes. Car c’est à Nantes, au printemps 1916, que peut se poser vraiment la question : en amour, est-on nanti ou est-on anéanti ? L’amour a-t-il à Nantes le goût du néant ?

Aragon a lu « Façon ». Il en a même tiré, pour son roman Anicet ou le panorama, Baptiste Ajamais, le nom du personnage d’André Breton. En mai 1928, dans la préface à l’exposition Pierre Roy intitulée Celui qui s’y colle…, Aragon redira, après Breton, qu’on n’est pas nanti mais anéanti en amour. Le génie du lieu de Nantes, c’est de jouer avec le néant. Le néant en amour ressenti conjointement par Breton et Vaché au printemps 1916.

Aragon, évoquant le néant qui néantise mais aussi le néant créateur, découvre la formule : « C’est à Nantes qu’est né le monde ». Car, d’où procède l’étant, sinon du néant ? Il a suffi qu’une photographie de Rimbaud à dix-huit ans lui tombe sous les yeux, pour que Breton continue à traverser Nantes avec les yeux de Rimbaud. Il a suffi, Mesdames et Messieurs, que Breton rencontre Vaché à Nantes pour que le poète surréaliste, tout au long de sa vie, continue à conver- ser, par messages automatiques interposés, avec le dandy des tranchées.

Georges Sebbag

Références

« L’amour et le génie du lieu », conférence de Georges Sebbag donnée le 4 juin 2006 au lycée Clemenceau de Nantes dans le cadre d’une journée d’étude organisée par le musée des Beaux-Arts et l’université de Nantes.