La quatrième vie de Charles Fourier

 

couverture L'écart absolu Charles Fourier

Contre les philosophes

L’histoire de la philosophie a beau être mouvementée, elle tend à donner d’elle-même l’image sereine d’une philosophie pérenne (philosophia perennis). Tout nouvel impétrant dans l’enceinte académique, qu’il soit un génie intemporel ou le fils de son temps, ne ferait qu’enrichir le vaste corpus d’un questionnement sur l’être, Dieu, l’homme ou le monde. Pourtant, à partir de 1799, l’individu nommé Charles Fourier ne l’entend pas de cette oreille. Il est scandalisé par la superbe des philosophes ou des théologiens qui, de Platon à Rousseau, agitent des doctrines morales et entrechoquent des systèmes, amassant au bas mot un stock de 400 000 volumes de propos vains et inutiles. Car, en dépit de leurs dissentiments affichés, les philosophes, dont les derniers en date prônent les Lumières ou l’Idéologie, se relaient pour raffiner sur les sensations de l’aperception de la cognition ou sur la perfectibilisation de la perfectibilité ou encore pour défendre mordicus les vertus de la vertu. En fait, ils convergent tous vers la même pensée unique selon laquelle l’humanité se trouverait à son apogée depuis  son entrée en civilisation. Or, d’après le natif de Besançon, dans la série des cinq âges de l’humanité : l’Éden (qui persiste chez les bons sauvages des îles du Pacifique et correspond au premier état de nature selon Rousseau), la sauvagerie, le patriarcat, la barbarie et la civilisation, le cinquième âge ne marque en rien une heureuse rupture ni un progrès décisif. Alors qu’il ne manque pas ici ou là de faire quelque emprunt à Platon, Descartes, Leibniz, Rousseau ou Condillac, Fourier est littéralement furieux contre les philosophes parce qu’ils absolvent à leur manière presque tous les maux de la civilisation. Il a leur encontre trois principaux griefs : 1. ils font fausse route quand ils préconisent, tels Montesquieu et Rousseau, une nouvelle constitution ou un contrat social, alors que la révolution politique ne peut déboucher que sur un épisode sanguinaire, comme en 1793 ; 2. ils déraillent quand ils prônent le libéralisme économique, car la branche du commerce, s’interposant entre la production et la consommation, multiplie les marchands, enrichit les agioteurs ou les boursicoteurs, sème la banqueroute et la panique financière, jetant dans la misère paysans et artisans ; 3. ils pinaillent sur toutes sortes de détails mais ne s’attaquent pas au fléau central d’une civilisation aux prises avec l’indigence et la fourberie, avec l’oppression et le carnage, avec les dérèglements climatiques et les épidémies, cela aboutissant à un curieux partage du bonheur, puisque, sur huit individus donnés, pour que l’un d’entre eux soit heureux, il faut nécessairement que les sept autres soient malheureux.

Pour le luxe et les séries

Ce qu’entrevoit et décrit Fourier, c’est une société de luxe et d’abondance, une association libre et harmonieuse, dans laquelle pourront s’exprimer les douze passions natives humaines sur lesquelles, contrairement aux philosophes obnubilés par la raison, le Bisontin mise tout. Viennent d’abord les désirs des cinq sens (goût, ouïe, odorat, toucher, vue), les cinq passions que l’individu éprouve en son corps, les cinq passions luxistes qui impliquent évidemment un prodigieux essor des richesses matérielles. Parmi ces cinq passions luxistes, la passion gustative, autrement dit la gourmandise, est un parfait exemple de raffinement auquel tous les harmoniens mettront volontiers leur grain de sel. Cette passion, située entre la gastronomie et la diététique, loin de se réduire à de la goinfrerie, donne naissance à une recherche inventive et savante dénommée gastrosophie. Viennent ensuite les quatre désirs de groupe, les quatre passions de l’âme, affectives et relationnelles. Ces quatre passions groupistes portent, en mode majeur, d’une part sur la corporation guidée par l’honneur ou l’ambition et d’autre part sur la bande d’amis, et en mode mineur, d’un côté sur le groupe d’amour et d’un autre côté sur le groupe familial. Même si la passion de la famille est la moins libre des passions de groupe, il va de soi que les quatre passions en question ne trouvent leur plein essor que dans la liberté. Après les cinq passions luxistes et les quatre passions groupistes, qui prennent leur envol dans la richesse et la liberté, ce qui suffit à comprendre qu’elles soient desséchées en civilisation, viennent enfin les trois désirs sériistes, trois passions amalgamant l’âme et le corps et associant les neuf autres passions, trois passions mécanisantes et distributives rebattant toutes les cartes des groupes, trois passions jugées vicieuses en civilisation où elles sont refoulées. Il y a donc trois passions organisant les sympathies et les antipathies et les disposant en séries : 1. la cabaliste, passion de l’intrigue et de la rivalité, jeu des accords discordants, fougue réfléchie mobilisant les groupes et les séries à propos de différends subtils ou de différences ténues ; 2. la composite, passion de l’enthousiasme et de l’engouement, jeu des accords concordants, fougue aveugle accomplissant des prouesses grâce à une répartition en sous-groupes liée à un choix parcellaire des tâches et des fonctions ; 3. la papillonne, passion de la variation et du changement, jouant sur l’alternance dans les travaux et les amours, zapping particulièrement favorisé par les séances courtes permettant de voltiger et de butiner d’un plaisir à l’autre. Mais de même que les passions luxistes et groupistes s’épanouissent dans l’abondance et la liberté, les passions sériistes qui baladent les sociétaires parmi les tranches d’âge et les séries, les groupes et les sous-groupes, ne visent à rien d’autre qu’à une justice distributive. D’ailleurs, une mise au point s’impose : il va de soi que les douze passions tireraient à hue et à dia si elles ne se déployaient pas en éventail autour du pivot de l’unité, l’harmonie n’étant rien d’autre que l’unification d’une multiplicité de séries, d’une diversité de caractères et d’une infinité de traits distinctifs ou de nuances passionnelles.

Contre le simplisme

Charles Fourier veut balayer un certain nombre d’erreurs, de préjugés ou de contrevérités. Cet amas de sottises, qui n’a cessé de grossir en civilisation, serait le fruit d’une approche étriquée. En effet, les philosophes ou les théologiens, les savants ou les artistes, abordent les problèmes du point de vue du simple au lieu de les examiner et de les calculer du point de vue du composé. Même le grand savant Newton s’est focalisé sur la seule gravitation des astres sans comprendre que le mouvement matériel entrait en composition avec le mouvement aromal (régissant notamment la copulation des astres et fournissant les germes des espèces créées), le mouvement instinctuel et le mouvement organique, et que ces quatre mouvements cardinaux avaient comme pivot le mouvement social ou passionnel, dont Fourier propose à ses contemporains l’éclatante découverte. Innombrables sont les simplistes : le moraliste qui prône la vertu sans lui adjoindre le luxe, le matérialiste qui étudie la matière sans la rattacher à la vie, l’athée qui nie Dieu alors que l’homme est son associé, le providentialiste qui voit partout la main de Dieu alors que l’homme est libre, le révolutionnaire qui guillotine le monarque sans rien changer aux mœurs, le marchand qui s’enrichit en appauvrissant producteurs et consommateurs, le monogame, rêveur polygame, qui contracte une union à vie avec la certitude d’être cocu. Simpliste est le civilisé qui vit sans broncher sous le signe de la duplicité et récolte sept fléaux (indigence, fourberie, oppression, carnage, intempéries outrées, maladies provoquées, cercles vicieux), pendant que le sauvage exerce sept droits naturels (chasse, pêche, cueillette, pâture, vol extérieur, ligue fédérale, insouciance), jouissant ainsi d’un minimum de liberté. Sont tout aussi simplistes, l’amant lubrique et l’amoureux platonique, car l’amour est un diptyque et non un tableau unique. Simpliste est celui qui tempère ses désirs, alors qu’on ne désire jamais assez (un harmonien, mieux qu’un roi, pourra se loger de par le globe dans l’un des 500 000 phalanstères, qui sont autant de palais somptueux et de restaurants alléchants). Simpliste est le mode de production agricole ou artisanal isolant la famille, l’accablant de toutes les charges et la plongeant dans l’indigence, alors que l’association des familles dans une phalange d’environ 1 620 personnes diversifiera les produits et triplera facilement la production. Simpliste est la morale qui n’a pas de retombée pratique, simpliste est la politique qui n’a pas de versant économique, simpliste est l’économie qui n’offre que des clous au consommateur, simpliste est le consommateur qui n’est pas actif et producteur, simpliste est le producteur qui travaille contraint et forcé. Bref, simpliste est la raison qui s’est coupée des passions.

Pour l’invention

Devant l’échec de la Révolution qui s’est transformée en Terreur, Fourier a une illumination. L’oppression politique, la misère sociale, et la Révolution elle-même, ne sont, à ses yeux, que les symptômes d’un dérèglement général ou d’une inversion du cours de la nature. Comme le penseur associe toujours le destin des hommes à la marche des astres et au premier moteur divin, il ne peut qu’être frappé par deux autres symptômes, d’une part le refroidissement climatique conjugué à la glaciation du Pôle Nord, et d’autre part l’expansion de maladies transmissibles, telle que la syphilis. Persuadé que l’homme, à la différence des animaux,  est coresponsable de l’état de la planète, Fourier en déduit que tout en civilisation fonctionne à rebours, tout concourt à subvertir le mouvement naturel. Au lieu d’opérer un réchauffement climatique en répandant sur tous les coins de la terre des myriades de parcs et jardins, de vergers et potagers, au lieu de contribuer à la fonte de la banquise de l’Arctique et d’y  introduire des passes, au lieu de fertiliser les déserts, au lieu de voir le climat tempéré gagner presque toutes les latitudes, au lieu donc de contribuer à la naissance de la couronne boréale, les civilisés s’en donnent à cœur joie en abattant les forêts et en arasant les montagnes se payant ainsi le luxe de quelques hivers glacials. Fort d’une vision globale et cosmique, Fourier trouve enfin le ressort permettant à la machine vivante terrestre de s’ajuster à la mécanique vivante céleste. Et ce levier est l’expérimentation, qu’il appelle de ses vœux, d’une association agricole et industrielle, cette fondation d’une première phalange préludant au lancement d’une multitude d’autres. Le natif de Besançon se compare souvent au découvreur Christophe Colomb. Comme lui, il est à la recherche de commanditaires pour son expédition. Muni d’une nouvelle boussole et de cartes inédites, il déploie toute son énergie pour hâter la création d’une phalange d’essai. Fourier n’est ni un romancier charmeur, ni un rhéteur menteur, ni un théoricien abscons, ni un publiciste outrecuidant, mais un citoyen obscur détenteur d’une formidable invention. Et cette invention qui lui est pour ainsi dire tombée dessus, il l’offre à titre gracieux à ses contemporains. Selon tous ses calculs, il lui apparaît urgent de la mettre en application, puisque tous les hommes, à l’échelle individuelle ou collective, ont pour destinée l’attraction passionnée.

Aristophane et Platon

Le poète grec Aristophane étant mis en scène par Fourier dans Le Nouveau monde amoureux, il est utile de rappeler que dans L’Assemblée des femmes, la comédie d’Aristophane, est votée la communauté des biens mais aussi la communauté sexuelle des hommes et des femmes, avec néanmoins une priorité accordée aux femmes les plus laides et aux femmes les plus vieilles dans le choix du partenaire. Une jeune fille, voyant une vieille femme jeter son dévolu sur un jeune homme, ne peut alors s’empêcher de clamer que la nouvelle loi légitime l’inceste : « […] il n’est pas d’âge à coucher avec toi, il est trop jeune. Tu pourrais être plutôt sa mère que sa femme. Aussi, en imposant cette loi, vous remplirez la terre entière d’Œdipes. » Peu de temps après Aristophane, Platon décrira, dans La République, la fondation d’une cité idéale, à l’image de l’âme humaine. Car, les trois classes sociales (magistrats, gardiens, artisans) composant la cité juste correspondent strictement aux trois parties de l’âme (raison, courage, appétit sensuel). Ainsi la tripartition garantit-elle l’ordre de la cité et l’unité de l’âme. Ainsi l’harmonie de la cité coïncide-t-elle avec l’harmonie de l’âme. Notons aussi que Platon, toujours dans La République, remet sur le tapis la communauté des biens et des femmes et y ajoute même la communauté des enfants. En effet, dans la communauté des gardiens et gardiennes, classe centrale de la cité, tout est mis en commun. Sont ainsi éradiqués chez les gardiens des inclinations telles que les attaches familiales ou l’accumulation des richesses. Deux disciplines, la gymnastique et la musique, contribuent à la formation ou à l’éducation. Surtout, les gardiens et gardiennes font l’objet d’un véritable eugénisme, d’une sélection naturelle et savante. C’est là qu’intervient la communauté des femmes gardiennes, qui ne se résume pas du tout à un vaste bordel, mais est conçue de manière à favoriser les unions sexuelles produisant les meilleurs rejetons pour la cité. En fait, la communauté sexuelle des gardiens et gardiennes tend surtout à maintenir l’unité de la caste guerrière et à assurer son renouvellement par des unions insidieusement imposées par les archontes, eux-mêmes guidés par des calculs savants. De plus, la part de l’âge dans la procréation est clairement énoncée par Platon. Les gardiennes ne doivent enfanter que durant une période de vingt ans (entre leur vingtième et quarantième année), les gardiens ne doivent engendrer que durant une période de trente ans (entre vingt-cinq ans et cinquante-cinq ans). La liberté sexuelle sans procréation est admise hors de la  période de maturité féminine ou masculine mais à l’exclusion de toute relation incestueuse. À vrai dire, l’inceste prend ici un sens élargi. Quand, par exemple, à telle époque de l’année, prévue en réalité par les archontes, naissent dix enfants, ces dix enfants élevés en commun, ces dix frères et sœurs, appelleront « père » et « mère » les dix géniteurs et les dix génitrices. La prohibition de l’inceste est alors élargie au groupe des dix rejetons et des vingt reproducteurs. Dans La République de Platon, la communauté des gardiennes ne lève pas l’interdit de l’inceste, tout au contraire. Cette communauté des femmes est conçue comme un stratagème eugénique qui ne fait que renforcer le tabou de l’inceste. Car il faut non seulement prohiber les fruits de l’inceste mais il faut aussi organiser la procréation en opérant un tri entre les rejetons défectueux et ceux de bonne race.

Emprunts et transformations

Bien qu’il s’en défende, Fourier fait deux emprunts significatifs à Platon, portant moins sur la contenu de la cité idéale que sur la méthode du philosophe. Tout d’abord, il explique à maintes reprises que, plutôt d’exposer de but en blanc la théorie de l’Association, il préfère procéder par étapes ou par petites touches, car le lecteur civilisé auquel il s’adresse est comparable à « un homme opéré de la cataracte, et qui ne doit être exposé que par degrés à l’éclat du soleil[1] ». Cela rappelle, dans la fameuse allégorie de la Caverne, la sortie ardue du prisonnier, pour qui on aménage différents paliers afin qu’il puisse passer progressivement du monde des ombres à celui de la clarté de la lune puis de la lumière du soleil[2]. Ensuite, sachant que cette extraction du prisonnier, qui sera suivie d’un retour dans la caverne, est à l’image des étapes de la démarche dialectique de Platon, comprenant une dialectique ascendante (Image, Définition, Essence) puis descendante (Essence, Science), il est étonnant de constater que cette courbe en cloche de la dialectique platonicienne structure précisément la pensée de Fourier. En effet, chez ce dernier, le cours du mouvement social, comme l’ordre des créations, est composé de deux vibrations : une vibration ascendante (chaos ascendant, harmonie ascendante) puis une vibration descendante (harmonie descendante, chaos descendant). Il y a toutefois une différence notable entre le penseur grec et l’inventeur français. La dialectique de Platon, mise à l’épreuve dans ses dialogues, décrit pour l’essentiel un parcours noétique et moral réservé au seul philosophe : la montée (grâce au tremplin des définitions) jusqu’au principe anhypothétique est suivie d’une redescente dans le monde sensible afin que le philosophe y applique l’idée du Bien contemplée. En revanche, la dialectique de Fourier, systématisée dans ses ouvrages, explore, à l’échelle de l’espèce humaine et du globe tout entier, des parcours, des devenirs ou des destinées empruntant une courbe ascendante puis descendante. Il en va ainsi pour la destinée de l’existence individuelle (de la naissance à la mort, de 0 à 100 ans ou même jusqu’à 144 ans, sans compter les rebonds dus à la transmigration des âmes), pour le parcours des âges de l’humanité (de l’enfance à la caducité, 32 périodes d’une durée approximative de 80 000 ans), pour le devenir et le calcul des séries passionnelles, et enfin pour le sort réservé au monde animal, végétal et au globe lui-même. Le certain est que Fourier se déleste hardiment des deux parties de l’âme et des deux classes correspondantes décrites par Platon. En effet, tout en ayant recours au service d’une Régence dans la phalange, il réfute la raison des philosophes ou des législateurs qui depuis des siècles n’ont donné que des leçons de duplicité ou d’ignorance. Il écarte aussi le courage propre à la communauté des guerriers, caste inutile dans des empires harmoniens vivant en paix, même si les séries passionnelles auront à cœur de s’affronter symboliquement sur différents théâtres d’opération. Restent la troisième partie de l’âme (l’appétit sensuel) et la troisième classe (agriculteurs et artisans), sur lesquelles Fourier jette son dévolu. Car tout se joue là, avec la production des richesses et l’essor des passions. Peut-on dire alors que le Bisontin est un irrationaliste qui a rompu les amarres avec la raison ? Il ne le semble pas. La connaissance demeure, y compris la science mathématique, mais elle porte désormais sur les passions, véritable fanal dans les relations de l’homme à Dieu et au cosmos.

La division des âges

Au deux vibrations, ascendante puis descendante, de l’histoire de l’humanité, répondent les deux vibrations de l’existence individuelle, l’âge ascendant de 0 à 50 ans et l’âge descendant de 50 à 100 ans. Plus précisément, comme il y a chez l’individu deux extrêmes (naissance et mort) et deux transitions ou crises (puberté à 15 ans et déchéance à 85 ans), cela se traduit par deux âges ascendants : l’enfance (0 à 15 ans) et la jeunesse (15 à 50 ans), et par deux âges descendants : la maturité (50 à 85 ans) et la caducité (85 à 100 ans). Fourier raffine encore, en opérant de nouvelles divisions au sein de ces quatre âges[3]. En effet, il y dénombre, outre la prime enfance, 16 divisions ou 16 tribus différenciées par l’âge, autrement dit 32 chœurs (16 masculins et 16 féminins). Commençons par la prime enfance (0 à 3 ans). Elle est composée de trois groupes sexuellement neutres : Nourrissons, Poupons et Lutins. La prime enfance, qui ne forme pas une tribu, correspond, dans l’ordre de la série ou de la phalange, à un complément ascendant. Viennent ensuite, en transition ascendante : Bambins et Bambines (3 à 4 ½ ans), en aileron ascendant : Chérubins et Chérubines (4 ½ à 6½ ans), Séraphins et Séraphines (6 ½ à 9 ans), et en aile ascendante : Lycéens et Lycéennes (9 à 12 ans), Gymnasiens et Gymnasiennes (12 à 15 ½ ans), Jouvenceaux et Jouvencelles (15 ½ à 19 ½ ans). À ce propos, Fourier précise que pour les trois dernières tribus il faudrait modifier les âges féminins, « vu que le sexe féminin atteint plus tôt à la puberté que le masculin ». Ainsi, pour être plus strict, on devrait, par exemple, situer l’âge des Gymnasiennes entre 11 ½ et 14 ½ ans. Ces divisions ne sont pas gratuites, elles prennent tout leur sens, comme nous le verrons, sur le plan de l’éducation, du travail et des passions. Poursuivons le dénombrement des âges. Quatre tribus occupent le centre de la série ou de la phalange : Adolescents et Adolescentes (19 ½ à 24 ans), Formés et Formées (24 à 30 ans), Athlétiques et Athlétiques (30 à 37 ans),  Virils ou Mûrissants et Viriles ou Mûrissantes (37 à 45 ans). Trois tribus leur emboîtent le pas, en aile descendante : Raffinés et Raffinées (45 à 54 ans), Tempérés et Tempérées (54 à 64 ans), Prudents et Prudentes (64 à 75 ans), deux autres tribus, en aileron descendant : Révérends et Révérendes (75 à 87 ans), Vénérables et Vénérables (87 à 100 ans), et enfin, en transition descendante, la seizième tribu : Patriarches et Patriarches (100 ans et au-delà). De plus, symétriquement à la prime enfance, il y a trois groupes : Malades, Infirmes et Absents, qui représentent, quant à l’ordre, le complément descendant. À tout cela, il faut ajouter la Régence ou Aréopage, deux chœurs d’âge indéterminé, pivot ou foyer de la phalange. On insiste souvent pour expliquer le système de Fourier sur l’attraction passionnée et sur l’analogie. Mais peut-être faudrait-il aussi accorder une place de choix à la dialectique des âges. En effet, tout se joue, semble-t-il, au cours de la vibration ascendante de l’enfance, notamment dans la période des Petites Hordes et des Petites Bandes puis au moment où la puberté éclate. Jusqu’à la puberté, l’enfant n’est voué ni à la sexualité ni à la procréation. Bien qu’il soit du genre masculin ou féminin dès 3 ans, il n’est pas concerné par l’amour. L’amitié domine en lui, l’amitié étant par excellence la passion de l’enfance. Cela conduit Fourier à postuler une série de trois sexes : hommes, femmes et enfants. Et comme il existe aussi une série de trois fortunes : riches, moyens et pauvres, le promoteur de l’harmonie dévoile le stratagème permettant le démarrage des travaux agricoles et industriels dans la phalange. Du côté des trois sexes, les enfants entraîneront les femmes, qui entraîneront les hommes. Alléchés par une cuisine à leur goût, attirés par les petits outils et les ateliers en modèle réduit, conquis par les courtes séances et les manœuvres chorégraphiques, les enfants enthousiastes convertiront les mères, qui convertiront les pères[4]. Quant aux riches, séduits par la quantité de travaux parcellaires dans lesquels ils peuvent exceller, ils ne tarderont pas à être imités par les moyens et les pauvres. Disons-le tout net, la sexualité et l’amour sont d’autant plus exaltés en Harmonie, qu’ils sont superbement ignorés jusqu’à 15 ans puis mis solennellement à l’épreuve et à l’honneur entre 15 et 20 ans. Les Jouvenceaux et Jouvencelles ont à se déterminer pour entrer, soit dans le corps Damoisel, soit dans le corps Vestalique. Les plus fougueux, impatients de s’initier à la sexualité et à l’amour, choisiront la corporation ardente des Damoiselles et Damoiseaux. En revanche, les plus sentimentaux éliront la corporation chaste des Vestales et Vestels, institution sacrée de la phalange et véritable point de mire de tous les sociétaires. Les plus purs, ou les plus endurants, demeureront chastes, au maximum trois ou quatre ans. Deux grands moments ponctuent l’existence d’un harmonien. À 15 ans, s’ouvre une longue carrière amoureuse – polymorphe, imaginative et mouvementée. Dès 3 ans, commence une longue carrière industrieuse – polyvalente, inventive et continue. La réussite de l’Association repose sur l’accomplissement d’un travail libre et enthousiasmant et d’un amour libre et exaltant. Tout cela étant mis en branle durant la vibration ascendante de l’enfance. Tenons-nous en aux Petites Hordes et Petites Bandes, qui regroupent les tribus des Lycéens et Lycéennes et des Gymnasiens et Gymnasiennes. Dans la proportion 2/3 et 1/3, les garçons sont majoritaires dans les Petites Hordes et les filles dans les Petites Bandes. Ces deux groupes, l’un plus rustique, l’autre plus raffiné, sont contrastés et rivaux. Les Petites Hordes sont affectées aux fonctions immondes (curage de fosses d’aisance), répugnantes (triperie), dangereuses (poursuite des reptiles) et sont aussi chargées de l’entretien et de l’ornement des routes. Quant aux Petites Bandes, elles sont tutrices du règne végétal, protégeant spécialement les fleurs, et elles exercent une police du langage, dressant procès-verbal de toute faute de grammaire ou de prononciation commise par les enfants comme par les adultes. Les Petites Hordes marchent au beau par la route du bon, les Petites Bandes marchent au bon par la route du beau. Loin d’être imposés, tous ces travaux et occupations sont adaptés aux goûts et aux passions de la tranche d’âge. C’est là où l’on mesure l’écart absolu entre la « méthode répugnante » de la civilisation et la « méthode attrayante » de l’Harmonie. D’un côté, l’éducation est contrainte ou forcée, les études sont lentes, insipides et stériles, d’un autre côté, l’instruction est sollicitée ou désirée, les études sont fécondes et rapides.

L’inventeur et le chef de projet

Charles Fourier n’est pas plus un utopiste qu’un illuminé. Alors qu’il bâtit un système, il ne se considère pas comme un théoricien en chambre. Bien qu’il prenne la civilisation à rebours, il ne se range pas parmi les réformateurs ni les révolutionnaires. Il n’appartient à aucun camp et n’a pas d’ennemi affiché. Il ne semble mu ni par la haine ni par le ressentiment. Fourier a beau fustiger les libéraux ou les conservateurs, les royalistes ou les religieux, les philosophes ou les théologiens, les savants ou les artistes, il veut tous les convaincre qu’ils ont beaucoup à gagner en renonçant au statu quo. Il est avant tout un chef de projet qui propose de mettre à l’épreuve ses idées dans un canton d’essai. Il se soumet, en somme, à deux instances. D’abord à l’instance du pouvoir ou de la personnalité fortunée, au commanditaire ou au sponsor qui voudra bien financer le projet décrit par le menu dans ses prospectus ou publications. Ensuite, à l’instance de l’expérience, qui tranchera et dira si l’Association, qui joint l’utile à l’agréable, est trois fois plus rentable que le mode isolé de production et surtout si les familles associées – riches, moyennes et pauvres –, y trouvent leur compte et sont aussi enthousiastes sur le terrain que sur le papier. Le problème est que, du vivant de Fourier et jusqu’à aujourd’hui, diverses créations de phalanges ont été tentées, mais qu’aucune d’elles n’a attiré comme prévu les dizaines de milliers de curieux ou de touristes qui n’auraient pas manqué d’en propager le modèle. Au sens strict, l’hypothèse selon laquelle la réussite d’une phalange serait contagieuse, cette hypothèse a été invalidée. Mais cela ne veut pas dire que la voix de Charles Fourier soit inaudible aujourd’hui. Le projet ne s’est pas réalisé avec les effets escomptés et pourtant les intuitions de l’inventeur ont de quoi étonner et séduire quand on y regarde de plus près. Engageons une rapide confrontation entre certains postulats de Fourier et les données actuelles :

  1. Les cinq passions luxistes ne peuvent se réaliser que dans une société d’abondance où le luxe le dispute à la variété des produits ; or, depuis un siècle et demi, tel paraît être le programme du capitalisme industriel qui, en dépit de quelques crises, a accouché à la fois d’un travail rébarbatif et d’une société de consommation plébiscitée par le grand nombre.
  2. L’amour est des quatre passions groupistes celle à laquelle Fourier a accordé le plus d’attention ; or pour la même période, et pas seulement en Occident, l’amour est devenu la passion dominante, non seulement sur le plan de l’imaginaire mais aussi sur le terrain juridique et social, avec l’instauration du divorce, de l’union libre, du mariage tardif, etc.
  3. L’émancipation de la femme serait, selon Fourier, le meilleur indice d’une entrée en Harmonie ; nous aurions alors quitté l’ancien état de civilisation, tant les femmes, de nos jours, s’affirment davantage et semblent plus solides que leurs homologues masculins.
  4. La papillonne, qui a comme corollaire les séances courtes, est sans doute la plus originale des trois passions sériistes ; or ce désir de changer, d’alterner les activités, de multiplier les plaisirs brefs est devenu le credo de la modernité mais aussi le créneau de la société des loisirs ; à certains égards, l’emploi du temps surbooké et survolté du sportif ou du manager, du chanteur ou du touriste, du lycéen ou du journaliste, entremêlant mille tâches et mille occupations, n’est pas sans rappeler la journée intense et bien remplie, aventureuse et échevelée des harmoniens circulant dans leur phalanstère ou bien en virée dans un phalanstère lointain ; la papillonne a d’ailleurs trouvé un champ d’application inégalé avec le zapping du téléspectateur ou de l’internaute.
  5. L’unitéisme, pivot des douze passions luxistes, groupistes et sériistes, se traduit chez Fourier par une approche cosmique, globale et mondiale ; le test de la phalange doit absolument réussir pour pouvoir gagner la population de toute la planète en vue de résoudre les questions pendantes relatives au climat, à la démographie et aux autres espèces animales ; écologiste avant l’heure, Charles Fourier a clairement conscience de la responsabilité de l’humanité civilisée, barbare ou sauvage dans la transformation du milieu et l’épuisement des ressources, insistant en particulier sur la nécessité de favoriser un climat tempéré et d’éviter une pullulation humaine ; à ce propos, s’accordant avec Malthus sur l’équilibre entre population et ressources, il prévoit qu’au bout de deux siècles l’humanité aura atteint en Harmonie les 5 milliards d’habitants, un seuil qu’il ne lui faudrait surtout pas dépasser, car ce serait insupportable pour l’espèce humaine comme pour le globe terrestre ; aux yeux d’un Fourier écologiste et cosmologiste, l’humanité n’est pas seulement responsable de sa propre destinée mais aussi de celle du globe, et par cascade des autres planètes du système solaire et de bien au-delà dans le cosmos[5].
  6. La raison est au service des passions et non les passions au service de la raison ; ce principe fouriériste est passé d’autant plus vite dans les mœurs que le rationalisme scientiste a baissé pavillon depuis un certain temps.
  7. La phalange de 1 620 sociétaires est un moyen terme entre le minimum du ménage familial et le maximum de l’agglomération urbaine ; les phalanges qui ont vocation à se fédérer par centaines ou par milliers ne laissent aux empires, monarchies, États ou métropoles que les rênes d’un pouvoir symbolique ou honorifique ; des comportements ou des exploits, vite popularisés à l’échelle planétaire, valent même à certains sociétaires, en particulier parmi les Vestales ou les Vestels, d’être adulés comme des héros ou des saints ; nous constatons aujourd’hui des phénomènes analogues avec l’élision des élites et l’engouement pour des stars.
  8. Comme « l’ennui naquit un jour de l’uniformité », Fourier envisage dans une grille de séances courtes des occupations absorbantes, des rencontres exaltantes, des cérémonies de parade, des réparations d’urgence en commando, un ébruitement des passions amoureuses, des cabales entre séries de producteurs, des nouvelles sur les olympiades gastrosophiques ou autres, etc. ; il y a là tous les préludes à notre société de l’information et du spectacle.
  9. La société fouriériste et la nôtre s’accordent sur deux préalables : éradiquer la misère et instaurer la paix universelle ; elles ont aussi en commun de vouloir révéler les vocations, les goûts et la personnalité de chacun ; la seule différence est que l’individu actuel, à moins de se constituer un réseau d’amis, est guetté par l’anonymat du grand nombre, tandis que l’harmonien, lové dans le cocon de la phalange ou désireux de rallier un autre phalanstère, n’a que l’embarras du choix entre les groupes et les séries, comme il n’a que l’embarras du choix entre les travaux, les jours et les amours.

L’Harmonie en partie réalisée

Aujourd’hui, plusieurs visions de Fourier ont pris corps en Occident et ailleurs : abondance de biens, diversification des produits, gratuité des soins, parité entre les sexes, amour libre, minorités sexuelles, pari sur la jeunesse, associations et réseaux, messes musicales ou sportives, icônes universelles, village global, tourisme planétaire, paix internationale, souci écologique, etc. Le problème est que si l’Harmonie s’est en partie réalisée, c’est par de tout autres moyens que ceux préconisés par l’inventeur de l’association domestique-agricole. Nous pouvons même remarquer rétrospectivement que l’économie de libre-échange sous-tendue par un ethos individualiste a davantage ouvert la voie à ces réalisations que le système dirigiste et collectiviste mis en place par les régimes communistes. Précisons aussi que le communisme, dans le meilleur des cas, n’a fait ou ne fait, comme on le voit actuellement en Chine, que revêtir les habits du capitalisme. Le certain est qu’il est impossible d’inscrire Fourier ni dans l’économie de marché ni dans la lignée révolutionnaire allant de Robespierre à Castro en passant par Marx, Lénine, Staline ou Mao. Une curieuse hypothèse semble alors s’imposer quand on pense à la guerre ouverte entre capitalisme et communisme au XXe siècle : l’économie de marché n’a pu terrasser son adversaire qu’en puisant dans l’imaginaire de Charles Fourier. C’est ainsi que le capitalisme commercial et publicitaire, en s’appropriant sans le savoir les idées de base du Bisontin – le luxe et le désir, la féminité et la volupté, la transparence et la célébrité –, a fini par venir à bout des planificateurs communistes et de leurs héros stakhanovistes. Le match à grand spectacle opposant le capitalisme et le communisme n’aurait fait que masquer et différer le débat interne propre au capitalisme refoulant tant bien que mal ses aspirations fouriéristes. De fait, la vraie grille de lecture du développement des forces productives se trouve chez l’inventeur de l’attraction passionnée, dont le programme s’est en partie réalisée, et chez le même penseur écologiste et cosmologiste, mais dont les idées en revanche n’ont pas été reçues. Fourier avait clairement calculé que notre globe terrestre ne supporterait pas plus de 5 milliards d’humains. Nous observons depuis un demi-siècle que l’explosion démographique est le principal facteur de désintégration écologique. Nous constatons sans vouloir l’admettre que la surpopulation monopolise l’espace, artificialise la planète, enlaidit le paysage, détruit quantité d’espèces et de milieux, épuise des ressources naturelles, pollue l’air, l’eau et la terre et modifie peut-être le climat. La première maîtrise écologique est la maîtrise démographique. Ce message écologique élémentaire, préconisé par Malthus, Fourier ou encore Lévi-Strauss, continue à passer par-dessus la tête de plus de la moitié du genre humain, géniteurs et génitrices confondus.

La quatrième vie de Charles Fourier

De son vivant, Fourier n’est guère entendu. Il a toutefois le bonheur d’être rejoint par quelques amis et disciples. En janvier 1893, la première résurrection de Charles Fourier sonne avec la parution de L’Ennemi des lois de Maurice Barrès. Le héros du roman, le jeune professeur André Maltère qui a contesté dans un article l’aptitude à commander des élèves de Saint-Cyr, est condamné à trois mois de prison, ce qui lui vaut l’admiration de deux jeunes femmes. C’est même en prison, à Sainte-Pélagie, qu’il entreprend d’étudier avec l’une d’elles, les doctrines de Saint-Simon et Fourier. L’exposé alerte et didactique de la vie et l’œuvre de Fourier, puisant notamment dans Charles Pellarin, est vibrant de sympathie pour l’auteur de la Théorie des quatre mouvements. Ce roman a un parfum fouriériste. C’est une quête intellectuelle et amoureuse qui s’achève par une union libre à trois. Les trois insoumis, édifient « un laboratoire de sensibilité » dans une sorte de phalanstère en plein air. Les dernières lignes du roman brossent un tableau digne de Charles Fourier : « Pour ceux-ci [Marina, Claire et André], les autres moi existent au même degré que le leur, en sorte que les conditions du bonheur des autres se confondent avec les conditions du leur propre. Ils ne cassent pas les fleurs qu’ils aiment à respirer ; qu’elles souffrissent, cela diminuerait leur plaisir ; leur sensibilité affinée supprime toute immoralité[6]. » Durant l’été de 1945, au moment où s’achève la Seconde Guerre mondiale, Charles Fourier resurgit. André Breton, qui vit alors en exil aux États-Unis, se rend à Reno dans le Nevada pour divorcer et se remarier. Alors qu’il visite l’Ouest américain, notamment des réserves indiennes, il écrit l’Ode à Charles Fourier. Il se souvient qu’un frais bouquet de violettes fleurissait la statue parisienne de Fourier, un petit matin de 1937. Il n’hésite pas à insérer des notions du Bisontin et même un fragment de son œuvre. Confrontant systématiquement les douze passions à la réalité tragique de l’époque ou à l’heure sacrée hopi, André Breton accorde non seulement à Charles Fourier « le roseau d’Orphée » mais il en appelle à sa « lumière », une lumière « tranchant sur la grisaille des idées et des aspirations d’aujourd’hui ». Salué et tutoyé tout au long du poème, le Christophe Colomb de l’Harmonie appartient désormais à la geste surréaliste[7]. En 1950, une notice lui est consacrée dans l’édition augmentée de l’Anthologie de l’humour noir. La consécration collective survient en décembre 1965. Intitulée « L’Écart absolu », la XIe Exposition internationale du surréalisme hisse les couleurs de l’inventeur de « l’orgie de musée » et rend grâce à sa méthode. Les surréalistes, en avril 1967, qui semblent avoir troqué le dialecticien Hegel contre son contemporain Fourier, honorent une fois de plus le visionnaire en baptisant leur nouvelle revue L’Archibras. À la surprise générale, en mai 1968, prennent la parole dans la rue, le situationnisme, le surréalisme et Charles Fourier réunis. Dans les années qui suivent, on ne sait trop si jaillissent ou non des éclairs d’harmonie du frottement de la liberté sexuelle et du féminisme, des communautés hippies et du pacifisme. Mais à présent, en 2010, les données ont encore changé. Charles Fourier qui en est à sa quatrième vie brandit une boussole qui, au contact de deux réalités, s’affole prodigieusement. Nous avons déjà signalé la pullulation humaine, anti-écologique et anti-harmonienne au possible. Il y a un autre phénomène qui ne laisse pas d’inquiéter, celui du dérèglement ou de la déconstruction des âges. Tout le système de Fourier s’appuie sur le mouvement ascendant puis descendant des âges. Ainsi s’opère une progression ascendante, quand chaque tranche d’âge, de 3 à 19 ans, prend pour modèle la tranche d’âge de degré supérieur. S’acquièrent dans ces conditions une polyvalence technique et un goût ardent pour des travaux utiles ou agréables. Chez Fourier, des enfants imitent d’autres enfants plus âgés passionnés par leurs activités et cela jusqu’aux adolescents pubères qui auront à choisir entre sexualité et chasteté. Les enfants travaillent d’abord, les adolescents aiment ensuite. Le rôle de la famille se réduisant à la pure affection entre parents et enfants, le rôle de l’école se limitant à des études ponctuelles suscitées par un désir d’apprendre, la famille comme l’école ne sont pas des corps séparés mais des cadres vides. L’éducation se confond avec l’aspiration à gravir les divers degrés de la dialectique des âges. Or plusieurs motifs pulvérisent aujourd’hui cette charpente de la pensée fouriériste : 1. le travail concret ou utile est banni jusqu’à 18 ans et plus, ce qui contrevient à l’idée fouriériste que tout consommateur est aussi producteur ; 2. enfants et adolescents sont assujettis à des études longues et non désirées jusqu’à 20 ans et davantage ; 3. tandis que les jeunes retardent leur entrée dans l’âge adulte, les adultes pensent pouvoir rester éternellement beaux, jeunes et immatures ; 4. toutes les tranches d’âge, des plus jeunes aux plus vieilles, sont érotisées, ce qui bouscule sérieusement la distinction fouriériste entre l’amitié d’avant 15 ans et l’amour, sexualisé ou non, survenant après ; 5. le mixage actuel des âges qui voit le triomphe général de l’immaturité doit être interprété non comme un essor des passions mais comme un naufrage de la raison.

De Charles Fourier, entré dans sa quatrième vie, nous n’attendons pas qu’il se retire dans sa coquille. Il lui faudra s’atteler à deux travaux urgents, la réduction du réchauffement démographique et l’évaluation du sexe des âges.

Georges Sebbag

Notes

[1] Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle, vol. III, note E, appendice, in Œuvres complètes, t. IV, éditions Anthropos, 1966, p. 265.

[2] Voir La République, livre VII.

[3] Nous proposons ici une synthèse de deux tableaux : « Série de parade » (Manuscrits, in Œuvres complètes, t. XII, p. 374) et « Phalange en grande échelle » (Le Nouveau monde industriel et sociétaire, in Œuvres complètes, t. VI, p. 110-111). Nous tenons compte aussi du chapitre « Régime progressif des nourrissons » dans Théorie de l’unité universelle, vol. IV (Œuvres complètes, t. V, p. 47-56).

[4] Rappelons que, selon Jean-Jacques Rousseau, l’enfant, élevé par sa seule mère dans l’état de nature, peut avoir inventé les premiers rudiments d’une langue : « l’Enfant ayant tous ses besoins à expliquer, et par conséquent plus de choses à dire à la Mère que la Mère à l’Enfant, c’est lui qui doit faire les plus grands frais de l’invention, et que la langue qu’il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in Œuvres complètes, t. III, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 147).

[5] Charles Fourier insiste sur le grand poids assigné à l’homme dans la balance des destinées universelles : « une erreur scientifique, un retard d’intervention, peut compromettre l’univers entier, la masse des planètes et soleils de la voûte céleste, qui depuis plusieurs mille ans essuient ce dommage de la part de notre planète. » (Théorie de l’unité universelle, vol. III, note E, Œuvres complètes, t. IV, p. 257).

[6] Maurice Barrès, L’Ennemi des lois, in Romans et voyages, éd. Vital Rambaud, Bouquins, Robert Laffont, 1994, p. 330. Dans l’introduction à ce roman (p. 263), Vital Rambaud cite une lettre éloquente de Barrès à Maurras d’avril 1894 : « Dans L’Ennemi des lois, j’ai prétendu poser simplement ceci : nous sommes à un instant où nous n’admettons plus qu’on fasse marcher qui que ce soit par la contrainte. Voilà. Et le volume s’arrête à l’entrée d’un phalanstère. Comment cette société sans contrainte serait-elle possible ? C’est la suite à écrire. » Bien qu’il reste à la porte du phalanstère, Maurice Barrès associe ce dernier à une société sans contrainte.

[7] Dans le Manifeste du surréalisme (Œuvres complètes, t. I, p. 313), André Breton, en comparant l’aventure surréaliste et la découverte de l’Amérique, s’accordait déjà avec le Christophe Colomb de l’Harmonie : « Il fallut que Colomb partît avec des fous pour découvrir l’Amérique. Et voyez comme cette folie a pris corps, et duré. »  Rappelons que l’Ode à Charles Fourier a paru en 1947 aux éditions de la revue Fontaine dans la collection L’Âge d’or.

 

Références

« La quatrième vie de Charles Fourier », in catalogue L’Écart absolu Charles Fourier, Les presses du réel, Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, 2010.

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catalogue L’Écart absolu Charles Fourier, Les presses du réel, Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, 2010.

Extrait du catalogue