aa 330 La Mole Antonelliana ou comment on devient ce que l’on est

Couverture l'Architecture d'aujourd'hui

Lors de son séjour à Turin, Frédéric Nietzsche s’identifiera à la Mole Antonelliana. Il en ira de même pour Giorgio De Chirico, dont la « peinture métaphysique » n’est autre que la transfiguration de la ville de Turin contemporaine des dernières illuminations de Nietzsche puis de son effondrement.

En 1863, quand la communauté israélite de Turin confie à Alessandro Antonelli le soin d’édifier une synagogue dans la métropole, Antonelli est un architecte renommé. Né en 1798, il a eu le temps de concevoir et de bâtir, dans le Piémont ou à Turin, une ferme, un palais domanial, une mairie, une place à arcades, un hôpital, des maisons élégantes, un oratoire, des villas à étages, une cathédrale, des églises paroissiales, sans compter des projets de théâtre ou de café. Mais par son ampleur et son ambition, le projet de 1863 est surtout comparable à la réalisation de la coupole de San Gaudenzio de Novara haute de 121 mètres et dont les travaux furent interminables. Sous des dehors de notable,  Antonelli cache un tempérament original. Il a beau assumer dans ses nombreux ouvrages et projets une esthétique néo-classique, il finira par dévoiler sa démesure, durant sa période de pleine maturité, avec ce bâtiment hors norme, trapu et aérien, fiché dans le sol et aspiré par le ciel, à l’allure simple et aux coutures compliquées.

Ayant obtenu leurs droits civiques et la liberté de culte, les Juifs turinois décidèrent de pérenniser l’événement par la construction d’un temple monumental, symbole de leur émancipation et témoignage de leur gratitude. À l’issue d’un concours, Antonelli s’imposa. Son projet initial comprenait un sous-sol et deux niveaux abritant une école, divers locaux et une synagogue pouvant accueillir mille cinq cents fidèles. Le terrain étant situé en contrebas du Pô, il fallait que le bâtiment fût surélevé. Dans un projet ultérieur, l’idée fut avancée d’installer sur la pointe de la coupole un chandelier à sept branches visible des environs. On s’acheminait vers la construction d’un temple imposant qui allait dépasser les 47 mètres initiaux. Toutefois, après un bon démarrage, les travaux furent suspendus en 1869. La coupole restait inachevée, faute de crédits.

De divers côtés, on commençait à critiquer le projet, spécialement sur le plan technique. Pour relancer le chantier, la municipalité de Turin dut se porter acquéreur de l’édifice en 1877. L’année suivante, à la mort de Victor-Emmanuel II, le bâtiment fut dédié à sa mémoire. Il abritera désormais le musée du Risorgimento national. De 1878 jusqu’à sa mort, le vieil Antonelli poursuivra inlassablement l’édification d’une œuvre atypique, conjuguant l’intuition de l’architecte et les prouesses de l’ingénieur, rivalisant avec Soufflot et Labrouste, expérimentant de nouveaux matériaux. Il lui fallait résoudre les problèmes d’architectonique ou de statique soulevés par son idée fixe : sur un emplacement exigu de la ville de Turin, élever le plus haut édifice en maçonnerie du monde. Quand Antonelli meurt, le 18 octobre 1888, la Mole culmine à 153 mètres. Son fils, l’ingénieur Costanzo Antonelli, prend le relais. Le 10 avril 1889, conformément à l’ultime projet de l’architecte, la Mole est couronnée d’un génie ailé coiffé d’une étoile. L’édifice atteint alors une hauteur 163, 35 mètres, dont exactement la moitié fuse de la coupole quadrangulaire.

Nietzsche à Turin
Les derniers ouvrages de Nietzsche portent la marque de Turin : Le cas Wagner (« Lettre de Turin, mai 1888 »), Crépuscule des idoles (achevé à « Turin, le 30 septembre 1888 »), L’Antéchrist, Ecce Homo (« l’aristocratique et calme Turin »), Nietzsche contre Wagner (« Turin, Noël 1888 »). Nietzsche apprécie le printemps et l’automne à Turin. Frappé par l’unité de goût, « jusque dans la couleur (toute la ville est jaune ou ocre rouge) », il admire l’urbanisme classique de l’ancienne capitale de la maison de Savoie. Tout lui convient, les gens, la musique, la cuisine, les vins. Et il succombe au charme du Pô et des collines alentour, un paysage à la Claude Lorrain, selon lui. « Qui se fixe ici, devient roi d’Italie… », écrit-il à Peter Gast. Or le fait surprenant est que la mort d’Alessandro Antonelli, « vieux comme Mathusalem », qui coïncide avec l’achèvement de la Mole, intervient dans la philosophie et l’imaginaire de Nietzsche. Deux lettres importantes en témoignent. Voyons d’abord la fameuse dernière lettre de Nietzsche adressée au professeur Burckhardt. Dans cette lettre euphorique du 6 janvier 1889, parfait exemple d’humour noir, Nietzsche, qui se prend pour Prado et Chambige, deux « honnêtes criminels » de l’époque, et qui remarque : « au fond je suis tous les grand noms de l’histoire », Nietzsche n’a aucun mal à s’approprier l’identité de deux personnalités italiennes, se payant le luxe de suivre deux fois ses propres funérailles : « Cet automne, j’ai sans aucun étonnement assisté à deux reprises à mon enterrement, la première fois sous le nom du Comte Robilant (non, c’est mon fils, dans la mesure où, infidèle à ma nature, je suis Charles-Albert), la seconde j’étais moi-même Antonelli. »

Devenu l’architecte Antonelli et prenant à témoin l’historien d’art de la Renaissance italienne Jacob Burckhardt, Nietzsche soumet à son jugement une de ses réalisations architecturales : « Cher Monsieur, vous devriez voir ce monument d’architecture ; comme je suis absolument sans aucune expérience dans mes propres créations, toutes les critiques que vous pourrez formuler vous vaudront ma reconnaissance sans que je puisse toutefois vous promettre de les mettre à profit. Nous autres artistes, nous sommes inéducables. » L’architecture en question est évidemment la Mole Antonelliana, pure création de l’artiste Nietzsche-Antonelli.

La double identification de Nietzsche à Antonelli et à la Mole est clairement exprimée dans un brouillon de lettre du 29 décembre 1888 destiné à Peter Gast mais transmis à Jean Bourdeau, rédacteur du Journal des Débats. Face au bâtiment le plus élevé d’Europe, face à un monument hétérodoxe dont la base massive est surmontée d’un étagement baroque et d’une flèche invincible, Nietzsche dit son admiration et sa stupéfaction : « Tout à l’heure, je suis passé à la Mole Antonelliana, l’édifice le plus génial peut-être qui ait été construit — curieusement il n’a pas encore de nom — jailli d’un désir absolu de hauteur — il n’évoque rien en dehors de mon Zarathoustra. Je l’ai baptisé Ecce Homo et je l’ai entouré en imagination d’un gigantesque espace découvert. » Premièrement, nous voyons que Nietzsche fait le vide autour du monument, afin de le mettre encore plus en valeur. Deuxièmement, il rapporte la construction géniale de la Mole à Ainsi parlait Zarathoustra, autre jaillissement de vie, autre ascension vers les cimes et plongée dans l’abîme. Troisièmement, reprenant l’appellation qui commençait à s’imposer, celle de Mole Antonelliana, et sachant qu’il était fort rare alors de désigner un monument par le nom de son architecte, il entreprend de le baptiser. Il songe à lui-même, plus précisément à Ecce Homo, l’autobiographie philosophique qu’il vient d’écrire et dont le sous-titre est : « Comment on devient ce que l’on est ».

Un post-scriptum à la lettre à Peter Gast permet de deviner les circonstances de l’identification à l’architecte de la Mole Antonelliana : « J’ai également assisté, en ce mois de novembre, aux funérailles du vieil Antonelli. Il vécut, jusqu’à ce que Ecce Homo, le livre, soit terminé. Le livre, et en plus, l’homme. » En cette année 1888, Nietzsche est attentif aux coïncidences. Né le 15 octobre 1844, jour de naissance de Frédéric-Guillaume IV, jour doublement fêté durant l’enfance, Frédéric-Guillaume Nietzsche entame la rédaction de Ecce Homo, le jour anniversaire de ses quarante-quatre ans. Le 13 novembre 1888, toujours à son ami Peter Gast, il confie : « Mon Ecce Homo, Comment on devient ce que l’on est a jailli entre le 15 octobre, jour de mon anniversaire et fête de mon très saint patron, et le 4 novembre, avec une autorité impérieuse et une bonne humeur proprement antique, au point qu’il me semble trop bienvenu pour qu’on se permette d’en plaisanter. » Pour le philosophe qui fait coïncider l’enterrement du vieil Antonelli et l’achèvement de Ecce Homo, il est fatal que la Mole Antonelliana personnifie Zarathoustra et Ecce Homo, autrement dit Nietzsche lui-même. De la trempe d’un Alessandro Antonelli, Frédéric Nietzsche est fatalement devenu ce qu’il était. D’ailleurs un passage de Ecce Homo, ponctué par un hasard objectif — sans doute reçoit-il ce jour-là une carte postale l’éclairant sur son ascendance divine —, indique nettement que Nietzsche n’est plus apparenté à sa famille et qu’il s’est enfin trouvé entre le 15 octobre et le 4 novembre 1888 : « Les grandes individualités sont les plus anciennes : je ne le comprends pas, mais Jules César pourrait être mon père — ou bien Alexandre, ce Dionysos fait chair… À l’instant même où j’écris, la poste m’apporte une tête de Dionysos… »

L’identification de Nietzsche à la Mole est-elle symptomatique d’un délire de grandeur ? L’explication serait réductrice. En effet, ce que découvre le philosophe à travers le corps de l’édifice, c’est la conjonction de Zarathoustra et de Ecce Homo, de la plus haute cime de son œuvre et de la profondeur abyssale de son être. La dimension sublime de l’édifice, sublime artificiel et non naturel, l’y invite. Un infini en hauteur ancré dans les tréfonds. De plus, le terme même de « Mole », inhabituel en architecture, évoque une quantité prodigieuse, une masse moléculaire. En fait, Nietzsche détecte dans cette masse élémentaire un pur jaillissement, un élan vital, ou mieux encore, une série de transformations des étagements de l’existence, ou « comment on devient ce que l’on est ».

Chirico peintre de la Mole
Familier du vertigineux et de l’insondable (« Abgründlich »), Nietzsche ne pouvait que s’approprier la Mole Antonelliana, d’autant plus qu’il se sentait chez lui à Turin. Touché par l’accueil des Turinois, il admirait aussi la souveraineté de la ville, son unité, sa forme, ses hauts portiques, ses larges avenues, ses profondes arcades, ses places solennelles et désertes, bref le calme aristocratique de Turin. En fait, Nietzsche campe, avant Giorgio De Chirico, le décor urbain hallucinatoire et immémorial du peintre métaphysicien. Dans un article de novembre 1918, au ton et au titre nietzschéens, « Nous les métaphysiciens », Chirico se situe dans la lignée de Nietzsche : « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient à Nietzsche. Si Rimbaud fut le premier à l’appliquer en poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture. »

Né en 1888, Chirico découvre Nietzsche très tôt. Dès 1910, il écrit à son ami Fritz Gartz : « Le poète le plus profond s’appelle Friedrich Nietzsche. […] Maintenant je voudrais vous souffler quelque chose à l’oreille : je suis le seul homme à avoir compris Nietzsche. Toutes mes œuvres le prouvent. » À cette époque, avec son frère Alberto, il compose des morceaux de musique sous le titre Révélation sur l’énigme de l’éternel retour. L’année suivante, il persiste : « L’après-midi d’automne est là, les ombres allongées, l’air clair, le ciel serein. En un mot, Zarathoustra est arrivé, m’avez-vous compris ? »

En juillet 1911, Chirico quitte Florence pour rejoindre son frère à Paris. Passant par Turin, il s’imprégnera, deux jours durant, de la cité du Risorgimento et des illuminations de Nietzsche : « la ville carrée des vainqueurs, des grandes tours et des grandes places ensoleillées ». Dès son arrivée à Paris, il détient la clé de sa peinture métaphysique, à savoir l’espace urbain turinois hanté par Nietzsche : « Une révélation peut naître tout à coup, quand nous l’attendons le moins, et peut être aussi provoquée par la vue de quelque chose comme un édifice, une rue, un jardin, une place publique etc. » En février 1912, comme le consulat italien l’avise d’une plainte pour désertion, Chirico décide d’obtempérer, sachant qu’il sera justement enrôlé à Turin. Mais après un bref séjour de dix jours il préférera déserter. Il retournera à Paris et ne sera pas inquiété. Un texte de 1935 dit la dette envers le Turin de Nietzsche : « C’est Turin qui m’a inspiré toute la série de tableaux que j’ai peints de 1912 à 1915. À la vérité j’avouerai qu’ils doivent beaucoup également à Frédéric Nietzsche dont j’étais alors un lecteur passionné. Son Ecce Homo […] m’a beaucoup aidé à comprendre la beauté particulière de cette ville. […] L’après-midi, les ombres sont longues, partout règne une douce immobilité. […] Le charme automnal de Turin est rendu plus pénétrant encore par la construction rectiligne et géométrique des rues et des places et par les portiques […] À Turin tout est apparition. On débouche sur une place et on se trouve en face d’un homme de pierre qui nous regarde comme seules savent regarder les statues. […] toute la nostalgie de l’infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place. »

Le tableau métaphysique qui dépeint sans conteste la Mole Antonelliana se nomme La Nostalgie de l’infini. Ce tableau réalisé à l’automne de 1912, Chirico prend soin de le dater de 1911, année de son premier séjour à Turin. Comme s’il retrouvait l’image nietzschéenne d’une Mole à l’air libre, souveraine et isolée, le peintre métaphysique campe sur un monticule, pour qu’elle se détache dans le ciel, la silhouette massive d’une tour agrémentée de trois péristyles. Par son indétermination même (est-ce un donjon, un fort, un phare, une stèle, un mausolée ?), ce monument provoque un sentiment mêlé de jamais vu et de déjà vu. Le but n’est pas de reconnaître la Mole Antonelliana mais de recréer les conditions d’une apparition. Il y a une vie impérissable des espaces métaphysiques. On pourrait se moquer et parler de maquette posée sur un tapis. En fait, Chirico qui comme Nietzsche veut fixer le calme alcyonien d’un instant fatal, use d’étonnants artifices : le monochrome assure la sérénité, la longueur des ombres équivaut à un cadran solaire, le plein n’est que l’envers du vide, les oriflammes signalent un frisson sur les hauteurs.

La Mole Antonelliana resurgit dans La Grande Tour, du printemps 1913, toile offerte à Apollinaire, et dans sa variante La Tour, où se tient en contrechamp et dans l’ombre une sorte de Mole en creux, puis dans le dessin Le Rêve mystérieux, et enfin en 1915 dans La Pureté d’un rêve, où une Mole d’empilements et d’ouvertures fait face à une Mole aussi extravagante.

Le 15 octobre 1888, Nietzsche « enterre sa quarante-quatrième année » en écrivant Ecce Homo. Le 18 octobre, le vieil Antonelli meurt, ayant juste achevé ce qui devient enfin la Mole Antonelliana. Le philosophe assiste aux funérailles de l’architecte et termine Ecce Homo. Nietzsche devient enfin ce qu’il est. Son devenir coïncide avec celui du génial édifice « jailli d’un désir absolu de hauteur ». Nietzsche peut baptiser la Mole Ecce Homo. La lecture d’Ecce Homo bouleversera Chirico, qui inventera la peinture métaphysique pour relater le séjour de Nietzsche à Turin et l’identification à la Mole Antonelliana. Mais l’histoire n’est pas finie, la peinture métaphysique de Chirico ayant foudroyé les surréalistes, ce sera au tour d’André Breton de s’identifier en 1940 à Nietzsche dans son poème de fatalité Fata Morgana : « Je suis Nietzsche commençant à comprendre qu’il est à la fois Victor-Emmanuel et deux assassins des journaux Astu momie d’ibis ».

Synagogue de l’émancipation des Juifs turinois, Panthéon du Risorgimento, symbole de la ville de Turin, Musée National du Cinéma, le devenir de la Mole Antonelliana n’est-il pas proprement nietzschéen ? Sur le plan architectural, la Mole, produit composite de stratifications ou d’empilements, n’est-elle pas le résumé succinct et dynamique de la monumentalité grecque, romaine, française ou italienne ? N’est-elle pas, ce que dit exactement Nietzsche de lui-même, un objet décadent et un commencement, un fruit mûr et une promesse ? La Mole n’est-elle pas foncièrement inactuelle ? À l’instar de Nietzsche, n’est-elle pas « née posthume », sujette à des révélations et à des interprétations à venir ? Surtout, le devenir de la Mole n’est-il pas moléculaire, c’est-à-dire susceptible d’absorber une diversité et une pluralité de moi, et à commencer par les moi détonants d’Antonelli (mesure aristocratique, démesure technique, décorum classique), les livres renversants de Nietzsche et les tableaux métaphysiques de Chirico ?

 Georges Sebbag 

Références 

« La Mole Antonelliana ou comment l’on devient ce que l’on est », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 330, sept.-oct. 2000. En français et traduit en anglais.

Cette version est plus complète que celle donnée dans la revue.