Jean-Pierre Lassalle recense Potence avec paratonnerre

– Georges Sebbag, Potence avec paratonnerre / Surréalisme et philosophie. Éd. Hermann. 2012 (6, rue de la Sorbonne 75005 Paris)

Ce fort volume de 677 pages fera date, car il s’agit bien d’une somme, dont il n’y a aucun équivalent, bien que jadis Ferdinand Alquié, ami de René Nelli, ait publié en 1956 une Philosophie du Surréalisme, excitante pour l’esprit à l’époque, mais dépassée. Et pourtant Georges Sebbag s’est limité à la période de l’entre-deux-guerres, promettant une suite pour la période 1940-1969, généralement sacrifié par les essayistes et spécialistes du Surréalisme.

Une telle limitation dans le temps avait été reprochée à Maurice Nadeau dans son Histoire du Surréalisme en 1964. Certes, il y a eu l’essai de Jean-Louis Bédouin, Vingt ans de Surréalisme 1939-1959, Denoël 1961, mais, épuisé, il est devenu introuvable, et, pour d’obscures raisons de droits, l’éditeur refuse de le rééditer.

Revenons à Georges Sebbag connu pour ses divers essais sur le Surréalisme, et dont nous parlons infra pour ses collaborations à divers catalogues. Son avantage est d’être philosophe de formation, et l’originalité de son essai tient à l’examen minutieux qu’il a fait des débuts du Surréalisme, montrant les préoccupations philosophiques (et non pas seulement poétiques et plastiques) de ces jeunes gens de l’immédiate après guerre 1914-1918. Une petite explication du titre qui pourrait paraître énigmatique au lecteur inattentif à la quatrième de couverture : la potence, avec paratonnerre, est un dessin de Wolfgang Paalen, en hommage à Lichtenberg, qui était dans la collection André Breton, et qui fait partie, désormais, de la collection Emmanuel Guigon, dessin à l’humour glacé, bien dans l’esprit de Lichtenberg et de ses aphorismes décoiffants. La thèse de Georges Sebbag (et j’entends « thèse » au sens étymologique, c’est-à-dire ce que l’on « pose » d’emblée) est que quatre membres du premier groupe surréaliste, Aragon et Breton d’une part, Artaud et Crevel d’autre part, « ont élaboré un véritable projet philosophique ».

L’auteur s’appuie, d’entrée, sur le rapport de Louis Aragon et André Breton établi pour Jacques Doucet dont ils étaient les jeunes conseillers en matière de bibliothèque, en février 1922. Kant leur paraît important, de même que Hegel, apprécié naguère par Villiers de l’Isle Adam, par Mallarmé et par Jarry. Mais c’est la lecture de Hegel par Maurice Barrès qui va être déterminante pour les jeunes surréalistes, et va même les pousser vers le socialisme. Dans le cas de Fichte, Georges Sebbag suggère que les surréalistes s’en sont nourris à partir de la lecture de Fichte par Rémy de Gourmont, lecture médiate donc, plutôt qu’immédiate : « il est fort probable que Breton, comme Aragon, s’est d’abord frotté à Fichte à travers Remy de Gourmont (p 39). Pour ce qui est du XVIIIe siècle, les deux auteurs conseillés sont Condillac, si précieux pour les questions de langage et de style (parmi les titres cités, il manque le Cours d’Étude pour le Prince de Parme) et Sade. L’auteur parle de « grand écart », tant ces deux écrivains-philosophes sont différents. L’apport de Georges Sebbag est ici très important, car il montre à la même époque, Jean Paulhan soucieux de langage et de rhétorique, admirateur de Condillac. Pour résumer : l’opération est paradoxale. Les surréalistes admirent Paulhan, mais détestent Condillac. Il n’est pas sûr que ces jeunes gens aient tellement creusé ces questions linguistiques, et aient lu et médité le Cratyle de Platon, et aient été bien informés sur la querelle médiévale des Universaux, avec l’admirable formule à intérioriser par tout vrai poète : nomina significant ad placitum, appliquée un peu obliquement à ses poèmes par Paul Valéry qui extrapolait en affirmant que ses poèmes avaient le sens que le lecteur voulait bien leur prêter. Georges Sebbag montre l’importance de la revue Proverbe de Paul Eluard (1920-1921), rééditée en fac simile par Dominique Rabourdin en 2008.

Mais, plus que par la linguistique, les surréalistes ont fait leur la préoccupation morale. Et l’auteur rappelle la question des moralistes, dont Isidore Ducasse, dans Poésies, a revu, retourné et corrigé les maximes, Pascal, La Rochefoucauld et Vauvenargues, notamment. Hardiment, il associe Les Déracinés de Barrès, et les Poésies de Ducasse en en faisant « la matrice du programme philosophique envisagé par les Surréalistes en 1922 ». André Breton eut comme professeur de philosophie André Cresson, qu’il qualifiera plus tard, à tort, de positiviste, et Louis Aragon, Pierre Tisserant, spécialiste du philosophe franc-maçon Maine de Biran, comme l’avait été, au temps d’Isidore Ducasse, Ernest Naville. Georges Sebbag montre que les deux potaches, notamment Aragon, ont été très marqués par Kant. Et il voit dans la Critique de la raison pure « l’ouvrage philosophique de référence d’Aragon qui le cite plus longuement même que Hegel et Platon dans Le Paysan de Paris, après avoir médité la belle image du « ciel étoilé » dans Une vague de rêves. André Breton, dès janvier 1920, se montre « familiarisé avec l’œuvre de Kant » (p 96), et un intertitre assez fulgurant est : « Breton et Kant descendent dans la rue ». Breton, en effet, a établi un lien entre Kant et Giorgio di Chirico (mettant en épigraphe – et non en exergue, laissons ce mot aux numismates – un fragment de la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure). Ces rapprochements, et ces révélations sont très neufs et constituent un apport capital à la réflexion sur les relations entre le surréalisme et la philosophie. Georges Sebbag fait preuve, dans ces cent premières pages, d’une très vive pénétration, et d’une intelligence virevoltante et brillante. Un chapitre est intitulé « Le marqueur Ducasse ». L’auteur y avance que les Poésies ont été vues par les premiers surréalistes comme « un tour de force de la pensée », dans une complémentarité avec Les Chants de Maldoror, et non comme une palinodie de ces derniers. Georges Sebbag par des comparaisons audacieuses : « à leurs yeux, il y avait certainement deux Barrès, il y avait moins sûrement deux Rimbaud, mais il existait un seul bloc de marbre, zébré peut-être par une fêlure, qui avait pour nom Isidore Ducasse ». Et phrase non moins forte : « En 1919, deux publications dans Littérature ont présidé à la naissance du surréalisme, Poésies sur le plan philosophique, et Les Champs magnétiques sur le terrain poétique » (p 107). Et, pendant plusieurs pages, l’importance des Poésies est supérieurement analysée (p 108-129). Ce qui est dit là, nous semble essentiel, sinon définitif, et va dans le sens des recherches perspicaces de Sylvain-Christian David. Sur un point toutefois, nous restons circonspects, lorsque Georges Sebbag affirme (p 126) venant de citer l’aphorisme ducassien, relecture et réécriture de Pascal, « il n’y a rien d’incompréhensible », que « le surréalisme n’est ni irrationaliste ni ésotérique ». Ce fut peut-être programmatique, et les surréalistes l’ont voulu croire, mail il y aura, surtout après 1945 – période non encore couverte par le livre – un « retour du refoulé », et une telle affirmation nous semble pour le moins imprudente.

Dans la seconde partie de son livre, Georges Sebbag étudie ce qu’il nomme le « corpus philosophique ». Deux phrases s’imposent à lui : « De 1919 à 1969, Sade et Ducasse ont été des étoiles fixes dans la pensée surréaliste. Mais en a-t-il été de même, durant cette longue période, pour Héraclite, Kant, Hegel, Fourier, Marx ou Nietzsche ? » Il montre qu’Aragon a été tenté par le nominalisme absolu, dont nous avons parlé supra. Il avance que « plusieurs indices laissent penser que Berkeley hantait les surréalistes à l’automne de 1924 qui en parleront dans les trois derniers numéros de leur revue La Révolution surréaliste. Et Breton, dans Nadja, reproduira la fontaine qui jaillit au début du troisième dialogue d’Hylas et Philonous de Berkeley. Georges Sebbag s’étonne du « surgissement de l’immatérialiste Berkeley ». Et lorsque les surréalistes essaient de donner corps au « concept de surréalité », Aragon choisit le nominalisme : « il n’y a de pensée que dans les mots » et, par là, « se range dans le camp de Berkeley ». Et l’auteur de commenter avec beaucoup de finesse Une vague de rêves d’Aragon « nominaliste absolu ». Il se lance ensuite dans une étude pénétrante du Manifeste du Surréalisme, avec une belle formule caractérisant le chapitre : « Breton logicien dormant », où « dormant » renvoie à l’importance des rêves, et surtout du « rêve manifeste », mais aussi à la sémantique du mot en Anglais, comme lorsqu’on parle de « dormant peerage » (titres qui n’ont plus de titulaire, mais qui restent comme tapis dans l’ombre historique des temps anciens). Georges Sebbag fait un sort tout particulier à la définition que Breton donne du surréalisme, avec le recours à l’automatisme. Et il évoque, très naturellement le livre de Pierre Janet, de 1889, intitulé L’Automatisme psychologique, et les polémiques, dans les années 1960, sur la part de Janet, de Myers et de Freud dans la notion défendue par Breton. Il eût été peut-être utile de rappeler qu’avant 1914, les publications d’inspiration spirite, parlaient déjà d’ « écriture automatique ». Breton, dès 1913, s’est initié à la pensée de Freud, et approfondira sa doctrine jusqu’à décider d’aller le voir à Vienne, le 10 octobre 1921, date mémorable, car ce fut un peu une déception, Freud ne comprenant certainement pas grand-chose au grand dessein poétique de Breton. Mais cela restera gravé dans la tradition, et les surréalistes d’après 1945 avaient dans l’esprit, et songeaient avec respect, que Breton était « l’homme qui avait connu Apollinaire, Freud et Trotsky » (phrase de Jean-Louis Bédouin).

Georges Sebbag commente le mot « croyance », utilisé par Breton dans sa célèbre définition : « le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée ». Il y voit se profiler « un haut programme métaphysique ». D’où il s’ensuit que le surréalisme viserait à une « révolution solipsiste de l’esprit ». Suggérons à l’auteur qu’un lointain prédécesseur de Breton serait le docteur Claude Brunet qui, en 1686, avançait cette notion de solipsisme, bien avant Berkeley. Le moi individuel serait-il toute la réalité ? La définition du Dictionnaire Lalande fait, du reste, intervenir les « personnages des rêves ». Il faut bien imaginer que les surréalistes, n’étaient pas les seuls, en cette immédiate après guerre 14-18, à faire fonctionner leurs « petites cellules grises ». Un groupe va s’affronter à eux, celui de la revue Philosophies dont les noms les plus connus sont Pierre Morhange, Henri Lefebvre et Georges Politzer. Ces jeunes gens sont plutôt enclins à admirer Max Jacob, Marcel Proust et Bergson. Leur revue a été fondée en mars 1924 et quelques surréalistes y collaboreront, comme Crevel, Delteil, Soupault. Mais, reprenant l’image-cliché bien connue, Georges Sebbag constate que les deux groupes « commencent à se jauger et à se regarder en chiens de faïence ».  

(à suivre)

[Jean-Pierre Lassalle]

Références

Jean-Pierre Lassalle, « Georges Sebbag, Potence avec paratonnerre / Surréalisme et philosophie » I, Cahiers d’Occitanie, nouvelle série, n° 50, juin 2102, p. 147-150.


– Georges Sebbag, Potence avec paratonnerre / Surréalisme et philosophie. Editions Hermann 6, rue de la Sorbonne 75005 Paris, 2012

(Les lignes qui suivent complètent la recension de cet important ouvrage publiée dans les précédents Cahiers d’Occitanie, où la place nous avait manqué pour y loger l’intégralité du compte-rendu).

Georges Sebbag fait un sort particulier à ce qu’il appelle « le manifeste de Morhange » du 15 septembre 1924 où le théoricien du groupe « Philosophies » attaque les Surréalistes en affirmant que toute l’innovation créatrice vient de Paul Dermée et son ami Ivan Goll, clamant que le mot « surréalisme » a été créé par Apollinaire dont ils sont les immédiats disciples. Le lecteur pourra trouver que l’auteur fait la part trop belle à ce groupe « Philosophies » dont un des plus remarquables esprits fut Henri Lefebvre, qui se perdra vite, comme dirait Miguel Pérez Corrales, « en las aguas fecales dei stalinismo », mais qui, à l’époque de sa jeunesse, fait le procès de la chrétienté tout en exaltant la figure du Christ. Un des apports importants de Georges Sebbag est de montrer l’échec de tous ces jeunes gens empêtrés dans le reste de leurs convictions religieuses : « le projet d’une nouvelle métaphysique ou d’une nouvelle école philosophique a capoté ». Et très lucidement il montre que ce groupe hostile au surréalisme va verser dans le communisme. À l’inverse, le groupe autour d’André Breton se renforce, gagnant la partie contre le groupe plus falot constitué par Ivan Goll et Paul Dermée, et contre le groupe Philosophies qui s’était exténué dans des positions incompatibles et autodestructrices.

Georges Sebbag voit dans l’Introduction au Discours sur le peu de réalité (achevé par Breton en janvier 1925, puis publié dans la revue Commerce, avant d’être disponible en volume en 1927) « le texte métaphysique majeur de Breton ou si l’on préfère comme son testament philosophique ». Il y est traité, entre autres, de la Raison et de la Liberté, « deux concepts philosophiques par excellence ». Georges Sebbag y voit l’indice que Breton « ne rejette pas l’héritage d’un Descartes ou d’un Kant ». Il fait une importante remarque : « le fait d’associer le profane et le divin semble indiquer que Breton, au tournant de l’année 1925, est loin de mener une croisade contre Dieu. Le profane n’est pas la seule polarité de l’existence individuelle ou collective. Le divin comme le sacré y rayonnent aussi ». Georges Sebbag est ici à son aise pour discourir du temps, temps sans fil, temps cyclique, avec, d’une part, l’influence de Marinetti (qui, ne l’oublions pas, dédicace ses livres à Breton de manière élogieuse), d’autre part le temps des sociétés traditionnelles. Il évoque ensuite une pièce de Breton et Aragon, Le Trésor des Jésuites (p 321-325) dont nos lecteurs savent certainement que le troisième tableau est directement inspiré par la Franc-maçonnerie des Hauts-Grades. Mais la première, prévue en 1928, n’eut pas lieu et la pièce ne sera montée que plus tard en Tchécoslovaquie. Un des sous-chapitres de la section de l’essai consacré au « peu de réalité » s’intitule le « Chevalier sans peur », beau prédicat affecté à juste titre à André Breton. Puis Georges Sebbag retrouvant un texte de 1836 du philosophe Victor Cousin, commente l’opinion de ce dernier selon laquelle « toute la philosophie scolastique est sortie d’une phrase du néo-platonicien Porphyre » (celui qui, disciple de Plotin, fit connaître son message néo-platonicien). André Breton n’oppose pas Aristote à Platon, mais se réfère au cynique Antisthène, en multipliant « des propos paradoxaux, en appelant à l’identité parménidienne ou à l’Un plotinien ». Et Sebbag, par une phrase plutôt foudroyante écrit : « En se réclamant d’Antisthène, Breton rejoint son compère Aragon sur la barque nominaliste ». La formule nomina significant ad placitum, plaisait, c’est le cas de le dire, à Breton.

Nous ajouterons un témoignage personnel : discutant avec Breton en 1960 de la Querelle des Universaux, il nous conseilla vivement de lire le curieux petit livre de Léon Daudet, Les Universaux, livre que nous trouvâmes un peu fade, au regard du sujet si exigeant. Georges Sebbag insiste : « le souci nominaliste et anti réaliste est éclatant », et il ajoute (p. 336) : « le surréalisme veut avant tout faire obstacle à la réalité ». Georges Sebbag montre qu’Aragon aussi est un lecteur des philosophes de l’Antiquité, notamment Platon, et plus précisément les disciples d’Hippias Mineur, l’Alcibiade, l’Apologie de Socrate. Ces lectures permettent de mieux comprendre le chef-d’œuvre d’Aragon, Le Paysan de Paris où il y a aussi « des allusions au cercle d’Iéna regroupant les frères Schlegel, Novalis, Fichte et Schelling ». L’auteur précise qu’ « ainsi sont jetées les bases d’un nouveau romantisme », et rappelle la lucidité sinon la prescience de l’académicien Edmond Jaloux, découvrant tout de suite, avant tout le monde, cette importante caractéristique du Surréalisme.

En plus d’Aragon et de Breton, un troisième surréaliste est très au fait de la métaphysique, René Crevel, fin commentateur des peintures de Chirico. Il contribua à combattre le rationalisme ambiant, comme du reste, Emmanuel Berl, dont certaines pages rappellent le meilleur Crevel. Au contraire de nombreux critiques ayant écrit sur le Surréalisme, Georges Sebbag relativise l’intérêt pour Hegel, parlant même de « l’hégélianisme supposé des Surréalistes », et hasardant cette admirable phrase : « l’arbre hégélien et le buisson marxiste ne doivent pas cacher la forêt surréaliste » (p. 415).

La troisième grande partie de cet essai porte sur les concepts surréalistes. Georges Sebbag expose les vues des surréalistes sur la Révolution, concept revisité par la toute nouvelle Révolution d’octobre 1917 des Bolcheviks russes. Deux échecs tout d’abord : le rapprochement avec le groupe communisant Clarté, et l’adhésion fugace de quelques surréalistes au parti communiste. Deux écrivains proches du Surréalisme, Pierre Drieu La Rochelle et Emmanuel Berl (rival d’André Breton, puisqu’il lui « souffle » Suzanne Muzard) mettent en garde les surréalistes contre le communisme. Le grand Antoine Artaud avait quitté le groupe en 1926, dès qu’il y fut question d’adhérer au parti communiste. Les Surréalistes l’attaquent dans Au grand jour, auquel répond Artaud par un texte admirable À la grande nuit ou le bluff surréaliste. Au-delà de la polémique, la vision d’Artaud est plus conforme à la vraie nature du surréalisme, « avec les notions d’inconscient, d’automatisme et de nominalisme ». Et Artaud exalte la liberté individuelle. Georges Sebbag analyse finement l’ « idéalisme intégral » d’Artaud. Et il évoque Joseph Barsalou, que nous avons connu dans ses vieilles années à Toulouse, à la Dépêche du Midi, qui « constate que la jonction du surréalisme et du communisme s’est soldée par un échec ». Georges Sebbag voit bien que l’idéalisme d’Artaud a une « tonalité mystique et occulte », puisque dans À la grande nuit Artaud cite Ruysbroek, Boehme et Martines de Pasqualis. Artaud qui avait vu dans le surréalisme la possibilité d’un « mysticisme d’un nouveau genre », trouve, selon Georges Sebbag « la spiritualité de Breton trop chosifiante », et risquant de l’entraîner « sur la pente du matérialisme ».

Ce qui sauvera Breton c’est la découverte de Charles Fourier dont l’œuvre va le passionner (il écrira une magnifique Ode à Charles Fourier si magistralement commentée par notre maître et ami Jean Gaulmier). Et Georges Sebbag d’affirmer dans un raccourci saisissant : « En 1945, Breton a mis le couvercle sur Marx et s’est plongé dans Fourier ». Après une analyse de la pensée de Fourier, Georges Sebbag rappelle que « la première résurrection de Charles Fourier sonne avec la parution de L’Ennemi des Lois de Maurice Barrès ». Or Breton, comme Aragon, ont été très marqués par Barrès, avant de le récuser violemment à cause de son évolution patriotarde. André Breton dans son Ode rapprochait Fourier d’Orphée et de Christophe Colomb. Et il lui consacrait une notice en 1950 dans l’édition augmentée de l’Anthologie de l’Humour noir. Georges Sebbag aurait pu rappeler que la même année 1950 dans l’Almanach Surréaliste du demi-siècle (n° spécial de la Nef), Marcel Jean inventait le blason de Fourier : « d’or semé d’étoiles de sable et d’aimants de pourpre aux pôles d’azur », dans la même page où il dessinait aussi celui qu’il prêtait à Lichtenberg : « de sable à la potence d’or à la corde de gueules et sommée d’un paratonnerre, posé à dextre ». En revanche, il insiste bien sur la « consécration collective » que fut l’Exposition L’Écart Absolu, en décembre 1965, le groupe surréaliste tout entier autour de Breton rendant hommage à l’ « ardeur spéculative et imaginative » de Fourier, hommage renforcé par le titre de la nouvelle revue L’Archibras. Dans une vision étonnante, Georges Sebbag évoque les événements de mai 1968, en montrant « dans la rue, le situationnisme, le surréalisme et d’autres encore, tous au bras de Charles Fourier. La révolution prolétarienne n’est plus qu’un vieux souvenir ».

Remontant le temps hardiment, Georges Sebbag consacre un chapitre à la guerre d’Espagne, à laquelle Benjamin Péret a participé avec les brigades internationales. Les diverses factions anarchistes et trotskistes, et les menées des agents de Staline visant à éradiquer tous ceux qui étaient en dehors de la ligne officielle. (Pour ceux qui voudraient en savoir plus, il convient de lire le livre sur la guerre civile de Bartolomé Bennassar, beaucoup moins partiale que celle de Pietro Nenni). Benjamin Péret échappera à la mort, et rentrera en France en mai 1937, alors que la guerre civile va durer encore deux ans, jusqu’à la victoire de Franco en 1939. Georges Sebbag pensa qu’André Breton « semble avoir esquivé la durée de la guerre d’Espagne », car il n’a jamais semblé à l’aise avec cette aventure où les événements les plus dramatiques se jouaient dans la confusion, et concomitamment avec les pires dérives de la terreur stalinienne. L’auteur se penche ensuite sur le cas de Georges Bataille, qui a vécu en Espagne en 1922, puis en 1936, à Tossa de Mar, où il crée une société secrète Acéphale, et la revue du même nom. Georges Sebbag remarque que « Nietzsche est omniprésent dans Acéphale ». Il commente l’intérêt porté par Bataille à la pièce de Cervantès Numance mise en scène par Jean-Louis Barrault. Bataille refuse, avec énergie, toute analogie possible avec la guerre civile espagnole. Les Numantins ne sont pas les Républicains espagnols et les Franquistes ne sont pas les Romains victorieux. Bataille ne peut concevoir qu’une « vérité dionysiaque » puisse devenir l’objet d’une propagande.

Georges Sebbag, avec beaucoup de subtilité, compare les durées chez Breton et chez Bataille, avec des phrases percutantes : « à l’instar du groupe surréaliste, la durée surréaliste est polycéphale car elle met en jeu des dyades (Breton-Vaché) des triades (Breton-Péret-Eluard) etc … » Et par une analogie puissamment pensée et exprimée, il pose la question de savoir si les crises et soubresauts agitant les proches de Breton et de Bataille ne sont pas des images des « cassures de l’histoire européenne », des temps troublés de l’immédiate avant-guerre. Et Georges Sebbag souligne l’importance du peintre et graveur André Masson dont l’expérience espagnole, notamment sa visite de Montserrat sera déterminante. Ce sont, du reste, Bataille et Masson qui ont suggéré le titre Minotaure pour la très belle revue où Dali a publié la reproduction de son tableau saisissant Prémonition de la guerre civile daté de juin 1936.

Notre frère Pierre Mabille a collaboré à Minotaure de 1934 à 1939. En bon philosophe, Georges Sebbag ne peut faire l’économie de méditations sur le temps et il consacre des pages très originales sur la comparaison entre le temps futuriste, selon Marinetti, le temps dadaïste selon Tzara, Picabia et Duchamp, le temps surréaliste, avec des réflexions sur la notion d’avant-garde, et sur celle de modernité, qui caractérisent bien le futurisme, mais beaucoup moins bien Dada qui « occupe en réalité le créneau du présent ». Ce sont des pages très fortes, éclairantes, pour qui veut en savoir plus sur l’ « esprit moderne ». Nous aurons à revenir, en 2013, sur la dernière partie de cet essai où il est question de Lautréamont, de l’image, des rêves et de l’importance de Swedenborg, cité par Breton, notamment dans ses conférences d’Haïti en 1946. Riche en pépites, ce livre est un domaine paradisiaque, parcouru de fleuves de Feu créateur, et d’intelligence pénétrante. Il émerge du lot des livres plats et ignorants, et fonde une vraie connaissance en profondeur du Surréalisme.

Jean-Pierre Crystal
[Jean-Pierre Lassalle]

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Références

Jean-Pierre Lassalle, « Georges Sebbag, Potence avec paratonnerre / Surréalisme et philosophie » II, Cahiers d’Occitanie, nouvelle série, n° 51, décembre 2102, p. 147-150.