Jean-Pierre Lassalle recense le catalogue Grandville

Catalogue de l’Exposition Un autre monde, Grandville, un autre temps. 2011, Musée du temps, Besançon.

Il y avait eu en 1986, une exposition consacrée au dessinateur inspiré Jean-Isidore Grandville (1803-1847) à Nancy. En 2011, une exposition nouvelle fut présentée en Belgique, à Namur par le musée Félicien Rops (consacré à notre frère Rops, auquel nous avons consacré récemment un article dans nos Cahiers). À Namur, puis à Besançon, l’on a pu bénéficier du prêt de dessins originaux provenant de la collection Romy et Jessy Van de Velde, d’Anvers. Ainsi tout lecteur de ce catalogue pourra voir reproduite la totalité des dessins de l’autre monde, et tout visiteur de l’exposition aura pu voir, privilège rarissime, la totalité des dessins originaux. L’intérêt de ce catalogue tient à la beauté plastique de sa réalisation : photographies parfaites, belle typographie, mise en page raffinée, que l’on doit à l’imprimeur et éditeur italien Silvana Editoriale de Milan, capitale de l’élégance et du goût calligraphique, et au Studio Martial Damblant. Il tient aussi aux remarquables notices d’Emmanuel Guigon, de Georges Sebbag, de Jean-Paul Morel et de Thomas Charenton.

Jetons un coup d’œil sur chacune de ces contributions. Tout d’abord Emmanuel Guigon, qui est le directeur des Musées du Centre de Besançon, fait une brève présentation, rappelant qui était Grandville, surtout connu comme illustrateur des Fables de La Fontaine, et les Voyages de Gulliver de Swift. Il montre que dans son livre L’autre monde (1844) Grandville est absolument novateur, inventeur même, s’appuyant sur les technologies de son temps, notamment la machine à vapeur, proche des visions d’avenir de Charles Fourier. Il le voit comme « le précurseur des bandes dessinées et du dessin animé cinématographique ». Et Emmanuel Guigon risque cette affirmation : « il est notre contemporain ». Il rapproche ainsi Grandville du Michaux du Voyage en Grande Garabagne l’imagination et l’étrangeté étant communes aux deux créateurs.

Georges Sebbag voit dans Grandville un « philosophe du déguisement » et, d’entrée rappelle l’intérêt porté par les Surréalistes, dont Philippe Soupault, à Grandville, intérêt qui ne faiblira pas, et que l’on retrouvera chez les surréalistes d’après 1945. Il consacre plusieurs lignes inspirées à l’amour porté par André Breton à Lise Mayer, connue plus tard sous le nom de Lise Deharme, en établissant un jeu paraphonique entre le prénom et la fleur de lys des Fleurs animées de Grandville. Puis Georges Sebbag analyse des procédés du dessinateur qui exploite « les plongées sur terre à partir de l’atmosphère ou de la stratosphère », et, en même temps, les déguisements vestimentaires, Grandville dessinant de manière très précise, une officine de location de « travestissement ». En philosophe, Georges Sebbag propose de voir en Grandville celui qui « s’est mis sur les rangs pour détrôner la philosophie de Hegel ». Excusez du peu ! Mais Georges Sebbag est convaincant, en suggérant que « l’empire de la mode, de la réclame et du creux qui s’annonce à l’horizon démode à jamais la politique de Machiavel et la philosophie de l’histoire de Hegel ». Et il établit un parallèle entre Grandville et Charles Fourier qui, selon lui, « sont de la même trempe ». Un des surréalistes de la première heure, Roger Vitrac (né dans notre région, à Pinsac près de Souillac – Lot 46), en 1930, associe un dessin de Grandville à des réflexions sur les masques et les tropes de rhétorique. Vitrac affecte chaque trope à un artiste de son temps. Et il considère que la métaphore est l’apanage de Grandville. Plusieurs dessins de ce dernier sont reproduits, provenant du Magasin pittoresque de Charton, notamment des portées de musique où les notes sont des petits personnages humains. Georges Sebbag montre que Grandville est un véritable transformiste, et établit une analogie entre son travail créatif et celui d’André Breton, avec cette phrase à grande portée : « Pour le philosophe du déguisement [c’est-à-dire Grandville], comme pour l’auteur de Nadja [c’est-à-dire Breton] les images, les écrits, et pour tout dire la vie, demandent à être déchiffrés comme un cryptogramme » (p. 41).

Quelque temps avant sa mort, Grandville dont la vie fut écourtée par le désespoir d’avoir perdu son épouse et trois petits enfants, écrivit deux lettres au directeur du Magasin pittoresque, fort importantes par les commentaires des dessins envoyés. Elles sont ici reproduites, avec, à leur suite, un dessin en couleur désopilant, « six barbes en trois secondes » grâce à la machine à vapeur, avec le commentaire non moins plaisant du Magasin pittoresque.

Le catalogue contient ensuite une série de photographies de l’exposition, avec des œuvres d’artistes contemporains comme le très contesté Jan Fabre, et le sculpteur César, avec un doigt géant, saisissante rencontre par-delà les ans, puisqu’un des dessins de Grandville représente aussi un doigt démesuré, préfiguration de la sculpture si connue. Preuve de l’extrême richesse de ce catalogue, on y trouve aussi un article de Jean-Paul Morel sur « le Dr Puff et la vapeur-musik », commentaire des programmes de spectacles délirants, toujours avec la vapeur et des instruments surréalistes avant la lettre (puff et puffisme étant des mots de l’époque de Grandville, à partir d’un verbe anglais voulant dire souffler, d’où la boursouflure et le creux puis la blague mystificatrice).

Du coup, l’auteur cite l’humoriste Auguste Commerson (1802-1879) fondateur du journal du dimanche le Tintamarre en 1843, sous-titré « satire des puffistes ». Commerson est bien oublié, mais il a fait rire des générations, avec son journal, son Dictionnaire tintamarresque de l’Empire et ses plaquettes aux titres décapants, comme Pensées d’un emballeur pour faire suite aux Maximes de la Rochefoucauld fondées sur des calembours et des zeugmas.

Enfin, une dernière section due à Thomas Charenton fait état des diverses innovations en matière d’optique qui culmineront à la fin du siècle avec le cinématographe. On le voit, ce catalogue Grandville est un concentré de science et de beauté plastique. Un grand bravo à l’équipe qui a réalisé un tel chef-d’œuvre, au vrai sens compagnonnique du terme.

Jean-Pierre Crystal [Jean-Pierre Lassalle]

Références

Jean-Pierre Lassalle, « Catalogue de l’Exposition Un autre monde, Grandville, un autre temps », Cahiers d’Occitanie, nouvelle série, n° 50, juin 2012.