aa 347 Intérieurs métaphysiques

Couverture l’Architecture d’aujourd’hui n 347

Candida Höfer, texte de Michael Krüger, en français et en allemand. Schirmer / Mosel Verlag, Munich, 2003, 26,5 x 28,5 cm, 252 p., 209 planches couleur.

Depuis Platon, le philosophe a un sentiment contrasté de défiance et de confiance vis-à-vis de l’image. D’abord, il refuse l’image séductrice, répudie les sens trompeurs, assurant que la pensée se fait par idées et non par images. Ensuite, comme la logique formelle tourne à vide et que la pensée discursive se traîne, il en appelle à une saisie synthétique et panoramique des concepts, tout en déplorant l’absence dans l’esprit humain d’une intuition intellectuelle. Le philosophe rêve alors de pouvoir visionner ou contempler les idées.

Nous dirons que la plupart des photographes (avec leurs clichés convenus, leurs ektas lisses ou leurs tirages trash) tombent sous le coup de la critique ordinaire de la philosophie, tandis que Candida Höfer semble gravir avec assurance les degrés conduisant au Parnasse des formes et des genres, tels que l’intérieur et la clôture, le vide et l’ordre, la différence et la répétition, etc.

Exil de l’espèce, majesté des œuvres

Dans son introduction fort suggestive, Michael Krüger constate que nos semblables ont déserté les espaces intérieurs de Höfer. Ce point est essentiel. Les décors, les murs, les objets qui façonnent ces lieux portent tellement de signes ou de stigmates d’interventions humaines, qu’il paraît superflu d’y ajouter des bipèdes à visage humain. On découvre ici, et c’est presque une révélation, que l’espèce humaine suinte dans ses propres œuvres. Nul besoin d’exhiber des créatures vivantes. Occasionnellement, des oiseaux naturalisés sont saisis en plein vol, des animaux empaillés sont cantonnés dans leur vitrine. Exit la nature, exit la société, exit la ville, exit l’extérieur. Candida Höfer a pris le parti de mettre sous vide, de naturaliser les espaces intérieurs. Introït l’architecture intérieure. Introït le vide et la clôture d’un intérieur. Introït la structure répétitive, la « puissance terrible de la répétition » (Musil). Second point décisif : l’enclave intérieure ne nous dit jamais rien sur l’extérieur du bâtiment ou sur le nom de la ville. On peut même conjecturer que l’extérieur est rarement à l’image de l’intérieur. Troisième point étonnant : alors que le monde extérieur est aboli, ces amphithéâtres, ces halls d’hôtel, ces paliers, ces couloirs, ces coursives, ces réserves, ces salles d’exposition, ces enfilades de colonnes, ces niveaux étagés, tous ces intérieurs volumineux et savamment ordonnés ont comme un air de famille. Mais c’est la vertu d’une photographie structuraliste et métaphysique de pouvoir opérer un glissement, une communication entre ces lieux étranges et uniques.

Sédimentations de signes

Comme Giorgio De Chirico, Candida Höfer campe solidement ses intérieurs métaphysiques. Dans son projet, l’assise architecturale est essentielle. On n’obtient pas de profondeur de champ, on n’organise pas le vide, on ne rythme pas la répétition sans un repérage clair et net du sol, du plafond et des parois, sans un contrôle des sources lumineuses (la lumière jaillit sans éclabousser), sans un apprivoisement des couleurs. Néanmoins, l’essentiel réside dans l’indifférence souveraine et la coexistence des éléments hétérogènes animant le haut lieu intérieur. À cet égard, l’œil curieux détectera la sédimentation de styles, le charriage d’apports épars dans le décor. Cependant, la datation détaillée ou globale d’un intérieur métaphysique, à l’égal de sa localisation, restera problématique.

Si Chirico a privilégié le mannequin, le gant ou l’artichaut, dans leur splendide isolement, Candida Höfer prend le parti des alignements de chaises et des rayonnages de livres ou d’archives. Et c’est sans doute là où l’émotion affleure. Sommes-nous dans un mausolée où les milliers de livres serrés les uns contre les autres, où les dizaines de sièges côte à côte, sont autant de pierres tombales ? Il ne le semble pas vraiment, car avec ces photographies nous disposons de visions réelles et non symboliques. À travers le rassemblement des livres (traces écrites de l’histoire) et des sièges (mémoire du corps humain), nous visionnons des séries d’objets qui donnent à penser.

Georges Sebbag

Références

« Intérieurs métaphysiques », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 347, juillet-août 2003.

Actualites-Candida Hofer
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