Imagination glacée

Gilles Deleuze a non seulement caressé un projet téméraire (présenter la substance d’une œuvre romanesque, celle de Masoch), mais du même coup a posé une main philosophique sur la perversion masochiste. Il a dégagé avec autorité et finesse les diverses composantes de la constellation masochiste. Le masochisme n’est pas pensable sans Masoch, un tel postulat embrasse les destinées d’une littérature et l’actualité d’une perversion. Mais avant de caresser ou de penser, on affronte le legs sado-masochiste. Avant Deleuze, on parlait beaucoup de sado-masochisme; c’est dire qu’on s’aventurait sous une pluie de préjugés, sous une rafale de mauvais plis, épousés par Freud lui-même. On unissait Sade et Masoch, on ligotait le masochisme avec les ficelles du sadisme. Or l’entité sado-masochiste n’existe pas; il n’y a pas de complémentarité sado-masochiste. Le sadique et le masochiste ont suffisamment à faire dans leur monde; à chacun son univers ! Devant la grossièreté sado-masochiste, Deleuze use de nuances différentielles : le couple sado-masochiste capturé nous est livré débarrassé de ses chaînes. Comme le paysage était envahi par des raisonneurs sadiques, la maîtrise deleuzienne – indiscutablement sadique – disperse dans le ciel les copeaux d’une raison qui prétend régir les domaines et les ressorts de l’imagination. Car Deleuze découvre d’un côté la pensée du sadique et de l’autre l’imagination du masochiste.

Tout s’est passé comme si on avait vénéré le sadisme, eu honte du masochisme. Mais l’omnipotence sadique n’explique pas la ruine masochiste. De plus le malheur du masochisme n’a pas fait le bonheur du sadisme. Il faut alors sortir du cercle de la juste injustice, il faut du nouveau, il faut philosopher. Masoch lu par Deleuze opère cette révolution. Peu importent maintenant l’histoire tortueuse du sadisme et du masochisme, les hésitations et les magnifiques interprétations de Freud puisque nous nous laissons porter vers l’intelligible, vers la critique à coups de fouet et de marteau que Deleuze nous offre, clairement et distinctement.

Le masochiste ressemble à un tableau suspendu à un mur, le sadique à un film qui se déroule sur un écran. Avec Masoch tout est suspendu, figé, immobilisé alors que Sade accélère, condense et nie. Sade démontre et emploie la négation, Masoch dénie et suggère dans sa rêverie d’étranges atmosphères. Surtout, le masochiste vit en plein phantasme. Ainsi les trois femmes qui hantent Masoch nous conduisent au cœur des glaces. Masoch voit d’abord deux femmes, deux mères qui bordent le lit d’une troisième. Ces deux femmes, deux mauvaises mères en vérité, ont pour elles néanmoins la sensualité, la chaleur et le désordre ; mais elles sont séparées dans le temps. La primitive est utérine, la finale œdipienne. La première, l’hétaïre se perd dans la nuit des temps ; la dernière, l’amante sadique survient au dernier moment, quand le masochiste n’est plus masochiste. Masoch aperçoit ensuite l’idéal de femme : une bonne mère, une mère maternelle et sentimentale, une mère orale, la mère des steppes glacées. La glace masochiste est autrement froide, sévère ou cruelle que l’apathie du sadique. Au sein du phantasme masochiste on ressent les glaces de la froideur. Une catastrophe glaciaire recouvre la sensualité de la mère hétaïrique, fait rayonner la sévérité de la mère orale. La steppe masochiste ensevelit le monde grec de la sensualité, repousse le monde moderne du sadisme. La steppe s’étend à perte de vue comme un océan glacé, comme le miroir étincelant d’une mère.

Peinture-collage avec dédicace de Philippe Collage, 1968

Le phantasme des trois mères exclut le père. Deleuze montre qu’on déprécie souvent l’image de la mère. Il accorde que dans le sadisme il y a un double mouvement ; le sadique nie activement la mère et enfle démesurément l’image du père qu’il place au-dessus des lois. Mais dans le masochisme c’est au père d’être humilié. On mélange souvent le père, la mère et l’enfant quand une question comme celle-ci est posée : qui bat, qui est battu lorsque la femme bourreau, la Vénus à la fourrure lève la délicieuse cravache au-dessus de Masoch ? Ce n’est pas un enfant qui est battu, comme dirait Freud ; ce n’est pas le père qui bat, c’est le père qui est battu. Puisque les images du père et de la mère sont distribuées différemment dans le sadisme et dans le masochisme, on comprend une fois de plus le danger de la fiction sado-masochiste. Deleuze sépare les combattants et réfute les incroyables arbitres qui ont fabriqué le duel sado-masochiste. Le sado-masochisme ne tient pas debout, si son fantôme se manifeste c’est pour enterrer l’image de la mère. Deleuze lutte contre une ombre bicéphale. À force de distinction, les deux têtes sont écartées, les corps sadique et masochiste renaissent. Donc, la tradition, même psychanalytique, s’est trompée sur le père et la mère. Parmi les autres confusions il faut évoquer celle qui se rapporte à la prostitution. On sait pourtant que Sade institue la prostitution de la femme pour détruire la mère œdipienne et par la même occasion transforme la fille en complice ; on sait que chez Masoch par contre la femme n’est prostituée qu’en tant que mère orale, honnête et brave. En matière de prostitution on doit nécessairement distinguer l’institution objective du sadique et le contrat privé du masochiste. En effet le masochiste se sert du contrat, établi avec la femme bourreau, pour protéger son monde phantasmatique et symbolique. On peut résumer ainsi les rapports du sadique, du masochiste avec les figures parentales et avec la loi : négation active de la mère, inflation du père, mis au-dessus des lois ; dénégation positive, idéale et magnifiante de la mère, identifiée à la loi, et dénégation annulante du père, expulsé de l’ordre symbolique.

La dénégation, le suspens, le phantasme composent le masochisme ; l’attente et le fétichisme complètent le tableau. L’expérience de l’attente et du suspens participe de la croyance à l’art. Toujours, l’apprentissage du masochisme se fait sur des œuvres d’art, attendues, suspendues dans le vide de l’imagination tandis qu’au loin le cinéma sadiste se déroule, sa sensualité en mouvement ne s’interrompant pas, ne se figeant pas. L’histoire masochiste amorcée ne correspond absolument pas aux clichés matériels ou moraux de plaisir-douleur, d’humiliation, de châtiment, de culpabilité. Le masochisme devient un théâtre ayant ses formes dramatiques propres, seule une psychanalyse formelle lui convient. Ainsi se définit peu à peu la méthode de Deleuze.

Vient le moment du rire ; penser la loi c’est rire. Et Deleuze indique comment on a bien ri depuis Platon jusqu’à Freud, en passant par Kant. Sade et Masoch contestent la loi et rient ; rire à la manière sadique c’est avoir de l’ironie, rire à la manière masochiste c’est avoir de l’humour. L’humour du contrat masochiste mène au-delà de toute espérance ; il mène le masochiste dans une nouvelle vie ; avec la femme bourreau, obligée par le contrat, le masochiste fait peau neuve ; il assiste à une parthénogenèse, il renaît. L’ironie sadique est l’exercice d’un surmoi dévorant, l’art de l’expulsion du moi. L’humour masochiste est le triomphe du moi contre le surmoi. Freud est renversé, malmené. Comment rire à présent ? À propos de l’ironie et de l’humour Deleuze remet à leur place le moi et le surmoi : le sadique est un monstre réduit à un surmoi, il n’a de moi que celui de ses victimes. Le masochiste a un moi qui triomphe et un surmoi mort. Est-ce que la perversion a perverti ceux qui dans le passé en ont parlé ? N’est-elle pas plus inquiétante et universelle depuis que Deleuze a révélé que l’ironie sadique se doublait d’un humour masochiste, froid et indifférent ? Froide pensée sadique, imagination glacée masochiste, nous ne pouvons que répéter Deleuze, en le condensant, en le déformant. Sa Présentation de Sacher-Masoch nous apprend de belles et de grandes choses, d’autant plus que nous philosophons, comme cela se faisait à l’époque du trouble Socrate, comme font aujourd’hui ceux qui ont répondu à l’attente, au suspens de Nietzsche. La philosophie est faite pour faire trembler les idées reçues. Ici, la psychanalyse est ébranlée dans ce qu’elle a de plus conformiste.

L’histoire de la pensée et l’histoire de l’imagination, l’histoire des perversions sadique et masochiste nous offre avec Deleuze une de ses répétitions générales les plus vivantes.

Georges Sebbag

Références

« Imagination glacée », L’Archibras, n° 2, octobre 1967. 

Ce texte est une recension de Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Le Froid et le cruel, avec le texte intégral de La Vénus à la fourrure, traduit de l’allemand par Aude Willm, coll. Arguments, Les Éditions de Minuit, 1967.

Le peintre Philippe Collage a réalisé en 1968 une peinture-collage en référence à mon texte « Imagination glacée ». L’artiste a confié l’œuvre à Éric Losfeld, éditeur de L’Archibras, pour qu’il me la remette. Je ne connaissais pas Philippe Collage et je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion de le rencontrer.

La peinture-collage s’accompagne d’une dédicace de Philippe Collage, précédée d’un fragment de l’article :

« … les trois femmes qui hantent Masoch nous conduisent au cœur des glaces. Masoch voit d’abord deux femmes, deux mères qui bordent le lit d’une troisième… deux mauvaises mères en vérité… La primitive est utérine, la finale œdipienne. La première, l’hétaïre se perd dans la nuit des temps ; la dernière, l’amante sadique, survient au dernier moment, quand le masochiste n’est plus masochiste. Masoch aperçoit alors l’idéal de femme… » Georges Sebbag (étude de Masoch par Gilles Deleuze. Voir Archibras n° 2)

À Georges Sebbag à qui je dois cette rencontre avec autre chose de moi-même Philippe Collage 22 Octobre 1968