Chronique fulgurante et étrange, Retour
de Guyane démarre
sur le rappel historique d’une longue suite de carnages et de désastres, campe le décor halluciné
d’un pays foncièrement riche et honteusement misérable, fournit un bel échantillon d’absurdités en matière d’administration coloniale, énonce le paradoxe d’un territoire enclavé et pourtant attaché au continent américain comme aux cousins Antillais, à l’histoire de France comme à la terre
africaine, remet à sa place
le sujet éculé du
bagne, brosse le
tableau des trois
classes sociales,
celles du Petit bourgeois, du Jeune citadin et de l’Homme
rural, parvient au
reportage de haut vol en combinant
la chose vue, la
statistique pensée et l’entretien
parlant, met les pieds dans le plat du droit constitutionnel et de l’actualité politique, ne
ménage pas, sans jamais le nommer, Gaston Monnerville, le très parisien
maire de Cayenne,
député de Guyane, sous-secrétaire d’État aux Colonies, fait état des
positions de la « Jeune Garde », s’interroge
avec gravité sur l’assimilation et le projet de départementalisation,
jette les bases
d’une réflexion sur la négritude, et pour finir pariant avant
tout sur la réforme économique en appelle à une exploitation rationnelle des gisements aurifères.
Guyanais
en mission ethnographique en Guyane, ce qui est fort original pour l’époque, le jeune
Léon-Gontran Damas, il est né en 1912, adopte
un double regard, extérieur et intérieur. Il porte
à ce qu’il touche une attention de documentariste, presque d’entomologiste,
un peu à la manière
de Luis Buñuel filmant le village reculé de Las Hurdes. Mais
dans le même mouvement, tantôt sa subjectivité
s’exacerbe à propos
des questions
politiques où transparaît alors toute une veine satirique, tantôt sa sensibilité
native se recueille, s’intériorise, se contente de suggérer, quand
elle aborde un terrain incertain ou une région plus secrète. Parce qu’il réussit à tenir
le double point
de vue de
l’objectivité
et de la subjectivité, de l’expérience
et de la poésie, Damas nous livre un témoignage qui perdure et pas uniquement le feu de paille d’un pamphlet, comme voulurent s’en persuader les
administrateurs de Guyane qui achetèrent et brûlèrent une partie de
l’édition.
De cette synthèse étonnante et vivante, on peut tirer d’innombrables pépites. Ainsi on a des aperçus sur les tribus indiennes et les noirs bosch, ces groupes réfractaires s’enfonçant périodiquement dans les forêts, empruntant les voies fluviales, pour fuir l’esclavage ou la colonisation. Signalons un intérêt du même ordre chez le poète surréaliste Benjamin Péret qui en 1956 fera paraître une étude sur le « marronnage » au Brésil : au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, environ 20 000 esclaves noirs fugitifs
survécurent sur le vaste territoire de Palmares, regroupés dans des dizaines de petites communautés villageoises, où ils résistèrent jusqu’en 1694 aux expéditions punitives hollandaises et portugaises. Mais pourquoi Damas remonte-t-il le cours de l’histoire de la Guyane ? Il est animé par une volonté de savoir et de répandre ce savoir, car il était urgent de dispenser
dans les écoles un enseignement authentique sur le passé et le présent
de la région.
Le poète guyanais engage une réflexion lucide et pragmatique sur l’école. Il observe que la classe aisée monopolise l’enseignement secondaire, dont la population rurale est exclue. Il remarque que les futurs diplômés, fabriqués dans un même moule, seront neuf fois sur dix des bien-pensants. Surtout, il constate l’absence criante d’enseignement professionnel et d’instruction agricole, et le déplore avec gravité. Retour de Guyane n’a rien d’un brûlot partisan à la mode marxiste. Damas ne cache pas sa sympathie pour les ruraux de l’arrière-pays, que la petite bourgeoisie citadine regarde avec dédain, au point de leur préférer la compagnie des forçats. On le voit, l’essayiste accorde plus de crédit à la formation technique qu’à un bréviaire idéologique. Le souci de la vie quotidienne va de pair avec celui de l’homme ordinaire. D’un côté, Damas jubile devant le tracé initial de la ville de Cayenne, avec ses belles artères adaptées au vent du large, avec sa place des Palmistes, « une place unique au monde ». Mais voilà, les bâtisses sont quelconques, la voirie est négligée, le boulevard Jubelin et les chaussées Laussat deviennent impraticables. Il n’y a pour ainsi dire ni assainissement ni collecte d’ordures. Pendant ce temps, le poète rêve d’une ville coquette ouverte à la modernité.
Il ne faut pas cacher plus longtemps que Retour de Guyane (1938) s’inscrit dans la lignée de Voyage au Congo (1927), Le Retour du Tchad (1928), Retour de l’U.R.S.S. (1936) et Retouches à mon « Retour de l’U.R.S.S. » (1937). En effet, Léon-Gontran Damas a pour guide l’écrivain-voyageur André Gide, dont les observations et enquêtes sur le terrain firent scandale en jetant une lumière crue sur l’imposition du travail et diverses exactions en terre coloniale. Plus surprenant encore, l’illustre André Gide, le compagnon de route promené en grande pompe, loin de se plier à son rôle de sténographe stalinien, résolut de passer outre la mascarade ambiante et, à son retour, finit par dévoiler l’état de délabrement de l’économie soviétique, la misère ouvrière et paysanne, l’implacable terreur idéologique.
Mais si Gide voyageait en U.R.S.S. et au cœur de l’Afrique comme ambassadeur de la littérature ou de la culture, il n’en est pas de même pour Damas, qui ne s’autorise que de lui-même. Cependant, ils prônent l’un et l’autre une liberté de l’esprit et un esprit de vérité. Ils n’hésitent pas à défier l’arbitraire et à renverser la force du préjugé. Ils entendent expliquer et élucider. Il faut d’ailleurs rapprocher Gide et Damas de trois autres témoins impartiaux, tous trois combattants de la guerre d’Espagne qui échappèrent de peu à la répression communiste. En 1937, deux étoiles filantes du surréalisme, l’Anglaise Mary Low et le Cubain Juan Breá, publièrent à Londres, Red Spanish Notebook, ouvrage à deux voix remarquablement concis. L’année suivante, George Orwell fera paraître Homage to Catalonia, où le souci de vérité l’emporte sur toute autre considération.
Il y a un petit fait rapporté dans Voyage au Congo, qui n’a pas dû échapper à Damas. Le 8 octobre 1925, Gide rencontre le chef de la circonscription du Bas-M’Bomou, Félix Éboué, « originaire de la Guyane », « homme remarquable et fort sympathique ». Le voyageur note dans une parenthèse que l’administrateur est 1’« auteur d’une petite grammaire sango » qu’il étudie justement depuis une semaine. Félix Éboué relatera la visite dans une lettre à René Maran : « A. Gide a été mon hôte quelques jours. Que vient-il faire en Oubangui ? Il doit envoyer des articles au Temps, paraît-il. Il sortira probablement sur les coloniaux une de ces soties à la manière des Caves du Vatican. Je lui ai carrément dit que les Guyanais en général, et son hôte en particulier, n’avaient pas été précisément comblés d’aise par les goujateries imprimées d’Albert Londres et de Chadourne. » Cependant, Damas émettra un avis différent sur Albert Londres. Dans un passage polémique de Retour de Guyane, il associera son nom à l’idée de discernement.
Si on redonnait à l’Afrique sa double dimension réelle et imaginaire, ce que n’a pas manqué de faire Damas dans les premiers poèmes de Pigments, deux titres s’imposeraient aussitôt : L’Afrique fantôme (1934) de Michel Leiris, que Damas a d’ailleurs côtoyé au musée du Trocadéro, et Impressions d’Afrique (1910) de Raymond Roussel. Il se trouve que la vocation d’ethnographe de Leiris remonte à la représentation d’Impressions d’Afrique au théâtre Antoine en 1912, représentation qui a aussi galvanisé Marcel Duchamp. Les liens tissés entre Leiris et Roussel étaient tels que, le 10 février 1931, l’apprenti ethnographe pouvait écrire à son aîné en poésie qui venait d’accorder un « don magnifique» à la Mission Dakar-Djibouti : « Je vois dans votre participation à cette œuvre une sorte de merveilleux symbole, signe de l’alliance de l’esprit positif et de l’imagination, de l’ethnographie et de la poésie… » Mais l’imagination de Roussel n’avait pas seulement hanté les rivages de l’Afrique, elle s’était aussi transportée en Amérique.
Le 2 février 1926, fut représentée pour la première fois au théâtre de la Porte-Saint-Martin La Poussière de Soleils, pièce censée se passer « de nos jours, en Guyane française. »
La pièce qui se déroule à Sinnamary, dans un cadre marin tropical plutôt teinté de Bretagne, se résume à un héritage tournant au jeu de piste, avec des « personnages ricochant de signe en signe à la poursuite d’un fabuleux trésor », comme l’écrivit Leiris à Roussel. Des personnages de pure convention y croisent des êtres d’exception, monstrueux ou marginaux : Buluxir, une naine métis de cent six ans, Ignacette, une bergère albinos, Saenca, l’ibérienne devancière de Christophe Colomb, Cournaleux, au physique repoussant, le Minus habens, un demeuré surdoué, Angelicus, le petit sauvage malicieux torturé par l’idée de salut, sans oublier Firmin Vargel et Sam Yénor, deux frères utérins, l’un blanc, l’autre noir, à l’origine d’une ligue combattante « négrophile », dont le but est de « venger ces vexations, brimades, voire attentats – honteux vestiges du temps de l’esclavage – qu’ont encore journellement à subir les nègres d’Amérique. » Le théâtre de Roussel ne prétend pas, hormis une vague couleur locale, dépeindre la Guyane. Pourtant, le choix du lieu est moins gratuit qu’il n’y paraît. La Guyane aux eaux mêlées, aux sangs métissés, aux civilisations enchevêtrées, n’était-elle pas un terrain idéal pour une chasse au trésor féerique, doublée d’une recherche généalogique abracadabrante ? S’il y a chez Roussel une imagination pure transfigurant la Guyane ou l’Afrique, s’il y a chez le voyageur Gide une traversée des apparences du Congo, du Tchad et de l’U.R.S.S., s’il y a chez l’ethnographe Leiris une réelle participation à diverses formes de possession de l’Afrique fantôme, il y a chez le jeune Damas une lucidité gidienne dans le déchiffrement des institutions coloniales, une subjectivité leirisienne dans la description du tempérament guyanais (résigné et violent, rancunier et railleur), une curiosité roussellienne dans sa façon de détecter le trait typique et populaire (le bal à la clarinette, la séance de cinéma) mais aussi une vision proprement damasienne récusant l’assimilation des Guyanais à la culture coloniale et annonçant l’éveil d’une négritude guyanaise, antillaise, caribéenne, nord-américaine, et bien entendu, africaine.
Damas a fréquenté les Antillais de La Revue du Monde noir et ceux de la revue surréaliste Légitime défense. Son recueil Pigments paru en 1937 chez GLM. est préfacé par Robert Desnos. Il n’est pas surprenant qu’en 1938 Retour de Guyane soit publié par José Corti, le diffuseur des Éditions Surréalistes, qui justement en 1938 commence à lancer ses propres éditions. Cette même année la Librairie José Corti publie Déraisons d’être du surréaliste égyptien Georges Henein et le premier ouvrage de Julien Gracq Au Château d’Argol.
C’est très exactement entre les récits de voyage d’André Gide et Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire paru en 1939, que prend place le perspicace et impertinent Retour de Guyane de Léon-Gontran Damas.
Georges Sebbag
Références
« Flash black sur la Guyane des années trente », préface à la réédition de Retour de Guyane de Léon-Gontran Damas, coll. Cahiers de Gradhiva, Jean-Michel Place, 2003.